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Cet article explore le leadership forestier de l’Union européenne (UE) dans le cadre d’institutions environnementales internationales. Les forêts sont le sujet d’un intérêt croissant sur la scène internationale. Elles ont longtemps été discutées dans des arènes de négociations aussi sectorielles (comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [FAO], ou l’Organisation internationale pour les bois tropicaux [OIBT]) que méconnues (le Forum des Nations unies pour les forêts [FNUF] ou Forest Europe [FE]). Les forêts ont entre autres été intégrées dans des arènes de négociations internationales dont le coeur n’est pas forestier mais environnemental. C’est le cas de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC).

Les enjeux forestiers et environnementaux sont entremêlés. L’industrie du bois a un rôle environnemental à jouer, par exemple en fournissant des substituts aux matériaux de construction à forte teneur en carbone comme le béton, ou la pulpe de bois qui remplacerait le plastique des emballages traditionnels issus du pétrole (Verkerk et al. 2022 : 36). Sans cela, impossible de décarboner l’industrie et de limiter les changements climatiques (Bulkeley et al. 2022). Une gestion active et durable des forêts accroît par ailleurs leur résilience sur le long terme (Verkerk et al. 2022 : 33-35). Les services écosystémiques délivrés par les forêts (la rétention d’eau dans le sol, l’offre d’un habitat propice à la préservation et au développement de la biodiversité) sont aussi indispensables à la protection de l’environnement. Les forêts sont donc multiples et servent de nombreuses causes.

Les enjeux forestiers sont soumis à des forces d’origines diverses. Les acteurs, publics et privés, sont des moteurs dans la politique des forêts, qu’elles soient congruentes, complémentaires ou divergentes. L’opinion publique s’est aussi invitée dans la danse. La lutte contre la déforestation, initiée par des mouvements environnementalistes (notamment « Debt-for-Nature » ou encore « Earth rape ») (Smouts 2003 : 47 ; I3), s’est muée en un réel intérêt sociétal pour la préservation des forêts (Tindall 2003). Les forêts se retrouvent personnifiées : une fonction organique vitale de « poumon de la planète » leur est attribuée. Dans le même temps, les acteurs non occidentaux ne voient pas nécessairement le même potentiel dans les forêts (Montouroy 2014). Quand l’UE restreint la récolte de la biomasse des forêts pour décarboner le secteur de l’énergie, d’autres brulent directement du bois récolté comme seule source d’énergie. Manger et se chauffer prennent le pas sur la gestion à long terme des forêts de ces derniers. De la même manière, imposer des critères de durabilité aux bois produits hors de ses frontières et consommés dans l’UE est considéré comme une voie efficace et efficiente pour limiter le phénomène de déforestation importée. Mais les pays exportateurs de bois n’ont pas d’incitants directs à gérer leurs forêts de manière durable. Les négociations internationales sur les forêts sont donc à plusieurs vitesses, entremêlant une césure Nord-Sud (avec par exemple d’une part l’UE et ses alliés principalement (mais pas uniquement) occidentaux, et de l’autre le G77 + Chine) avec une opposition des territoires boisés (comme le Canada, les États-Unis, le Brésil, l’Indonésie) et peu boisés (comme l’UE, le Burundi et le Chili).

Cette multiplicité d’utilisations des forêts, d’institutions et d’acteurs (Montouroy 2014) incarne le caractère fragmenté du régime international des forêts (Rodríguez Fernández-Blanco et al. 2019). Chaque arène de négociation a une focale différente, parfois elles se chevauchent (Johnson et Urpelainen 2012), parfois s’ignorent, et parfois sont en tension (Montouroy 2014). Les points d’entrée dans le régime international des forêts sont donc multiples, posant la question de la congruence entre différents enjeux forestiers et différents acteurs présents sur la scène internationale. Le lieu de négociation d’un sujet détermine la manière dont le sujet est traité (Van de Graaf 2013 : 66) et dans le cas des forêts l’imbrication d’enjeux environnementaux et non environnementaux, incarnés par des acteurs tantôt du Nord, tantôt du Sud, tantôt fortement boisés, tantôt peu, a bloqué les rouages du multilatéralisme (Humphreys 2005).

La perspective européenne est riche pour étudier la problématique du multilatéralisme dans le domaine des forêts. L’UE est souvent qualifiée de leader environnemental (Liefferink et Wurzel 2016), tant pour ses politiques intérieures qu’extérieures. Elle est aussi omniprésente sur la scène internationale, en tant qu’UE et via ses États membres. L’UE peut donc être déterminante dans la manière dont les forêts sont cadrées au niveau international. C’est d’autant plus vrai que l’UE n’a pas de compétence forestière. Elle s’appuie sur des compétences qui lui sont attribuées (comme l’environnement, le commerce, l’agriculture ou l’énergie) pour déterminer son action extérieure en matière de forêts. Couplés à la multiplicité de locus politiques du régime international des forêts, les points d’entrée de l’UE y sont démultipliés. Du fait du leadership de l’UE, cet article analyse les actions de l’UE dans la composante forêts de trois institutions internationales incarnant le régime environnemental : la CCNUCC, la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (CLD) et la Convention sur la diversité biologique (CDB). Ces institutions sont considérées comme environnementales parce qu’elles mettent en valeur les services écosystémiques des forêts (respectivement : levier de régulation du climat, enrichissement des sols et de leur fonctionnalité, et écrin pour la biodiversité). Les autres institutions forestières ne mettent pas l’accent sur les services écosystémiques, et sont donc considérées comme non environnementales. L’analyse est qualitative. Dix-sept entretiens semi-directifs réalisés entre 2015 et 2021 sont la source principale des données. Ces arènes constituent des cas d’étude dans lesquels l’UE est investie de 1992 à 2019.

L’article dresse dans un premier temps un tableau du régime international des forêts, en l’articulant autour du concept de fragmentation (I). Les problématiques analysées dans cet article y sont exposées (A), particulièrement en ce qui concerne l’UE (B) ; la section suivante (C) explique la méthode de collecte et d’analyse des données. La deuxième partie est empirique, présentant un compte rendu diachronique des trois cas (II). En se basant sur les données présentées dans ces trames narratives, la suite fait l’interprétation des deux paramètres du leadership environnemental européen (l’ambition de ses positions et sa capacité de créer des coalitions autour de celles-ci) (III). Ensuite est discutée la manière dont l’UE est investie dans ces arènes multilatérales, incluant les répercussions sur la politique internationale des forêts (IV). Enfin, la conclusion met les résultats de l’étude en perspective avec la littérature existante et propose des pistes pour des recherches futures.

L’analyse montre que l’UE ne peut pas être qualifiée de leader forestier dans les institutions internationales environnementales, ce qui contraste avec son « statut » environnemental à l’international. Cela indique que le leadership de l’UE ne se diffuse pas d’un régime à l’autre, même sur leurs zones de chevauchement. L’article présente aussi, indirectement, un état des lieux des différentes institutions internationales environnementales dans leur composante forêt, et développe les enjeux liés aux forêts et leur traitement au niveau international.

I – UE, forêts et multilatéralisme

A – Les forêts, à la confluence de régimes internationaux

Les institutions internationales à l’intersection des régimes internationaux des forêts et de l’environnement sont le domaine empirique de cette étude. La politique internationale des forêts est en effet au carrefour de régimes qui ont une autre focale que les forêts (Fernández-Blanco et al. 2019), comme le régime environnemental. Le sujet forêt peut dès lors être abordé via différentes perspectives sectorielles, incarnant différents enjeux. Cela d’autant plus qu’il n’existe pas de convention sur les forêts, intégrant et chapeautant les institutions qui s’en préoccupent. Une multiplicité de secteurs, d’institutions et d’acteurs se mobilisent autour de ce sujet, faisant du régime des forêts un complexe de régimes (Zelli et van Asselt 2013 ; Orsini et al. 2013 : 29). Ces régimes élémentaires cogouvernent les forêts de manière non hiérarchisée, soumis à et créant des dynamiques verticales et horizontales couplées de façon souple.

La fragmentation du régime des forêts est directement liée à la nature multifonctionnelle de celles-ci (Orsini et al. 2013). Un seul traité ou une seule institution ne peut pas encapsuler les nombreux enjeux forestiers. Une gouvernance fragmentée émerge (Biermann et al. 2009), par rapprochements entre blocs parfois difficilement compatibles. Par exemple, la gestion de biens communs comme la qualité de l’air et de biens privés comme la production de bois sont inextricables. Le régime des forêts est ainsi décrit comme une mosaïque d’institutions internationales qui se chevauchent (McDermott et al. 2010 ; Rosendal 2001), sans cadre multilatéral les orchestrant, et sans réelle clarté concernant l’institution qui serait responsable de tel ou tel aspect (Humphreys 2006). Le régime des forêts est composé entre autres de la CCNUCC, de la CLD, de la CDB, mais aussi du FNUF, de l’OIBT et de la FAO, aucune de ces institutions n’ayant de préséance sur l’autre.

Dans ce sens, la politique internationale des forêts est conduite dans un environnement particulier pour les acteurs internationaux, qui doivent façonner leur action extérieure par rapport à plusieurs institutions, démultipliant les points d’entrée du régime. Dans cette optique Asderaki (2019) explique que la nature fragmentée du régime international pour l’éducation supérieure a démultiplié les possibilités pour l’UE de mener une action extérieure, et pas seulement concernant l’éducation supérieure stricto sensu, déployant une série d’instruments économiques, culturels, ou géopolitiques dans ce régime. Par conséquent, la fragmentation d’un régime permet aux acteurs internationaux de s’engager en politique internationale via plusieurs voies, en prenant toutes les composantes élémentaires du régime comme potentialisantes. Les acteurs de la scène internationale, comme l’UE, s’engagent dans différentes stratégies d’action extérieure selon les enjeux qu’ils souhaitent appuyer ou affaiblir, et selon les institutions dans lesquelles ils ont du poids. La variabilité institutionnelle traduit différents jeux de pouvoirs entre leurs membres (Gehring et Faude 2014). L’UE étant à la fois défenseuse de la gestion durable des forêts et leader environnemental (Liefferink et Wurzel 2016), elle pourrait être moteur dans les institutions environnementales, y compris concernant leurs composantes forêt. C’est l’objet de cette étude.

B – Union européenne et politique forestière internationale

La particularité de l’UE en tant qu’acteur de la politique internationale sur les forêts découle du fait qu’elle n’a pas de compétence en matière de forêts. L’UE s’engage dans le régime international des forêts via des compétences autres qui sont strictement européennes ou partagées. Les points d’entrée pour les forêts sont multiples : environnement, climat, commerce, etc. (Wolfslehner et al. 2020), démultipliant ainsi les possibilités de politique extérieure.

L’UE peut s’engager sur la scène internationale malgré une absence de compétence explicitement attribuée. Certains rapportent que cette nature particulière limite les possibilités d’action extérieure de l’UE en matière de forêts (Winkel et Sotirov 2016) ; d’autres concluent que cette particularité européenne fait écho à la nature des régimes hautement fragmentés ce qui facilite la navigation dans ces derniers (Cremona 2020 ; Asderaki 2019). La question est cependant de savoir si le profil de l’UE dans un certain domaine est « exportable » dans un autre domaine quand les régimes s’entrecroisent. Le leadership environnemental de l’UE s’applique-t-il à la composante forêt de ces institutions? Les régimes entrecroisés permettent-ils d’avoir une incidence d’un régime international à l’autre? Par extension, dans quelle mesure les acteurs de la scène internationale peuvent compter sur leur statut dans une arène pour développer des stratégies dans d’autres arènes?

Le leadership environnemental de l’UE repose sur sa capacité à inciter les autres parties négociatrices à adopter une position donnée (Liefferink et Wurzel 2016 : 953). Le leadership européen est conceptualisé de manière duale : il s’agit, d’une part, de proposer et défendre des objectifs et solutions ambitieux, et, d’autre part, d’attirer des adeptes et créer des coalitions d’acteurs (Liefferink et Wurzel 2016). Ces deux conditions seront testées dans la deuxième partie de l’article. L’ambition, la première condition, fait référence à l’aspect pionnier d’une position défendue par un acteur. Cela étant, le caractère pionnier d’une position n’assure pas que les autres parties à la négociation vont la suivre. Pour assurer son leadership, l’UE doit pouvoir construire des coalitions, démontrant qu’elle n’est pas politiquement isolée (Helms 2012). L’isolement est la deuxième condition. Dans la mesure où l’UE est un leader environnemental sur ces deux dimensions, nous pouvons théoriquement supposer qu’elle l’est aussi sur les sujets strictement forestiers dans les mêmes institutions. La section suivante détaille la méthodologie liée à une telle recherche.

C – Une méthode d’analyse de l’Union européenne dans le régime environnemental

L’analyse opère un compte rendu diachronique des développements politiques de l’UE relativement aux forêts dans trois institutions internationales environnementales : la CCNUCC, la CLD et la CDB. Deux variables, l’ambition de l’UE et sa capacité à créer des coalitions (ou au contraire son isolement), sont analysées, afin de tester si elle est un leader forestier au sein des institutions environnementales.

L’étude couvre une période allant de 1992 à 2019. La Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, aussi appelée Sommet de Rio, en 1992, a mis les enjeux environnementaux au coeur de la politique internationale, marquant un changement de paradigme (Humphreys 2006 ; Eikermann 2015 : 90). Dans le contexte pré-Rio, les négociations internationales forestières concernaient principalement la régulation de l’exploitation matérielle des forêts tropicales (Eikermann 2015 : 34). Consécutivement à Rio, trois conventions environnementales sont adoptées : sur la biodiversité (CDB), le changement climatique (CCUNCC) et la désertification (CLD). Les forêts étaient aussi un sujet capital qui devait être traité dans le cadre des Nations Unies (Maguire 2013). Les négociateurs présents à Rio ne sont cependant pas parvenus à réconcilier en un cadre univoque les différentes fonctions et les enjeux liés aux forêts ; il en est résulté la mise sur pied d’une arène de discussion sur les forêts (le FNUF), mais pas d’une convention (Humphreys 2005). Depuis, les forêts sont discutées directement dans des institutions multilatérales consacrées au domaine forestier (comme le FNUF, l’OIBT ou FE), et indirectement dans des institutions à vocation différente, y compris l’environnement (comme la CCNUCC, la CDB et la CLD). L’UE est active dans toutes ces institutions.

En 2019, la Commission européenne a présenté son Pacte Vert, un ensemble d’initiatives politiques visant la neutralité carbone de l’UE. Les forêts sont au coeur de celui-ci, avec par exemple le développement de la Nouvelle Stratégie forestière pour 2030. Les forêts sont aussi au coeur du règlement sur l’utilisation des terres, de la foresterie et de l’agriculture, et de la directive sur les énergies renouvelables. Jusque-là, l’UE n’avait qu’indirectement abordé les questions forestières. Le Pacte Vert constitue donc un tournant de la politique forestière européenne. Nous pouvons présumer que la place des forêts dans la diplomatie environnementale européenne va être chamboulée par le Pacte Vert, en délimitant l’étude à la période qui le précède.

La position de l’UE est analysée dans trois institutions internationales au centre du régime international sur les forêts. Chacune correspond à une institution multilatérale environnementale avec une composante forestière explicite dans laquelle l’UE et ses États membres sont présents : la CCNUCC, la CLD et la CDB. Pour chaque institution, un cas correspondant à la position de l’UE sur le sujet spécifique des forêts sera présenté et mis en contexte par rapport aux autres négociateurs. Une attention particulière est donnée à la nature de la position de l’UE (son ambition et l’écho de cette position auprès d’autres négociateurs), pour évaluer à quel point elle correspond au caractère de leader attribué à l’UE dans les négociations environnementales.

Quatre types de sources ont généré les données utilisées dans cet article : des entretiens, des sources primaires venant de l’Union européenne et des institutions étudiées, de la littérature scientifique, et des sources « alternatives ». Explorer ces quatre types simultanément, en dialogue constant, est nécessaire pour la robustesse de l’analyse. Alors que certains cas sont l’objet d’une attention scientifique particulière (par exemple la CCNUCC), d’autres se font plus discrets dans la littérature. Identifier l’engagement de l’UE dans ces cas a nécessité la collecte de données originales.

Les entretiens ont joué un rôle prépondérant à cet égard, ajoutant une réelle profondeur aux données officielles. Premièrement, les entretiens sont des témoignages de première main d’évènements qui se sont déroulés dans les trois arènes de négociation, contrairement aux documents et positions officielles de l’UE. Ceux-ci ne fournissent pas de substance quant au déroulement des négociations. Par exemple, ils sont peu utiles quand il s’agit d’évaluer la capacité de générer du soutien de la part des conégociateurs. Deuxièmement, les entretiens génèrent de nouvelles données, augmentant la profondeur et la précision de ce que l’on peut comprendre via des positions officielles. Finalement, les entretiens mettent en lumière ce que pensent des groupes spécifiques d’individus et ce dont ils ont fait l’expérience. Le leadership est coconstruit. Le regard des acteurs européens et non européens est par conséquent fondamental pour le comprendre.

La recherche qualitative d’un petit nombre de cas nécessite une sélection non probabiliste de personnes interviewées (Saldana 2011 : 33-34) ; ces personnes ont été sélectionnées par une méthode d’échantillonnage stratégique (dans des sources primaires et secondaires) pour leur expertise : experts provenant des institutions européennes ; experts d’institutions et pays non européens ; « témoins » directs provenant d’ONG ou de centres de recherche. Par effet boule de neige, chaque personne rencontrée a référé une autre personne pour répondre à l’entretien jusqu’au point de saturation.

Les entretiens étaient semi-directifs. Les questions posées étaient tantôt ouvertes, tantôt fermées, et elles ont exploré l’ambition et l’isolement de l’UE et des autres parties. Les questions ouvertes sont la source principale de données. Ces questions étaient par exemple « Quels sont les intérêts forestiers de l’UE dans l’institution? Dans quelle mesure la perspective de l’UE est semblable à celle des autres parties? L’UE est-elle plus/moins ambitieuse que les autres parties? ». Quelques questions fermées ont, dans une moindre mesure, permis de collecter des données. Par exemple, les personnes interviewées ont dû placer la position relative de plusieurs acteurs sur un axe incarnant la condition « ambition ». Informatives, les réponses à ces questions fermées n’ont pas été très porteuses. Par souci de justesse et de nuance, les personnes interrogées n’ont pas su placer les parties aux négociations selon leurs positions respectives sur un axe unidimensionnel recouvrant une institution ou certaines phases de négociation.

L’étude se réfère aux entretiens de deux manières pour construire les trames narratives. Des citations sont directement issues des entretiens, et les entretiens sont aussi utilisés comme références plus générales (sans citation). Cinq raisons expliquent cette dernière pratique : (1) certains entretiens n’ont pas pu être enregistrés, rendant les citations impossibles ; (2) certains propos étaient trop normatifs et tranchés pour pouvoir être cités comme tels (ils sont paraphrasés) ; (3) certains entretiens ont pris la forme de listes factuelles ne justifiant pas des citations ; (4) un argumentaire cohérent pour l’article pouvait difficilement être issu d’une succession de citations de styles disparates ; et (5) certaines informations n’ont pas été présentées de manière explicite ou directe pendant les entretiens, nécessitant un travail d’interprétation (Vandamme 2021). La partie suivante présente les résultats de la recherche[1].

II – Les forêts, épines du régime international environnemental

A – Potentiel forestier encadré par des barrières politiques et techniques à la CCNUCC

Le nexus forêt-climat a principalement suivi trois axes dans le cadre de la CCNUCC : (i) l’utilisation des terres, le changement d’affectation des terres et la foresterie (UTCATF) dans le cadre du Protocole de Kyoto (PK) ; (ii) le mécanisme REDD+ (Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts et le rôle de la conservation, gestion durable des forêts et l’amélioration des stocks de carbone forestier dans les pays en développement) ; et (iii) l’Accord de Paris. Les trois voies ont été ouvertes afin d’atteindre les objectifs d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques de la CCNUCC par la gestion forestière, s’appuyant sur les services écosystémiques fournis par les forêts. Avant ces initiatives, le lien entre forêts et changements climatiques était uniquement implicite. Des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) (2000, 2006) sur l’UTCATF démontrent le potentiel des forêts pour contribuer à la réduction des émissions de CO2 anthropogénique. Partant, le rôle des forêts a été discuté, et parfois négocié, de manière systématique à la CCNUCC. Selon les estimations du GIEC, les forêts peuvent contribuer à capter jusqu’à 30 % du carbone au niveau global. Les difficultés techniques liées à la comptabilité carbone, sa mesure et son monitorage sont au coeur des négociations de la CCNUCC. Les questions de la permanence du carbone dans les forêts et les produits bois, tout aussi capitales pour la lutte contre les changements climatiques, étaient cependant peu saillantes dans ces trois axes.

L’inclusion du secteur UTCATF dans le PK était controversée. Les États-Unis, le Canada et l’Australie affirmaient qu’il ne serait pas complet sans l’inclusion de toutes les sources et les puits carbones, dont les forêts. A contrario, les pays du G77 et l’UE ont manifesté un scepticisme quant à la même proposition (Oberthür et Ott 1999 : 133 ; Haug et Gupta 2013 : 78) : elle risquerait d’empêcher la foresterie d’être un moteur du développement économique et de participer à la sécurité alimentaire (La Viña et al. 2016 : 24). L’UE a aussi argumenté que l’inclusion des forêts comme puits de carbone n’inciterait pas les parties au protocole à baisser leur production de CO2. Elle a par ailleurs invoqué la technicité de la comptabilité carbone (Fry 2002) qui ne permet pas de développer un cadre fiable et précis. Un chargé de politique de la Commission européenne ayant travaillé pour la CCNUCC et le GIEC explique : « the knowledge was so uncertain and the methodology and the data so immature that many countries were rightly afraid of surprises that [negotiators] agree on something and then find out it is absolutely not possible [to keep on with it] » (I2). In fine, le secteur UTCATF est inclus au PK : les forêts y sont décrites comme puits de carbone mais pas comme émettrices, laissant aussi de côté l’utilisation de la biomasse et de l’agroforesterie comme outils de lutte contre les changements climatiques. Le rôle du secteur UTCATF s’y retrouve limité au maximum (Haug et Gupta 2013 : 79).

L’Accord de Marrakech (2001) présente les détails de la mise en oeuvre du PK. Encore une fois, la question des forêts scinde les parties. Les pays en développement réaffirmèrent leur crainte que les pays du Nord limitent leur engagement à décarboner leurs société et économie en tablant sur la capacité d’absorption carbone des forêts boréales (I3). Le rôle des puits de carbone bloque les négociations, au nom de l’intégrité environnementale du PK (La Viña 2016 : 24 ; Bretherton et Vogler 2006 : 208). Il en ressort que les pays développés doivent rendre compte de leurs activités d’afforestation (établir un espace forestier dans une zone qui n’a jamais été boisée), de reforestation (planter des arbres dans une zone qui a été déboisée) et de déforestation. L’UE résiste à l’inclusion de toute autre activité que l’afforestation, la reforestation et la déforestation, telles que les activités de gestion des forêts et de revégétalisation (Yamin et Depledge 2004 : 127). À Durban (2011), les règles de mise en oeuvre du PK sont modifiées. La gestion forestière est incluse, tout comme d’autres activités de gestion des puits et émissions de carbone liées à la gestion de la terre (comme le drainage des environnements humides ou leur réhumidification, la gestion des terres arables, etc.) (Ellison et al. 2014 : 5-6), allant à l’encontre des préférences de l’UE.

Une logique semblable a animé les débats concernant la possibilité pour les pays développés de financer des projets de réduction d’émissions de CO2 dans les pays en développement, contre des crédits carbone. L’inclusion des forêts dans le mécanisme de développement propre (CDM, pour Clean Development Mechanism) a été l’objet d’une forte polarisation. L’UE et les pays du G77 + Chine étaient contre, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Finlande et la Nouvelle Zélande étaient pour (Haug et Gupta 2013 : 79-80). Marrakech a conclu que seules les pratiques d’afforestation et de reforestation étaient admissibles pour le CDM, alors qu’éviter ou réduire la déforestation et la dégradation des forêts ne l’était pas (Gupta et Ringius 2001 : 79).

Ces dernières activités sont reprises dans le REDD+, qui constitue le cadre dans lequel les pays en développement peuvent utiliser leurs forêts pour réduire les changements climatiques (Bretherton et Volger 2006 : 106). En 2005, sous l’égide du Costa Rica et de la Papouasie Nouvelle-Guinée, la coalition des pays tropicaux boisés a proposé de créer un mécanisme pour réduire les émissions provenant de la déforestation (CCNUCC 2005), par une approche contrôlant les forces du marché (Haug et Gupta 2013 : 80) : l’approche labélisée « Reducing Emissions from Deforestation » (RED). Dans cette discussion, la vision de l’UE était similaire à celle défendue pour les mesures contraignantes du PK, à cela près que dans le cas des pays en développement, des gardes fous, fixés à Cancún en 2016, concernant l’intégrité environnementale, la transparence de la gouvernance, les droits des personnes indigènes et les conséquences non désirées de l’approche devraient être établis (I4). En 2007, les pays du Sud décident d’étendre l’approche RED à la dégradation des forêts et à la gestion durable des forêts (le second « D » de « REDD »), contre l’avis de l’UE (I8). Des derniers éléments, d’intégration de la conservation et de la préservation des forêts étaient défendus par les pays d’Afrique centrale, et constituent le « + » de REDD+, toujours contre l’avis de l’UE (I8). Les forêts deviennent ainsi l’une des voies pour s’attaquer aux changements climatiques après 2012.

Malgré son aversion initiale à développer l’approche REDD+, l’UE s’y ouvre progressivement (Savaresi 2012 : 162), pour finalement devenir un acteur clé des négociations REDD+ (Potvin et Bovarnick 2008). L’UE reconnait qu’un cadre REDD+ efficace pourrait soutenir la lutte contre la déforestation dans certaines parties du monde (I3), ajoutant une valeur substantielle à la lutte contre les changements climatiques. C’était aussi une manière de mettre la pression sur des pays émetteurs de carbone qui n’étaient pas engagés sur la question des forêts, comme les États-Unis, la Chine, le Brésil et l’Inde (Potvin et Bovarnik 2008 : 265).

La comptabilité carbone de l’utilisation des terres est négociée à nouveau à Paris en 2015 (Rogelj et al. 2016 : 634). L’UE soutient que déterminer des règles applicables uniquement aux forêts serait contreproductif, alors qu’une comptabilité carbone pourrait être applicable tant aux forêts qu’à d’autres secteurs (comme l’utilisation des terres) (I5), rendant les émissions de carbone du secteur sol au sens large plus fiable (I6). L’UE est reconnue pour avoir tenté d’établir un dialogue avec le G77 pour l’utilisation des terres et l’agroforesterie (I7 ; I8), témoignant d’une certaine ouverture. Cette approche est partagée par les pays développés (I5). Dans ce contexte, les pays du G77 stipulent que seuls les pays développés devraient financer les mesures d’atténuation des changements climatiques (Dimitrov 2016 : 5).

B – Engagement timide des forêts à la CLD

Le lien entre les forêts et la désertification, définie comme la dégradation des sols dans les zones semi-arides, n’était pas évident pour la communauté internationale durant la période précédant Rio. Alors qu’elle commence à être comprise comme à la jonction de facteurs sociaux, économiques et environnementaux, la désertification fait l’objet d’une certaine confusion (Thomas et Middleton 1994 : 29). L’initiative pour négocier une convention sur la dégradation des sols est avancée par les pays en développement, sous l’égide africaine (Najam 2006 : 62-63), une des particularités de la convention. Au contraire, les pays développés considéraient la dégradation des sols comme un problème local, devant donc être résolu localement (Chasek et Corell 2002 : 289). Pour ces raisons, l’UE (Stringer 2008 : 2066) et les États-Unis (Najam 2006 : 69) montrent de la réticence à négocier la convention pour lutter contre la désertification. Reconnaissant que les causes et conséquences de la désertification sont non seulement étroitement liées aux phénomènes globaux tels que les changements climatiques et la perte de biodiversité, mais aussi intensifiées par ceux-ci, les pays développés soutiennent que la désertification pourrait être abordée via d’autres conventions, en particulier sur le climat et la biodiversité (Burns 1995 : 855). Dans la mesure où ces conventions sont dominées par les pays développés, y ancrer la désertification n’aurait pas bénéficié aux pays qui en sont affectés (International Institute for Sustainable Development 2005 : 19). L’UE a alors suggéré une issue à ces impasses, en acceptant de négocier une convention pour combattre la désertification, à condition que les pays en développement acceptent de négocier une convention sur les forêts (Davenport 2005 : 107).

La CLD, ratifiée en 1994, soutient que la désertification réduit la capacité productive du sol, dégrade la végétation qui s’y trouve, et en réduit drastiquement les services écosystémiques (CLD art.2 §1). Le développement durable des zones affectées par la désertification est au coeur de la convention. Alors que la désertification est démontrée comme aussi dévastatrice que les changements climatiques, la CLD est considérée comme la soeur pauvre des conventions de Rio (Eikermann 2015 : 127), mettant l’emphase sur les programmes de coopération au développement. Peu de résultats tangibles en ont découlé (I9), limitant le soutien européen à la convention (I10 ; I11). La principale limite de la convention était d’ordre financier : les fonds insuffisants semblaient utilisés de manière ineffective (I11), et son administration manquait vraisemblablement de transparence (I10 ; I11). L’engagement tiède des pays développés dans la CLD n’est pas passé inaperçu, comme en témoignent leurs fréquentes absences aux COP (Bauer 2006 : 82) lors desquelles ils étaient sous-représentés.

En 2012, l’adoption des Objectifs de développement durable donne un nouveau souffle à la CLD (I9 ; I11). Le soutien aux questions de développement et de protection du sol devient le coeur des programmes de la CLD. L’UE y contribue en concentrant son action sur la gestion des terres arides et l’afforestation (Chasek et Corell 2002 : 287) et sur la neutralité de la dégradation des terres (I10). Entre autres, l’UE développe l’initiative Front Local pour une Union Verte, soutenant la mise en oeuvre de la Grande Muraille Verte, un programme de plantage d’arbres pour faire reculer la désertification en gardant les sols actifs et fonctionnels.

Plus généralement, l’UE se coordonne avec le Groupe des États d’Europe occidentale et autres États (GEOA) une fois sur place pour les réunions de la convention (I9), plutôt que de construire de vraies coalitions qui auraient une existence sur le long terme. L’UE a également des échanges facilités avec les pays africains (I10 ; I12), du fait notamment des liens historiques qui unissent ces pays (I9).

C – Les forêts comme cadre pour la biodiversité à la CDB

La CDB reflète les préoccupations scientifiques (Brown 2001 : 897) et les mouvements sociaux (Smouts 2003 : 47) du début des années 1980, alors que le mot « diversité biologique » ne faisait pas encore partie du vocabulaire environnemental (Brown 2001 : 897). À l’époque, le développement d’un instrument légal pour la biodiversité mettait l’accent sur la conservation et l’utilisation durable des ressources biologiques, en insistant sur la nécessité de partager les coûts et les bénéfices relatifs à l’exploitation des ressources biologiques de manière équitable entre pays développés et en développement (ces derniers étant majoritairement détenteurs des richesses naturelles). Une première convention a été ébauchée en 1991. Le texte final de la CDB est adopté en 1992.

Les forêts sont les premiers réservoirs de biodiversité et devraient donc s’approcher du coeur de la CDB. Pourtant, la CDB n’a pas directement intégré les forêts dans son champ d’action : alors qu’elle est négociée, « forests were unmentionnable » (International Institute for Sustainable Development 1995 : 9), à cause d’une ingérence perçue, menant à sa non-inclusion explicite dans la convention (Tarasofsky 1999 : 6) lors de la première COP biodiversité en 1994, car le sujet était trop sensible pour être discuté. La CDB est cependant suffisamment générale dans ses principes (mentionnant par exemple les « écosystèmes terrestres ») pour pouvoir y inclure plusieurs sujets relatifs aux forêts : la CDB reconnait notamment la biodiversité des forêts qui inclut les arbres et tous les organismes vivants dépendant des forêts pour leur habitat.

Les pays développés souhaitaient, en tant que dépositaires majeurs de la biodiversité mondiale, que les forêts des pays en développement soient au coeur de la CDB. Sans le concours de ces forêts, la grande majorité de la biodiversité ne serait pas incluse dans la CDB. Les pays en développement souhaitaient par ailleurs que les pays développés, premiers utilisateurs de la biodiversité et de ses ressources génétiques, partagent les charges de la préservation de la biodiversité (Rosendal 2000 : 92). La distribution des coûts et bénéfices relatifs à la préservation et à l’utilisation de la biodiversité étaient au coeur des débats. La régulation des pratiques de foresterie également.

L’inclusion des forêts dans la CDB via les services écosystémiques a engendré un glissement dans le régime international des forêts. Le rôle de la CDB reste cependant limité (I14). Entre autres, les mesures restent volontaires et non contraignantes, et la terminologie généraliste. En 1998, le Programme de Travail sur la Biodiversité des Forêts ancre les forêts dans la CDB (Tarasofsky 1999 : 60). Les parties voulant inclure la gestion durable des forêts étaient la plupart des États membres de l’UE, le Canada, le Japon, la Russie, les États-Unis. La plupart des pays du Sud, l’Australie et la Chine étaient contre, craignant de voir la souveraineté de l’utilisation de leurs propres ressources naturelles bridée (I1 ; I13). « African countries were a bit in between » (I13), alors qu’eux-mêmes souhaitaient mettre en valeur la CLD. Depuis, l’UE bute régulièrement sur l’inclusion des forêts dans la CDB (I14 ; I13), soutenant le rôle central que doit jouer l’Organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques de la CDB. En réaction aux limites de la préservation de la biodiversité du cadre onusien mises en lumière lors de la COP10 (2010) (Savaresi 2017 : 211), la CDB adopte les objectifs d’Aichi, dont trois concernent la gestion durable des forêts (les objectifs 5, 7 et 15). L’UE, figure de proue des thématiques relatives à l’utilisation des terres et au climat, s’est régulièrement retrouvée freinée par d’autres parties, moins ambitieuses.

III – Le leadership européen, de l’environnement aux forêts ?

A – Une ambition modérée

Dans le cadre de la CCNUCC, l’UE persistait à retenir l’inclusion des forêts, témoignant d’un manque d’ambition de la part de l’UE d’y inclure les forêts. Malgré une faible volonté d’utiliser les terres pour atténuer les changements climatiques, les spécificités de la forêt en faisait une exception. En premier lieu, la réticence de l’UE concernait l’inclusion du secteur UTCATF dans le PK et REDD+ (Ellison et al. 2014 : 2) alors que l’UE résiste à l’inclusion des activités forestières autres que la déforestation, l’afforestation et la reforestation. L’argument était clair : aucun puits terrestre ne devait être encouragé, parce que de tels puits inciteraient les pays développés à ne pas limiter leur consommation d’énergie fossile (Boyd et al. 2008 : 101). De plus, l’inclusion du secteur UTCATF saperait l’intégrité environnementale du PK (La Viña et al. 2016 : 24).

Un argument semblable était mis en avant pour la contribution des pays en développement. L’UE a montré de l’aversion à l’inclusion de la préservation des forêts dans tout plan de commercialisation (dans REDD+). Inclure la préservation des forêts encouragerait les pays en développement à ne pas réduire leurs émissions, et leur donnerait des ressources pour ne pas déforester. L’UE était cependant plus ouverte à l’inclusion des forêts dans REDD+ (Savaresi 2012), spécifiquement pour remédier à la déforestation. Cela ne l’a pas empêchée de chercher à développer d’autres voies pour réduire la déforestation.

La position de l’UE était, par contre, moins conservatrice pour l’adoption de l’Accord de Paris. L’UE était ambitieuse concernant l’adoption d’objectifs à long terme, de responsabilité et surtout de mesures contraignantes (Oberthür et Groen 2018 : 716-717), et plus ouverte au nexus carbone-utilisation des terres (I7 ; I15 ; I16). Les sujets strictement liés aux forêts étaient néanmoins plus sensibles. L’UE a suggéré des précautions quant à la technicité du comptage carbone des forêts, ainsi que des inquiétudes éthiques concernant les potentiels dégâts involontaires causés aux populations indigènes qui dépendent des forêts.

Plus généralement, l’UE a eu recours à l’argument technique pour réduire autant que possible le secteur UTCATF : celui-ci est variable dans le temps (variations interannuelles des émissions et absorptions de carbone) et l’espace (les arbres feuillus absorbent plus que les résineux, posant des difficultés dans les forêts mixtes). C’est pour cela que « carbon accounting should be as restrictive as possible » (I3), et autant que possible soutenu par un processus développé scientifiquement selon l’UE. L’UE souhaitait ne pas créer de précédent pour les forêts, parce que cela renforçait davantage les particularités du secteur (I17 ; I6 ; I5). Certaines personnes interrogées pour cette recherche ont suggéré que ces raisons poussent l’UE à ne pas favoriser la négociation d’une composante forêt dans des arènes globales (I5 ; I15 ; I16).

À la CLD, l’UE a montré peu d’enthousiasme à l’idée de négocier une convention pour limiter la désertification, stipulant que la désertification émanait de facteurs nationaux liés à la gestion des terres (Stringer 2008 : 2066). L’unique motivation de l’UE a finalement reposé sur un compromis : négocier avec les pays africains une convention pour lutter contre la désertification, en échange d’une convention pour les forêts. L’ambition européenne quant à la CLD est donc limitée. À peu de choses près, la contribution de l’UE et de ses États-membres est strictement financière, se limitant à leur quotepart, et d’autant plus réduite que l’UE était en désaccord avec la gestion financière de la convention. Le support financier européen se canalise au travers de la mise en oeuvre de projets de coopération bilatéraux avec les parties de la CLD (notamment avec les anciennes colonies).

À la CDB, l’UE a soutenu vouloir promouvoir la gestion durable des forêts, mais l’a fait de manière vague et superficielle (I14 ; I13). L’UE n’a pas pris part aux discussions spécifiques aux forêts de la convention. La plupart des parties avaient des perspectives radicalement opposées à celles de l’UE, notamment les pays avec une couverture forestière importante. Sous l’égide brésilienne, l’Indonésie, la Chine et la Malaisie ont lutté contre l’inclusion des forêts dans la CDB (I1 ; I14 ; I13), « who were more reluctant in having international rules that kind of determine or what they perceive to impact on their national sovereignty over the use of their own natural resources, including their forests » (I13).

B – L’UE des coalitions

Ces positions européennes globalement conservatrices n’ont pas facilité la réalisation d’alliances durables avec des partenaires de négociation : l’UE est parvenue uniquement à créer des groupes de négociation ad hoc tantôt avec des pays développés, tantôt en développement.

À la CCNUCC, l’UE a principalement partagé les préférences politiques du Brésil, de l’Inde et de la Chine concernant l’exclusion des activités UTCATF de tout marché carbone (I8) ; du Brésil et des pays de la coalition pour les nations des forêts tropicales concernant le REDD+ ; des pays développés pour les règles de comptage carbone. Les préférences de l’UE ont clairement trouvé écho parmi les parties à la CCNUCC, mais uniquement de manière dispersée et décousue pour les trois axes de négociation, démontrant une incapacité à fédérer les négociateurs, et témoignant donc d’un manque de leadership sur ces questions.

L’UE a préféré ne pas s’avancer dans le comptage carbone sans un soutien scientifique et technologique plus sophistiqué, contredisant les autres parties qui étaient moins regardantes pour ces aspects techniques. Ces parties moins exigeantes n’avaient, pour certaines, pas les ressources pour s’engager vers un comptage plus élaboré. L’attention donnée par l’UE à la technique de comptage carbone a creusé l’écart avec les partenaires de négociation, l’isolant relativement.

À la CLD l’UE a entretenu des liens distendus avec les autres parties. Elle n’a pas réellement développé de coalitions avec les États partageant la même vision, principalement le groupe JUSCANZ (I9 ; I12). L’UE a mentionné une certaine coordination avec les États de ce groupe (Conseil de l’UE 2005 ; Conseil de l’UE 2006). Cependant, la pratique a révélé que la coordination avait lieu sur le coup de la négociation (par exemple pendant une COP) plutôt qu’en amont. L’UE partageait aussi les préférences de pays en développement, mais avec un degré limité. Les priorités du G77 + Chine d’accroitre les ressources financières de la CLD n’ont pas trouvé écho dans l’UE, qui s’est montrée sceptique quant à la gestion de la convention, et a préféré viser la neutralité de la dégradation des sols par des projets de coopération au développement. L’isolement de l’UE à la CLD émane donc de son implication passive dans la CLD.

L’UE était aussi isolée concernant son approche des forêts à la CDB. Même si la Norvège, les États-Unis, le Canada et la Suisse partageaient une perspective similaire, ils ne formaient pas une coalition systématique, leurs intérêts variant selon le sujet précis discuté (I14 ; I13), même si leurs perspectives respectives sur le lien entre les forêts et la biodiversité, et la manière de le cadrer, restaient semblables. L’UE rencontrait des difficultés à communiquer avec des États souhaitant l’exclusion stricte des forêts dans la CDB, comme le Brésil ou la Malaisie. L’UE n’est pas parvenue à « faire plier le Brésil » (I14). Cette terminologie martiale incarne l’agencement difficile entre l’UE d’une part et les pays en développement très boisés d’autre part. La construction de coalitions à la CDB était par ailleurs trop ad hoc pour pouvoir conclure que l’UE, plutôt isolée, avait de vrais alliés. Le poids numérique de l’UE dans la CDB n’avait donc pas beaucoup d’importance.

C – Mêmes indicateurs, réalités différentes

L’analyse montre que l’UE a un niveau d’ambition et d’isolement relativement comparables dans les trois arènes analysées : l’ambition de l’UE est modérée, et son isolement est ad hoc. Cependant, l’UE est investie différemment dans ces trois arènes. Cela pousse à affiner notre compréhension du (manque de) leadership de l’UE, et à voir comment cela se répercute sur la politique internationale des forêts.

Comparativement à certains pays du monde, l’UE est un territoire peu boisé et peu concerné par la déforestation. Cette caractéristique européenne joue un rôle décisif dans son manque de leadership à la CCNUCC et la CDB. Si l’UE a des ambitions politiques très claires, la plupart de ces approches n’ont pas ou peu d’implications sur son territoire. C’est par exemple le cas des ambitions de durabilité des forêts primaires. À la CDB, la plupart des discussions forestières concernaient les forêts primaires, or l’UE n’était « absolument pas concernée » (I14), car il n’y a presque pas de forêts primaires sur son territoire. Les parties de la CCNUCC et de la CDB ne manquent pas de souligner ce fait, décrédibilisant les ambitions forestières de l’UE, malgré son leadership établi en matière de changement climatique et de protection de la biodiversité. La situation à la CLD est quelque peu différente. Alors que la CLD pousse la reforestation, l’UE n’a n’a pas démontré d’intérêt pour la gestion de ces territoires. Cela est paradoxal quand on sait à quel point l’UE visait à préserver les forêts existantes. Aussi, son leadership forestier y semble plus important : en tant que bailleur de fonds et gestionnaire de projet de reforestation et d’afforestation, l’UE a un potentiel de leadership plus élevé, qui semble sous-exploité.

Pour l’UE, le contexte politique de chaque arène est difficilement comparable. Alors que l’UE se présente comme un moteur de la CCNUCC, elle reste prudente pour les forêts, notamment pour ne pas restreindre ses propres pratiques de production et de consommation. À la CDB, son objectif s’apparente plutôt à atteindre les pays hautement forestiers, afin de les convaincre d’adopter des pratiques de gestion durable des forêts. À la CLD, l’UE semble moins sur la défensive d’un point de vue politique.

Ce leadership limité dans un régime environnemental à géométrie variable d’une perspective européenne a des répercussions sur la manière dont les forêts sont politiquement abordées sur la scène internationale, et pour l’UE en tant qu’acteur forestier. D’une part, si un leader environnemental ne parvient pas à faire porter ses ambitions forestières dans les arènes de négociations qui sont au coeur du régime environnemental, il convient de se demander quel régime cadre les forêts et dans quel régime l’UE est un potentiel leader forestier. Dauvergne et Lister (2011) proposent une piste pour répondre à cette nouvelle question. L’auteur et l’autrice ont démontré que le commerce international du bois, dominé par la Chine, affaiblit le leadership européen. À la lumière des résultats de cet article, cela suggère que le leadership européen environnemental et commercial ne renforce par son leadership forestier, et que la politique forestière internationale n’est pas ambitieuse d’un point de vue environnemental, et suit des politiques orientées vers le marché du bois. D’autre part, ces résultats démontrent que le leadership européen n’est pas tout-puissant, et dépend fortement des ressources du continent, plus que de ses ressources, qu’elles soient financières, humaines ou cognitives. Cela pourrait redéfinir le profil international de l’UE.

Conclusion

Les forêts, multifonctionnelles, sont négociées dans des arènes de négociation multilatérales appartenant à plusieurs régimes. L’un de ceux-ci est environnemental, incarné dans cet article par la CCNUCC, la CLD et la CDB. La position de l’UE concernant la composante forestière d’institutions environnementales multilatérales pose question. En effet, le leadership européen dans le contexte de négociations environnementales a longtemps été avéré. Il s’agit dès lors de tester ce leadership européen dans la composante strictement forestière de ces institutions. En se basant sur des entretiens semi-directifs et la littérature, l’article présente un compte rendu diachronique de la position de l’UE dans trois arènes de négociations multilatérales (la CCNUCC, la CLD, et la CDB), entre 1992 et 2019. L’hypothèse selon laquelle l’UE est un leader environnemental, et donc par extension un leader forestier dans ces arènes environnementales, a été testée en caractérisant son ambition et son isolement.

La première condition analysée est l’ambition. L’ambition forestière de l’UE s’est montrée relativement faible dans les trois institutions. Dans les négociations climat, l’UE a fait preuve de précaution quant à l’inclusion des forêts dans la comptabilité carbone, notamment pour des questions liées à la technicité du comptage de l’absorption carbone par les arbres. Elle a ajouté que transformer les forêts en puits de carbone n’aiderait pas à éviter un développement économique à haute émission carbone dans les pays du Sud, et que l’intégration des forêts dans la comptabilité carbone doit être développé de manière prudente afin d’assurer l’intégrité environnementale de la lutte contre les changements climatiques. Concernant la désertification, l’UE a aidé à la mise en place de projets d’afforestation pour garder les sols fonctionnels, et ainsi endiguer, voire inverser, leur dégradation. Au-delà de cela, elle n’a pas joué de rôle moteur dans la CLD, activant plutôt le levier du donnant-donnant. À la CDB, le cadrage des forêts était controversé, principalement parce que les pays couverts de forêts primaires visés par la convention percevaient de l’ingérence sur la manière de gérer leurs ressources naturelles. L’UE a soutenu l’inclusion des forêts dans la convention, mais sans pousser au-delà de l’inventaire des espèces, traduisant une ambition limitée. En effet, les forêts visées par la convention sont principalement tropicales ou primaires. L’UE n’est donc pas directement concernée.

La deuxième condition analysée est la capacité de l’UE à générer du soutien de la part des autres négociateurs. Dans les trois cas étudiés, l’UE a créé des alliances, tant avec les pays développés que les pays en développement. Par exemple, elle partageait la même perspective que les pays développés dans les règles de comptage carbone, et avec le Brésil sur REDD+. Cependant, dans les trois cas, les alliances étaient ad hoc, décousues, et n’ont pas permis de créer de réelle coalition structurant les débats. L’UE était en définitive isolée, ce qui remettait en question son leadership.

Partant, deux conclusions, appartenant à différents pans de littérature, sont tirées. Premièrement, les résultats de cette recherche contrastent avec ceux des études de l’UE comme acteur environnemental. Dans le cas spécifique de la composante forêts des négociations dans lesquelles l’UE est considérée comme un leader environnemental, pour la période étudiée, l’UE ne peut pas être qualifiée de leader. L’article témoigne d’un manque relatif de diffusion du leadership entre sous-sujets des grandes négociations environnementales. L’UE ne bénéficie pas d’un statut de leader incontesté au sein des institutions du régime environnemental. Les possibilités de l’UE d’influencer les décisions prises dans ce cadre sont donc limitées.

Deuxièmement, l’article témoigne d’un certain cloisonnement de leadership entre les différents sujets traités dans une même arène de négociation qui appartient à deux régimes : alors que l’UE est souvent perçue comme un leader dans le régime environnemental, elle n’y est pas un leader forestier. Elle n’est donc pas un leader dans la zone d’intersection du régime forêt et du régime environnemental. Cela apporte une nouvelle clé de compréhension sur la manière dont un acteur international peut mettre en pratique des stratégies transversales au sein de régimes hautement fragmentés. En effet, l’article montre que le leadership dans un régime n’assure pas le leadership sur tous les sujets traités dans ce régime. Il n’y a pas de débordement de leadership d’un régime à l’autre via les zones de chevauchement.

Ces conclusions ouvrent de nouvelles pistes d’investigation. La première concerne l’UE en tant qu’acteur international. Étudier le leadership européen à l’intersection des régimes forêt et environnement depuis l’adoption du Pacte Vert pour l’Europe parait essentiel. Dans le cadre du Pacte Vert, l’UE a développé une réelle approche européenne pour les forêts. Elle prévoit aussi d’amender sa législation climatique (Règlement sur l’utilisation des terres et de la foresterie pour la période 2021-2030), énergétique (la directive sur les énergie renouvelables) et de la protection de la biodiversité (Stratégie en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030). Dans ce cadre, le cadrage des forêts au niveau européen est en train de glisser vers un cadrage plus environnemental. Il est dès lors question de réévaluer le leadership européen dans des arènes environnementales multilatérales.

La seconde voie d’investigation concerne les régimes internationaux fragmentés, et plus spécifiquement les zones de chevauchement de deux ou plusieurs régimes. L’article a montré qu’un même acteur ne peut pas être qualifié de la même manière selon la perspective adoptée : dans une zone de chevauchement, l’UE est un leader environnemental, mais pas un leader forestier. Cela remet en question la capacité des acteurs internationaux à conduire des stratégies à travers plusieurs régimes ainsi que l’effet d’entrainement d’un régime à l’autre.