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Les échanges Russie-Chine en matière d’hydrocarbures, relativement limités jusque-là, se sont fortement développés depuis la fin des années 2010 dans le sillage des recompositions des rapports d’économie politique internationale provoquées par la crise financière de 2007-2008 (voir Tableau 1)[1]. Ces échanges reposent sur un arbitrage efficience-sécurité centré sur la gestion des contradictions internes et externes posées par l’émergence de ces deux pays.

De fait, ils témoignent d’une insertion croissante de la Chine et de la Russie sur les marchés internationaux et reposent sur de fortes complémentarités économiques entre le plus important importateur mondial de pétrole, la Chine, et le deuxième exportateur mondial de pétrole et de gaz, la Russie. Simultanément, les enjeux de sécurité énergétique sont un paramètre central du développement de ces échanges, la Chine cherchant à diversifier ses fournisseurs ; la Russie, ses marchés d’exportation. Toutefois, les impératifs de développement et de croissance économiques, de compétitivité et de rentabilité n’en sont pas pour autant sacrifiés. La question de la rentabilité de ses exportations vers la Chine en comparaison de celles dirigées vers l’Union Européenne s’impose à la Russie (Zachmann 2019). Les prix des hydrocarbures sont, en effet, déterminants de ses équilibres budgétaires, de ses équilibres externes et de sa croissance économique. Les logiques économiques influent ainsi de manière croissante sur les stratégies de ses compagnies (Gazprom, Novatek, Rosneft, Lukoïl), qui visent à se constituer en acteurs globaux capables de concurrencer les principales compagnies pétrolières internationales. De son côté, la Chine, compte tenu de sa stratégie de croissance tirée par les exportations, est à la recherche de l’approvisionnement énergétique le moins coûteux afin de ne pas handicaper sa compétitivité à l’international.

Les modalités de l’interdépendance énergétique entre la Chine et la Russie sont-elles les prémices de nouvelles formes d’organisation des marchés internationaux d’hydrocarbures et, par conséquent, d’insertion des économies nationales sur ces marchés ? À ce titre, dessinent-elles une alternative au modèle de gouvernance des marchés internationaux d’hydrocarbures purement concurrentiel et multilatéral jusque-là prôné par les États-Unis, l’Union Européenne et les grandes organisations internationales ? Notre objet n’est pas d’étudier un hybride de la globalisation (Graaf et al. 2020). En effet, les arrangements institutionnels sont tous des hybrides, car il n’y a jamais eu de « moment zéro » ni de la gouvernance mondiale, ni de l’interdépendance économique ou énergétique internationale. Pas plus qu’il n’y ait eu de « modèle pur » ou « d’idéal-type » de gouvernance des hydrocarbures. Nous portons notre attention sur le processus d’hybridation des arrangements institutionnels. Par hybridation, nous qualifions, non pas un objet ou un état spécifique, mais le processus dynamique et conflictuel de développement institutionnel par coévolution des arrangements institutionnels existants et des comportements productifs et distributifs des acteurs publics et privés qui s’adaptent aux évolutions de leur environnement et aux incertitudes liées à l’incomplétude des arrangements institutionnels (Abbas et Locatelli 2020). Ce processus est profondément lié à la façon dont deux ou plusieurs espaces économiques différenciés et hiérarchisés régulent leur interdépendance et construisent l’arbitrage efficience-sécurité.

L’interdépendance énergétique renvoie à l’ensemble des interactions réelles, monétaires et institutionnelles relatives à la production-échange d’hydrocarbures entre deux économies politiques. L’intensification de l’interdépendance s’appuie sur et génère une hybridation des arrangements institutionnels. En ce sens, le développement des échanges énergétiques entre la Russie et la Chine est le catalyseur de l’hybridation des institutions de gouvernance énergétiques. Il y a hybridation dans le sens où un processus de recomposition, d’endossement et de contestation des arrangements institutionnels existants est à l’oeuvre, processus qui ne rompt pas avec les précédents arrangements institutionnels sans pour autant qu’il n’en soit une reproduction où seuls les intérêts et le nombre d’acteurs auraient évolué. L’hybridation est porteuse d’un nouvel arbitrage efficience-sécurité et, par conséquent, potentiellement d’un nouveau régime d’encadrement des relations énergétiques internationales.

En observant les effets des puissances émergentes (Russie et Chine) sur la gouvernance énergétique internationale, nous adoptons une approche dans laquelle les rapports de puissance sont le déterminant central des arrangements institutionnels, qu’il s’agisse de leur mise en place ou de leurs effets sur les stratégies des acteurs (Thelen 2003 ; Boyer 2015 ; Boyer et Saillard 2002). Dès lors, nous traitons les arrangements institutionnels comme des dispositifs de régulation des conflits distributifs associés au comportement stratégique d’acteurs aux capacités matérielles et institutionnelles différenciées, et ce, tant au niveau des cadres institutionnels qu’à celui de la manière dont ils les interprètent et les mettent en oeuvre. L’interdépendance ne suppose aucunement une symétrie des forces contractuelles des acteurs impliqués. Elle n’est pas exempte d’instrumentalisation pour motif de richesse ou de puissance par un ou plusieurs acteurs. C’est pourquoi nous nous éloignons des approches fonctionnelles des institutions qui expliquent leur émergence, leur persistance et leur transformation par leur capacité à réduire les coûts de transaction et à contrôler les comportements opportunistes dans une relation principal-agent ou dans un équilibre de jeu interactif avec l’hypothèse implicite que le cadre de gouvernance est inclusif et gagnant-gagnant soit en termes absolus ou relatifs (Kahler 2016).

Tableau 1

Russie-Chine : L’interdépendance énergétique en devenir

Russie-Chine : L’interdépendance énergétique en devenir
Source : Composition des auteurs.

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Le contexte étant posé, la première partie analyse les spécificités de l’hybridation institutionnelle alors que les interdépendances énergétiques internationales se transforment du fait du conflit en Ukraine. La deuxième partie aborde les fondements économiques de l’hybridation au travers de l’interdépendance énergétique. La troisième partie prolonge et élargit la réflexion sur l’hybridation en y intégrant les déterminants stratégiques, à savoir la reconsidération du nexus efficience-sécurité. La quatrième et dernière partie porte son attention sur les effets internationaux qu’entraîne l’hybridation des institutions de la gouvernance énergétique.

I – L’interdépendance énergétique, levier d’hybridation institutionnelle

L’émergence, depuis la crise financière globale de 2007-2008 de nouvelles puissances économiques contestant la position des capitalismes installés, a fortement impacté le cours de la gouvernance mondiale en attestent les inflexions qu’ont subies, par exemple, l’agenda de l’Organisation Mondiale du Commerce (omc), celui des négociations climatiques depuis la cop de Copenhague (décembre 2009) ou celui de la diplomatie économique (lancement d’accords commerciaux bilatéraux ou méga-régionaux et de nouvelles institutions internationales telle la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures) (Ikenberry et Wright 2008 ; Lipcsy 2016). Ces puissances émergentes ont également modifié les modalités d’organisation et de fonctionnement des secteurs manufacturiers les plus internationalisés (Drezner 2007 ; Dwivedi et al. 2018). Le secteur et les industries d’hydrocarbures n’y font pas exception (Ghoshray et Ordonez 2014).

Ces nouveaux équilibres de puissance et de richesse dans l’économie politique internationale atténuent, sans les effacer, les hiérarchies et les asymétries économiques internationales et contribuent, toutes choses étant égales par ailleurs, à la multipolarité économique. L’une des manifestations de cette multipolarité est l’hétérogénéité croissante des préférences nationales en matière de gouvernance dans une économie globale moins centrée sur les capitalismes installés. On admettra que « l’hétérogénéité des préférences pondérées par la puissance dans le nouveau système international s’est accrue au cours des deux dernières décennies » (Stephen 2017 : 484). Aussi l’interdépendance et les institutions qui en encadrent la forme et la substance sont-elles soumises, de façon plus prononcée qu’auparavant, à des logiques de puissance et paramétrées par l’antagonisme des intérêts (Drezner 2021).

L’émergence a contribué à recentrer les débats sur la primauté de la puissance et les enjeux de souveraineté, de sécurité et de gains relatifs. Ces problématiques sont au centre du renouvellement des approches de l’interdépendance économique internationale que constituent l’Open Economy Politics (oep), la New Interdependence Approach (nia) et la Weaponized Interdependence (wi)[2]. Notre réflexion s’inscrit dans le sillage de ce renouvellement analytique tout en s’en distinguant. Contrairement à l’Open Economy Politics (oep), nous considérons que la mondialisation n’est pas un choc exogène, mais un processus endogène aux stratégies de croissance et de développement des États. Ces dernières sont conçues dans une économie d’interdépendance et, simultanément, les États et les firmes insérés dans les réseaux de production et d’échange internationaux ont des stratégies vis-à-vis de leurs modalités d’interdépendance. C’est pourquoi, l’interdépendance – c’est-à-dire les interactions réelles et monétaires et les institutions qui la soutiennent – constitue l’unité d’analyse au-delà des seules propriétés d’un acteur particulier. Et, contrairement à la nia et à la wi, les changements institutionnels et les conflits dans l’établissement des régimes internationaux ne sont pas uniquement le produit de dilemmes de coordination ou d’échecs de coopération. Ils sont reliés aux stratégies de croissance des États, aux enjeux de gains relatifs qui accompagnent la dynamique globale du développement capitaliste et au cadre institutionnel qui les façonne.

En effet, l’analyse de l’hybridation, contrairement à la nia qui se concentre sur les acteurs non étatiques (Kahler 2016), fait des États les acteurs centraux des transactions et modes de gouvernance. Elle appelle donc une théorie de l’État, ce que la nia évacue (Hameiri 2020) en privilégiant une approche fonctionnelle des rapports économiques et politiques internationaux. Nous approchons l’État comme un acteur dont les intérêts et préférences résultent de compromis entre coalitions de forces sociopolitiques. La composition, les capacités et les rapports de forces entre ces dernières sont façonnées par l’économie politique au sens large. Ces coalitions – y compris au sein de l’appareil étatique – sont engagées dans des luttes-concours incessantes pour former, configurer et remodeler les institutions. L’analyse évite tout nationalisme méthodologique, car elle ne suppose pas à priori que les coalitions sont stato-centrées ou que le pouvoir est circonscrit territorialement. Au contraire, en faisant de l’interdépendance le poste d’observation du changement institutionnel, l’intrication du national et de l’international est au coeur de l’hybridation.

En mobilisant la notion d’hybridation, nous insistons sur l’absence de trajectoire déterministe vers un « modèle » de gouvernance. Cela permet d’insister non sur l’issue (l’hybride) mais sur le processus coévolutif, contradictoire et non téléologique de changements dans les arrangements institutionnels (Koleva et Magnin 2017). Processus idiosyncrasique dont la forme et le contenu dépendant du contexte structurel, du comportement stratégique des acteurs publics et privés (le complexe État-firmes), des propriétés sectorielles et des arrangements institutionnels existants ainsi que de la façon dont le complexe État-firmes interprète ces arrangements institutionnels. L’importance accordée aux arrangements institutionnels internationaux s’explique par la nécessaire prise en compte des dynamiques internationalisées de l’accumulation capitalistique.

Dès lors, l’interdépendance constitue un des leviers de consolidation de la position d’un ou de plusieurs acteurs – complexe État-firmes – dans le processus capitalistique de création-répartition de la richesse. Cette lacune de la nia est en partie à l’origine de l’analyse de Newman et Farrell en termes de weaponized interdependence (2019). La wi est définie comme une situation dans laquelle un acteur peut exploiter sa position, au sein d’un réseau intégré, afin d’obtenir un avantage de négociation sur les autres. La wi remet en cause l’approche libérale de la globalisation en tant que jeu gagnant-gagnant et l’approche des institutions internationales axée sur l’efficience qui lui est consubstantielle. Cependant, la wi ne constitue pas une réelle offre théorique nouvelle, mais plutôt un changement de perspective dans l’analyse de l’interdépendance. Cette dernière a toujours été asymétrique et inégalitaire dans ses fondements tout comme dans sa logique de déploiement. Comme le rappelle Drezner (2021 : 14), « les États-Unis ont fait de l’interdépendance une arme depuis le début du xxe siècle », bien au-delà des pratiques de sanctions-coercitions dans les relations économiques internationales. On ajoutera que le Royaume-Uni, puissance hégémonique du 19e siècle, faisait de même et que le mercantilisme, dès le 16e siècle, a développé la théorie du commerce international comme instrument de la puissance et la puissance au service de l’échange international. Il convient également de mentionner le travail fondateur de Hirschman (1945) concernant la manière dont un système commercial international peut être utilisé à des fins de puissance nationale.

Aussi, les évolutions systémiques dans la dynamique du capitalisme (crise financière de 2007-2008, agenda de la décarbonation, guerre en Ukraine et ses conséquences géoéconomiques) conduisent à des changements dans les préférences des États, y compris au niveau des modalités d’insertion dans les réseaux de production et d’échange, c’est-à-dire l’interdépendance. Il en résulte une modification des structures d’opportunités auxquelles firmes et États doivent s’adapter en vue de maintenir le processus de croissance dans le sens de la consolidation de leur puissance relative. Ainsi, l’hybridation des institutions de l’interdépendance permet aux puissances émergentes de réduire les coûts de l’internalisation des contradictions internes et externes associés à leur stratégie de croissance et de développement[3]. Elles ne sont ni dans des stratégies d’imitation ou d’adaptation, ni dans des postures d’imposition ou de transfert de normes, pour reprendre la classification de Dolowitz et Marsh (2000) qui n’évoquent pas l’hypothèse d’hybridation. Leur puissance relative ne leur permet pas de « casser » les dispositifs existants et elles manquent de capacités juridiques pour créer des institutions globales formelles ou pour contester frontalement les institutions produites par les capitalismes installés. C’est pourquoi, la densification de l’interdépendance énergétique Russie-Chine n’est ni rule-breaker, ni rule-maker, mais rule-changer, ce changement se faisant par hybridation des institutions nationales et internationales.

L’hybridation n’évolue ni par à-coup ni par franchissement de Seuil (Røseth 2017). Elle est incrémentale et progressive. Elle est bilatérale, car l’échelle de la gouvernance n’est pas neutre : différentes échelles de gouvernance impliquent différentes configurations d’acteurs, de ressources et de structures d’opportunités (Harvey 2006). Aussi, la Chine et la Russie, n’ayant pas les capacités de porter une stratégie globale ou multilatérale de changement des principes et normes de gouvernance, privilégient l’interdépendance bilatérale comme levier de consolidation de leurs préférences normatives.

L’hybridation permet de composer avec l’ordre institutionnel établi par les puissances installées selon deux logiques. La première relève de l’économie politique internationale. L’hybridation permet d’atténuer les effets distributifs de l’ajustement aux accords internationaux en intégrant les institutions nationales dans les cadres de régulations transfrontaliers. La seconde relève de l’économie politique intérieure. L’hybridation permet à la coalition au pouvoir de redimensionner les cadres nationaux de régulation et, par conséquent, les intérêts d’acteurs nationaux (les entreprises du secteur de l’énergie dans le cas que nous étudions) pour les rendre réceptifs aux agendas internationaux. L’hybridation produit des conflits distributifs qui façonnent, à leur tour, la forme et les résultats des institutions de régulation nationales et des cadres de régulations de l’interdépendance. Ainsi, l’hybridation est-elle liée à quatre paramètres principaux : la force contractuelle des acteurs, le contexte structurel, les propriétés sectorielles et les arrangements institutionnels existants. Les acteurs (le nexus État-entreprises) développent des comportements et poursuivent des stratégies dans un contexte structurel donné. Ils apprennent à le connaître et peuvent, en fonction de leur force contractuelle, le modifier. L’hybridation institutionnelle, à son tour, modifie les préférences, les intérêts et les comportements des acteurs. Appliquons, à présent, cette analyse au cas de l’interdépendance énergétique Russie-Chine.

II – L’interdépendance énergétique Chine-Russie : une réponse à leurs enjeux de sécurité énergétique

Depuis le début des années 2010, l’interdépendance Chine-Russie en matière d’hydrocarbures se développe de manière significative. Avec 17 % de son approvisionnement, la Russie est (derrière l’Arabie Saoudite), le deuxième fournisseur pétrolier de la Chine et avec 15 % de ses importations, son troisième fournisseur de gaz naturel (gazoducs et gnl) de ce pays (Meidan 2022). Cette interdépendance s’explique par la proximité géographique, les complémentarités économiques existantes et une convergence de préférences.

Dans un contexte géopolitique particulier (guerre en Ukraine, tensions entre les États-Unis et la Chine, reconsidération des relations Russie-Union européenne), l’interdépendance répond à la préférence pour la sécurité énergétique telle que l’ont construite ces deux pays face à leur dépendance vis-à-vis des marchés mondiaux d’hydrocarbures. Il importe, pour la Chine, de diversifier ses fournisseurs et ses routes afin de sécuriser son approvisionnement, alors que la Russie entend multiplier ses marchés d’exportation pour sécuriser la demande en hydrocarbures qui lui sera adressée et réduire sa dépendance envers le marché européen jugée trop forte par les autorités[4]. La guerre en Ukraine et la volonté affirmée de l’ue de diminuer significativement ses importations de gaz en provenance de la Russie[5], l’embargo européen et américain sur les exportations pétrolières russes (8 millions de barils/jour) afin d’affaiblir l’économie russe rendent, désormais, cette stratégie incontournable.

Compte tenu des dynamiques de sa demande pétrolière et gazière, la Chine dépend de plus en plus des importations d’hydrocarbures, ce qui contraste avec sa politique passée visant à garantir, à partir du charbon, une autosuffisance énergétique. Bien que producteur non négligeable de pétrole (3,9 millions de barils/jour), la croissance de sa consommation en a fait le premier importateur mondial, 11,8 millions de barils/jour en 2019 contre en 5,1 millions de barils/jour en 2009 (bp 2020). Son taux de dépendance aux importations pétrolières est désormais de l’ordre de 80 %[6]. Elle est également, au niveau mondial, le 3e consommateur de gaz naturel (331 Gm3 en 2019 [bp 2021]). Sa dépendance en matière de gaz naturel, près de 43 %, est moindre que pour le pétrole, mais elle est appelée à fortement croître en raison de la politique climatique chinoise dont l’objectif est la neutralité carbone en 2060[7]. Le gaz naturel (moins carboné que le charbon et le pétrole) pourrait se positionner comme une énergie de transition et à court-moyen terme se substituer massivement au charbon. Dans un tel scénario, sa demande augmentant significativement, et la Chine serait amenée à importer massivement du gaz naturel[8]. Cette dépendance croissante envers les marchés mondiaux d’hydrocarbures s’affirme dans un contexte géopolitique marqué par des tensions avec les États-Unis et d’autres fournisseurs de gaz comme l’Australie. Dès lors, la question de la sécurité énergétique (et son corollaire, celle du niveau d’importations « acceptable ») est à nouveau au coeur de la politique énergétique et climatique chinoise (O’Sullivan 2019 ; Meidan 2020)[9].

La dépendance de l’économie russe par rapport aux exportations d’hydrocarbures est importante. Celles-ci ont toujours (y compris sous l’Union soviétique) représenté une part importante des exportations de la Russie (évaluée à plus de 60 % avant le conflit avec l’Ukraine) et des rentrées fiscales liées à ce secteur (41 % du budget fédéral [Yermakov et Henderson 2020]). La sensibilité de l’économie russe aux prix des hydrocarbures est particulièrement notable[10], ce qui a pu ainsi conduire la Russie à former une alliance avec l’opep (l’opep+) afin de maintenir les prix du pétrole. Notons également que durant l’année 2022, les augmentations du prix des hydrocarbures ont largement compensé la baisse des volumes exportés par la Russie[11]. Compte tenu de l’importance de la rente pétrolière pour les équilibres socioéconomiques et sociopolitiques de la Russie, le maintien, voire la croissance de ses exportations sur le long terme, est une question centrale pour les autorités. Elle l’est d’autant plus que les hydrocarbures sont un vecteur important de l’insertion de la Russie dans l’économie internationale et de son positionnement stratégique comme en témoigne, par exemple, son adhésion à l’opep+ qui traduit sa volonté de participer à la régulation du marché pétrolier mondial. Mais les marchés d’exportation de la Russie sont relativement concentrés, l’essentiel des hydrocarbures (pétrole et gaz naturel) étant destiné à l’Europe (pour plus de 70 %). Cette propriété sectorielle est particulièrement contraignante pour le gaz naturel dont les infrastructures de transport (gazoducs) sont non redéployables, la diversification des marchés exigeant des engagements financiers importants dans le développement d’un nouveau réseau de gazoducs. L’évolution prévisible de l’interdépendance Russie-ue – jusque-là extrêmement importantes, les importations de gaz russe représentant 40 % des importations européennes – ne peut qu’inciter la Russie à chercher d’autre solutions. La Chine en fait incontestablement partie.

III – L’endossement-contestation de l’institutionnalisme libéral : la gestion de la sécurité à travers l’ordre concurrentiel et la reconsidération du nexus efficience-sécurité

Les réponses apportées par la Chine et la Russie aux enjeux de sécurité énergétique se sont inscrites dans les logiques concurrentielles. Portée par les organisations internationales telles l’omc, le fmi, l’ocde et l’aie, mais également par des acteurs comme l’ue et les États-Unis, cette approche considère que l’énergie, un bien comme les autres, doit être gérée par un régime de concurrence. Le marché est perçu comme un mécanisme de gouvernance efficace y compris pour les industries de réseaux comme l’industrie du gaz naturel (Goldthau et Sitter 2015).

A – Chine : l’impératif de diversification des fournisseurs et des voies d’approvisionnement

La Chine, dont l’approvisionnement en gaz naturel (par gazoduc et par gaz gaturel liquéfié [gnl]) est plus diversifié cherche, en premier lieu, à réduire sa dépendance vis-à-vis du pétrole du Moyen-Orient. Marginale dans les années 1990, cette région représente, depuis le début des années 2000, entre 40 et 55 % de ses importations pétrolières, l’Arabie Saoudite s’affirmant comme son principal fournisseur avec plus de 1 millions de barils/jour (voir Tableau 2). En second lieu, l’essentiel de son approvisionnement en pétrole et en gnl transitant par le détroit de Malacca, il lui importe d’ouvrir d’autres voies d’acheminement[12]. L’importance des volumes empruntant ce détroit constitue un point de fragilité de l’approvisionnement chinois, perçu comme un risque majeur du fait de la présence militaire américaine (flotte navale) dans cette zone qui relie l’océan Pacifique, l’océan Indien et le Moyen-Orient.

Tableau 2

Les principaux fournisseurs en pétrole brut de la Chine de 2008 à 2021

Les principaux fournisseurs en pétrole brut de la Chine de 2008 à 2021
Source : Middle East Economic Survey, différentes années.

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Dès lors, la Russie occupe une place spécifique dans la stratégie chinoise de diversification pour trois raisons : i) l’importance de ses réserves (notamment en Sibérie orientale) et la proximité des marchés, synonymes de coûts de transports moindre ; ii) sa proximité politique et institutionnelle en comparaison d’autres pays jusque-là au coeur de la stratégie chinoise de sécurisation de son approvisionnement (Yémen, Angola, etc.) ; iii) une fourniture en hydrocarbures qui ne passe pas par le détroit de Malacca mais par pipelines (l’Eastern Siberia-Pacific Ocean [espo], pour le pétrole et le Power of Siberia 1 pour le gaz[13]) ou par la Northern Sea Route ou « route polaire de la soie » pour le gnl.

B – Russie : répondre à la dépendance envers le marché de l’Union Européenne et aux embargos occidentaux

À partir de la fin des années 2000, l’Asie (en particulier l’Inde et la Chine) – moteur de croissance de la demande mondiale en hydrocarbures avec une consommation dépassant largement celle de l’Europe[14] – se positionne comme un marché stratégique dans la politique énergétique russe. La Russie a d’abord cherché à s’ouvrir de nouveaux marchés prometteurs en termes de demande en hydrocarbures. Mais très rapidement cette stratégie de diversification est apparue comme un moyen de réduire une dépendance, jugée excessive, vis-à-vis de l’ue, d’autant que l’évolution de la demande en hydrocarbures de cette dernière est devenue très incertaine à la fois par son Green Deal, qui vise à très fortement limiter le poids des hydrocarbures dans son « mix » énergétique, mais également par sa volonté de limiter la part de marché de la Russie.

La Russie a ainsi tenté de se constituer en acteur global, non pas en substituant le marché asiatique au marché européen, mais en développant une stratégie globale d’exportation en réponse aux modifications structurelles des marchés d’hydrocarbures[15]. Une telle évolution se reflète dans la « Stratégie énergétique jusqu’à 2030 », largement confortée par la stratégie jusqu’à 2035 de la Russie[16] qui fait des exportations d’hydrocarbures vers l’Asie un objectif prioritaire (Mitrova et Yermakov 2019). Cette évolution s’affirme, ensuite, à travers la hausse des exportations vers cette zone. Avec plus de 1 million de barils/jour, la Russie est désormais, au côté de l’Arabie saoudite, un fournisseur majeur du marché pétrolier chinois grâce, entre autres, à la mise en service, en 2006, de l’oléoduc espo (Eastern Siberia-Pacific Ocean oil pipeline) d’abord sous l’égide de la compagnie pétrolière Yukos et aujourd’hui aux mains de Transneft (compagnie d’État ayant le monopole des pipelines en Russie). On assiste également à une montée en puissance des exportations gazières vers l’Asie et notamment vers la Chine avec la mise en service du gazoduc Power of Siberia 1 en 2019 et les exportations de gnl de Novatek et de Sakhaline. Mais cette diversification est plus difficile pour le gaz que pour le pétrole en raison des infrastructures à mettre en place mais aussi de la politique énergétique du gouvernement chinois qui cherche à limiter sa dépendance en matière d’hydrocarbures. Ainsi en 2021, seulement 33 Gm3 de gaz ont été exportés vers cette zone, ce qui est sans commune mesure avec les exportations vers l’Europe (plus de 155 Gm3). Les exportations vers l’Asie sont, cependant, en hausse avec en particulier une croissance des ventes par le Power of Siberia (15,5 Gm3), la Chine ayant préféré importer du gaz russe et limiter son approvisionnement plus coûteux en gnl.

La guerre en Ukraine contraint la Russie à un basculement d’ampleur vers l’Asie. L’Union européenne ayant clairement exprimé sa volonté de « sortir du gaz russe » dès 2027, les livraisons gazières russes à l’Europe se sont effondrées. Elles se limiteraient à celles passant par l’Ukraine et le Turkish Stream[17] (soit environ 26 Gm3). De plus, l’ue a cessé ses importations de brut et de produits pétroliers à la suite de l’embargo décrété en début 2023. Cependant, l’Asie pourra-t-elle se substituer totalement à l’Europe ? Il est, pour le moment, difficile de l’affirmer. Ce « basculement » prendra du temps et sera coûteux pour les livraisons gazières, car il implique la construction de nouvelles infrastructures. En particulier, il s’agirait d’amener la production de la Sibérie occidentale vers l’Asie. C’est l’objectif du Power of Siberia 2 dont la réalisation est l’élément central de la stratégie de Gazprom et de la Russie, car il permettrait d’écouler le surplus de gaz russe à bas coûts de production de la Sibérie occidentale et de la province de Yamal sur le marché asiatique.

Ces évolutions restent toutefois soumises au futur de la demande gazière chinoise et à la volonté de ce pays de se lier plus étroitement avec la Russie. Pour l’heure, la Chine semble vouloir augmenter ses fournitures en gazoduc en provenance de la Russie au détriment du gnl. Notons également que le Japon maintient, voire pourrait augmenter, son approvisionnement en provenance de Russie par le biais de ses compagnies qui, au côté de Gazprom, restent impliquées dans les consortiums développant le gnl de Sakhaline. En matière pétrolière, on observe d’ores et déjà une forte hausse des exportations russes à destination de la Chine et de l’Inde qui ont bénéficié de rabais conséquents sur le prix. Ainsi début 2023, 80 % des exportations pétrolières de la Russie étaient à destination de la Chine, de l’Inde et de la Turquie (Merolli et van Schaik 2023). Dans ce nouveau contexte, la question de la compétitivité de ses exportations sera un facteur crucial de la réorientation de ses flux d’hydrocarbures.

C – Les questions de concurrence et de compétitivité au coeur des échanges Russie-Chine

L’objectif de la politique chinoise est d’accéder à l’approvisionnement en hydrocarbures le moins coûteux en mettant en concurrence les fournisseurs. Par conséquent, la compétitivité de la fourniture pétrolière et gazière russe, comparée à celle des autres sources d’approvisionnement (pétrole du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Amérique, gaz d’Asie centrale, gnl et production intérieure), est un facteur déterminant du développement de ses échanges. Quant à la Russie, la contrainte d’exportations rentables s’impose. La valorisation et donc le prix auquel sont exportés ses hydrocarbures sont un paramètre central de sa stratégie, ce prix devant lui permettre d’assurer sa croissance économique compte tenu de sa dépendance envers la rente en hydrocarbures. Un prix international de 40 $ le baril pour ses exportations pétrolières est ainsi considéré comme nécessaire à ses équilibres budgétaires.

Dans ce contexte, au-delà de la seule question de la diversification liée aux enjeux de sécurité, l’approfondissement de l’interdépendance entre les deux pays doit répondre à certaines conditions économiques. Du côté de la Russie, le prix des exportations vers la Chine doit au moins couvrir l’ensemble des coûts de production et de transport (auxquels s’ajoutent les taxes). Pour le gaz naturel, en l’absence d’un prix mondial, la valorisation des exportations en Asie ne devait pas être sensiblement différente de celle obtenue en Europe[18]. Mais ce benchmarking est à l’avenir susceptible de s’amoindrir compte tenu de la volonté de l’ue de limiter très fortement son approvisionnement en gaz russe. Du côté de la Chine, les prix des importations d’hydrocarbures en provenance de Russie doivent être compétitifs par rapport aux prix de ses autres fournisseurs (gnl et gazoducs), mais aussi par rapport aux prix de son marché intérieur.

Les prix intérieurs chinois des hydrocarbures ont ainsi longtemps été un frein majeur au développement des échanges avec la Russie. Le processus de libéralisation partielle des prix, engagé dans les années 1990, qui accompagne la volonté de créer des marchés plus concurrentiels et l’émergence d’acteurs privés au côté des compagnies d’État, est aujourd’hui un facteur de développement des échanges bilatéraux. Devenant un importateur majeur de pétrole dans les années 2010, la Chine tente de lier plus étroitement ses prix intérieurs aux prix établis sur les marchés internationaux afin d’assurer progressivement un degré de rentabilité suffisant aux compagnies importatrices de pétrole[19]. Le problème est plus complexe pour le gaz naturel dans la mesure où il est en compétition dans tous ses usages avec les autres énergies. Les prix intérieurs doivent lui permettre, d’une part, de rester compétitif par rapport à son principal concurrent, dans le secteur électrique, le charbon[20] et, d’autre part, de couvrir les coûts du gaz importé. Bien que lente, inachevée et parfois opaque, la réforme des prix du gaz naturel en Chine permet progressivement de remplir ces deux conditions. Son objectif est double : aller vers des prix de marché et mieux prendre en compte les prix internationaux (O’Sullivan 2019). Cette logique s’est traduite par des augmentations sensibles des prix intérieurs du gaz naturel[21] (Paltsev et Zhang 2015) qui permettent d’assurer la compétitivité du gaz russe.

Des facteurs internes (réforme de l’industrie gazière russe) et les changements structurels des marchés internationaux (plus concurrentiels, surplus d’offre, prix plus volatils) ont progressivement conduit les compagnies russes à développer de nouvelles stratégies d’exportations (notamment contractuelles). Ainsi, pour préserver sa part de marché, Gazprom est, désormais, contraint d’accepter la logique des prix spots[22] et des ventes sur les hubs gaziers européens[23]. Il en résulte, à partir des années 2010, une dégradation sensible de la rentabilité des exportations russes vers l’Europe[24] conduisant les compagnies russes à réévaluer les termes de la comparaison avec l’Asie.

Tableau 3

Prix moyen du gaz exporté par gazoduc par Gazprom en Europe

Prix moyen du gaz exporté par gazoduc par Gazprom en Europe

Il s’agit d’estimations pour l’année 2021. Pour 2022, nous avons donné le prix mensuel moyen du mois d’août (70 $/MBtu) et celui de décembre (36 $/MBtu) pour rendre compte de la volatilité des prix.

Sources : Gazprom pour 2008-2020, Index Mundi

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Les changements tant sur son marché intérieur[25] que sur son principal marché d’exportation ont incité Gazprom, pour ses exportations vers la Chine, à rechercher un compromis basé sur un prix moindre qu’initialement envisagé. Même s’il est difficile de connaitre précisément le prix du gaz naturel, exporté par le Power of Siberia 1, dans le contrat à long terme signé entre la Russie et la Chine, celui-ci étant confidentiel, les informations disponibles permettent de conclure que la compétitivité du gaz russe s’est améliorée par rapport aux fournisseurs d’Asie centrale, à ceux en gnl, mais également par rapport au prix du charbon chinois[26]. De plus, ces importations sont compétitives par rapport aux city gate prices établis à Pékin (Henderson et Moe 2019), faisant de l’approvisionnement russe le moins coûteux pour le marché gazier du Nord-Ouest de la Chine (Galtsova et Yang 2019).

IV – La contestation dans les stratégies de sécurité énergétique de l’ordre libéral : les processus d’hybridation

Parallèlement à l’endossement du régime concurrentiel, l’interdépendance Russie-Chine donne lieu à une hybridation des modalités d’insertion internationale. Celles-ci pourraient impliquer des évolutions sensibles des arrangements institutionnels sectoriels et multilatéraux dans le domaine des hydrocarbures.

A – Belt and Road Initiative (bri) : instrument de l’hybridation de la gouvernance énergétique

Acteurs importants en termes d’offre et de demande, la Russie et la Chine restent en retrait en matière de financement et de facturation des transactions où le dollar, et en conséquence les États-Unis, dominent. Toutefois, depuis 2008-2009 la Chine s’est engagée dans une stratégie de financements à l’international des projets énergétiques voulue par l’État et pilotée par la China Development Bank (cdb) (Kong et Gallagher 2017). Elle utilise de manière croissante ses excédents financiers dans des stratégies dont l’objectif est la sécurisation de ses approvisionnements. Si la crise financière de 2008 l’a conduite à mettre ses réserves de change au service de l’internationalisation de ses compagnies pétrolières d’État (Meckling et al. 2015), à partir de 2014, c’est au travers de la Belt and Road Initiative (bri) qu’elle affirme cette stratégie de financement. La bri procède, en matière d’échange et d’investissement énergétique, selon une logique qui se distingue de celle promue par l’institutionnalisme libéral. S’appuyant sur l’interconnexion des infrastructures, elle s’éloigne des accords de libre-échange. Il en résulte une forme d’intégration internationale soutenue par de nouvelles institutions financières et qui ne passe pas par le marché et le seul signal-prix : le fonds d’investissement dénommé Silk Road Fund, la Nouvelle banque de développement des brics et la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (aiib).

Ces institutions contribuent à l’hybridation des modalités de financement et de facturation des transactions énergétiques. En effet, la Chine s’est engagée dans un processus, pour l’instant embryonnaire, de dédollarisation des transactions pétrolières (Meierding 2021). Il concerne les transactions avec les pays objets de sanction de la part des États-Unis (Iran, Russie, Venezuela)[27] pour lesquelles elle a recours au Yuan. Ce mouvement pourrait être renforcé par la crise actuelle. Il est fort probable que la série de mesures punitives prises par les capitalismes installés contre les institutions financières russes vont inciter les capitalismes ascendants à se détourner du dollar et, par conséquent, à dédollariser les transactions énergétiques entre émergents, dans un premier temps ; à plus long terme, cela pourrait affecter l’ensemble des transactions monétaires internationales. Ainsi, si en 2013, 80 % des exportations russes étaient libellées en dollar, ce chiffre n’est plus que de 50 %, la baisse la plus forte ayant été enregistrée dans son commerce avec la Chine (Bhusari et Nikoladze 2022).

L’ascendance financière de la Chine converge avec les besoins de la Russie qui, confrontée aux sanctions occidentales, est à la recherche de financements et de technologie. La stratégie chinoise lui permet d’accéder à de nouvelles sources financières sans être en butte aux politiques européennes et américaines qui, pour l’heure, restreignent ses exportations[28] et empêchent le développement des gisements de l’Arctique comme ceux de la province de Yamal ou celui des pétroles de schiste. Enfin, le retrait progressif des investisseurs internationaux dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, qui se dessine depuis la fin des années 2010, pourrait accentuer ces mouvements.

Tableau 4

Les principales sources de financement de Yamal lng

Les principales sources de financement de Yamal lng
Source : Henderson et Yermakov (2019)

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Cette stratégie de financement se développe à partir de deux principaux dispositifs. Le premier concerne les prêts contre des livraisons d’hydrocarbures (oil-backed loans). Ce modèle (développé pour la première fois en Angola en 2004) repose sur un schéma particulier dans lequel une banque chinoise (le plus souvent la China Development Bank) signe avec une compagnie russe (principalement Rosneft et Transneft[29]) un accord de prêts adossés à des exportations pétrolières. Il offre pour la Chine de réelles opportunités de sécurisation de son approvisionnement mais aussi de diversification des routes pétrolières. Quant à la Russie, il lui assure des financements conséquents pour le développement de ses gisements et la construction d’infrastructures qui lui ouvrent de nouveaux marchés. L’accord de 2007 a ainsi permis à Transneft de financer en partie la construction de l’oléoduc espo, considéré par la Chine comme une voie de diversification de son approvisionnement et de ses routes d’approvisionnement et, par la Russie, comme le moyen de devenir un des tout premiers fournisseurs de ce pays. Le deuxième est relatif au financement direct de projets énergétiques notamment à travers la participation de fonds d’investissements dans les consortiums qui développent les gisements (exemple du projet Yamal) ou dans les infrastructures. Il en est ainsi de la « route polaire de la soie » (dénommée par les Russes Northern Sea Route) qui de manière croissante s’affirme comme une voie essentielle de la sécurisation de l’approvisionnement notamment gazier de la Chine[30].

B – Les relations étroites entre les compagnies à travers l’échange d’actifs : vers de nouvelles formes d’intégration ?

Les relations énergétiques entre la Russie et la Chine se fondent, d’une part, sur une logique d’échanges d’actifs et, d’autre part, sur des relations bilatérales avec des accords souvent négociés au plus haut sommet de l’État, comme ceux qui ont été signés entre Gazprom, Rosneft et la cnpc lors de la rencontre entre Vladimir Poutine et Xi Jinping début 2022 (Poussenkova 2013). Cette logique s’oppose à l’approche multilatérale et par les marchés, portée par les États-Unis et l’Union Européenne. Le principe d’échange d’actifs, tenté sans succès par la Russie dans ses relations avec l’ue, cette dernière ayant cherché à imposer une régulation concurrentielle et dé-intégrée, est le suivant : en contrepartie de l’accès des compagnies chinoises à l’upstream russe, les compagnies russes peuvent, jusqu’à un certain degré, accéder à l’aval de l’industrie pétrolière et gazière chinoise.

Ainsi, l’accès aux ressources en hydrocarbures de la Russie des compagnies chinoises tend progressivement à se développer. Les intérêts chinois sont représentés dans le développement des projets de gnl russes garantissant à ce pays un accès aux ressources gazières. Il en est de même pour le développement de certains gisements pétroliers[31]. En contrepartie, les compagnies russes mettent en place des stratégies de descente dans l’aval du secteur pétrolier chinois notamment dans le secteur du raffinage et dans la pétrochimie afin de se garantir des débouchés, comme l’a fait Rosneft qui a pu créer un certain nombre de joint-ventures avec des sociétés chinoises.

C’est probablement dans ce domaine que les conséquences des sanctions occidentales sur le secteur énergétique russe auront le plus d’implications. Elles ont participé au retrait de la plupart des compagnies pétrolières internationales de Russie. Il en est ainsi de bp actionnaire à plus de 19 % de la compagnie pétrolière Rosneft, de Shell et d’ExxonMobil impliquées dans le développement du gnl de Sakhaline (la première au côté de Gazprom et la deuxième au côté de Rosneft), d’Equinor impliquée dans un partenariat avec Rosneft ou de l’eni actionnaire du gazoduc Blue Stream. Seront-elles remplacées par des compagnies chinoises ? La cnpc a ainsi déjà fait part de son intérêt à investir dans un certain nombre de compagnies énergétiques russes.

Tableau 5

Structure en capital des projets de gnl de Novatek

Structure en capital des projets de gnl de Novatek
Source : Henderson et Yermakov (2019)

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Conclusion

Cette contribution avait pour objet l’analyse des modalités concrètes de changements institutionnels, qualifiées d’hybridation, dans la gouvernance énergétique internationale. Elle a développé la proposition que l’interdépendance énergétique agit comme un levier pour l’hybridation des arrangements institutionnels. Cette hybridation résulte de l’interaction de quatre paramètres : le contexte structurel, les comportements stratégiques du complexe États-Entreprises, les propriétés sectorielles et les arrangements institutionnels existants.

La globalisation, les nouveaux équilibres de richesse, les enjeux climatiques et la guerre en Ukraine (contexte structurel) impactent le comportement stratégique du complexe États-Entreprises dans le sens d’une convergence des préférences en termes de diversification, des fournisseurs pour la Chine, des marchés d’exportation pour la Russie. Le contexte structurel et les comportements stratégiques du complexe États-Entreprises modifient l’arbitrage efficience-sécurité dans le sens d’une prévalence des enjeux de sécurisation. Toutefois, les enjeux de compétitivité, d’accès aux marchés pour les industries de réseaux, de rentabilité pour les compagnies insérées dans le jeu concurrentiel international (propriétés sectorielles) paramètrent également l’hybridation. Dès lors, tout en endossant les principes de l’institutionnalisme libéral et la régulation concurrentielle (arrangements institutionnels existants), l’interdépendance Russie-Chine repose sur des modalités spécifiques : paiement en yuans et non en dollars, négociation de contrats bilatéraux au plus haut niveau de l’État, financements chinois contre livraisons d’hydrocarbures russes, échanges d’actifs entre les acteurs.

Au terme de cette analyse et compte tenu de l’importance des deux pays en matière de production et de consommation d’hydrocarbures, la question de savoir quelle hybridation régionale et multilatérale résultera de la densification de leur interdépendance est posée. Comment la Chine, en s’appuyant sur les institutions bilatérales et régionales existantes, pourrait-elle créer des institutions multilatérales transformant ainsi sa diplomatie énergétique en une gouvernance énergétique mondiale ? Il est fort probable que le processus de modernisation du Traité de Charte de l’Énergie, lancé en 2017, soit impacté par les préférences Russie-Chine, soit pour les contester, soit pour les valider. Mais au-delà, tout projet de régulation des échanges et des investissements internationaux dans l’énergie, qu’il implique ou non l’un des deux acteurs, devra composer avec leurs intérêts, préférences et les hybridations dont ils sont porteurs.