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Aujourd’hui, il y a une crise de légitimité. La légitimité est de plus en plus un parcours d’épreuves, elle se diffracte en une multiplicité de preuves à apporter en fonction d’une diversité d’acteurs et de situations […]. La légitimité est devenue une réalité fragile ; elle varie avec le contexte – la culture, le secteur, l’organisation notamment – et surtout avec les caractéristiques de celui qui l’attribue.

Bouquet 2014 : 22-23

Les organisations humanitaires n’échappent pas à la crise de la légitimité, d’autant que ce champ est marqué par un contexte incertain, notamment en ce qui concerne l’efficacité et les modalités d’actions de chaque acteur. Pour gagner en visibilité, en légitimité et en crédibilité, elles déploient des stratégies de communication aux techniques largement empruntées au secteur marchand, lesquelles vont émettre des signaux valorisants à destination des différentes parties prenantes (grand public, donateurs, bailleurs de fonds). L’enjeu de chaque campagne de communication est aussi, au-delà du discours solidaire qu’elle porte et de l’appel à l’engagement, d’orienter la perception des publics et l’évaluation qu’ils feront de l’ong. Nous posons l’image[1] mobilisée dans les dispositifs de communication comme une variable hautement décisive dans les jeux sociaux du processus d’évaluation et de légitimation. L’image apparaît comme un instrument permettant de donner du sens aux actions des ong en direction des malheureux et des victimes (Boltanski 2007 : 10-11). À travers l’image, les campagnes de communication des ong humanitaires deviennent, au-delà des instruments de convocation d’une réaction engagée, des espaces de légitimation d’une existence qui doit en permanence être justifiée car elle ne va pas toujours de soi. Ce propos explore quelques enjeux de légitimité dans le champ humanitaire et les mécanismes d’affirmation et de réactivation de la légitimité en jeu dans les dispositifs de communication des ong humanitaires. Il s’agit de mettre en évidence la place de l’image dans ces processus, en montrant comment, à travers les représentations[2] humanitaires de la victime, les organisations humanitaires légitiment leur existence.

En plus d’un matériau bibliographique sur lequel cette analyse s’appuiera largement, les démonstrations se feront principalement au moyen de deux communications de l’ong Action contre la faim (acf). Elle a été choisie en raison de sa notoriété et de l’accès aux informations rendu possible grâce à une observation ethnographique d’une durée de six mois en 2015. De manière globale, cette réflexion concerne les organisations humanitaires françaises, qu’elles soient confessionnelles ou laïques, couvrant les champs d’action de l’urgence et du développement. Précisons également que les dispositifs sur lesquels s’appuie cette analyse sont ceux déployés principalement dans le cadre de campagnes d’appel aux dons. L’analyse qui suivra s’inscrit dans une démarche sémio-pragmatique en ce sens qu’il n’est pas seulement question du message, ni des modalités de sa lecture, mais aussi des faisceaux de contraintes qui régissent la conception du message et la production de sens (Odin 2011 : 20). Un phénomène s’explique difficilement par lui-même. Il est donc nécessaire de recourir à une « réalité hors du phénomène » à expliquer sous peine de rester prisonnier d’une « circularité conceptuelle inacceptable » (Ossipow 2002 : 49). Des enjeux complexes gravitent autour du champ des organisations humanitaires, exerçant par conséquent une force sur la communication. L’un de ces enjeux est la quête de légitimité, qui influe sur la conception des communications en même temps que celles-ci influencent le processus de légitimation.

Nous commencerons par circonscrire le cadre d’entendement du concept de légitimité et ses différents indicateurs. Un état des lieux de la légitimité sera par la suite dressé afin d’identifier les éléments contextuels d’une crise de légitimité, ou du moins d’instabilité de celle-ci. La suite et la fin seront centrées sur l’identification et l’analyse des dimensions de la légitimité des organisations humanitaires, ainsi que sur les mécanismes en jeu qui font que les représentations humanitaires de la victime fonctionnent comme des opérateurs de légitimation, de visibilité et d’affirmation d’une identité distincte.

I – De la notion de légitimité

Par légitimité, nous nous référons non pas à la légitimité fondée sur le droit et donc sur la dimension légale (conformité aux lois et dispositifs réglementaires), non pas à la légitimité interne qui n’engage que les membres d’une même organisation, mais à la légitimité sociale, basée sur la conformité aux normes symboliques et aux valeurs partagées par les individus d’une société (Bouquet 2014 : 13). La notion de légitimité est étroitement liée à la question des valeurs, c’est-à-dire « des idées relatives à ce qui est juste et injuste, des idées sur lesquelles se fondent la honte et l’honneur, des idées qui nourrissent nos rêves d’un avenir meilleur » (Wei 2008 : 74). Les valeurs sont logées dans les matrices de représentations collectives de chaque individu, motivées et activées dans des contextes qui convoquent ces représentations à propos d’un objet (Heinich 2017 : 297). Suivant les objets d’attribution des valeurs proposés par Nathalie Heinich (« les choses, les personnes, les actions, les états du monde »), le cas des organisations humanitaires s’inscrit dans la catégorie des actions, auxquelles vont s’appliquer des attachements, des mesures et des jugements qui vont les valoriser, conférer ou attester de leur valeur (Heinich 2017 : 299). La valorisation de ces actions va les ériger au rang d’actions justes, selon une évaluation fondée sur leur conformité aux normes de la société, et en tant qu’actions héroïques et héroïsées.

Se voir accorder de la valeur ne signifie pas pour autant être légitime. La légitimité est aussi fonction du contexte, c’est-à-dire qu’une organisation ne jouit d’une légitimité que dans un contexte spécifique, au nom de principes spécifiques et pour une finalité spécifique. Aussi légitime que puisse être l’ong Médecins sans frontières (msf) dans le domaine humanitaire, elle perdrait cette légitimité (mais pas sa valeur) sitôt qu’elle tenterait de sortir de son champ de compétences reconnu pour traiter, par exemple, de la gravité quantique. Non seulement l’ong n’a pas les compétences nécessaires pour traiter de cette thématique, mais la société ne lui reconnaît pas le droit d’intervenir dans ce domaine. La légitimité est limitée à un champ, celui de la pratique et du domaine d’activité. Elle est également tributaire de la crédibilité de l’acteur ainsi que de la solidité de ses positions dans ce champ (Brauman 2004 : 110). L’environnement social, les membres d’un groupe, d’une société, d’une civilisation, etc., sont les évaluateurs qui procèdent au jugement social et qui légitiment. La légitimité tient également à la nature de l’acteur et à sa finalité première. Soit, par exemple, une conférence internationale sur la sécurité alimentaire : acf peut y intervenir grâce au droit qui lui est conféré en tant qu’acteur humanitaire intervenant dans le domaine de la sécurité alimentaire (légitimité organisationnelle[3]) ; un chercheur nutritionniste sera légitime en tant qu’acteur scientifique (légitimité scientifique) ; et le dirigeant de l’un des États participants sera légitime en tant qu’acteur politique (légitimité démocratique, représentative ou politique). L’interversion des types de légitimité est impossible, car elle ne dépend pas de l’acteur lui-même, mais d’un processus de construction de sens des évaluateurs, s’appuyant entre autres sur un rapport de cohérence entre acteur, institution et domaine d’intervention.

La légitimité est souvent empiriquement associée à un « droit de » : droit d’exister, de faire quelque chose, de telle ou telle manière. Le droit se réfère ici non pas à l’ensemble des règles ou normes juridiques existant dans un pays, mais à un système de représentations, de valeurs et de pratiques d’une société qui lui confèrent une signification sociale (Hatzfeld 2014 : 28). Ce droit correspond à une forme d’habilitation, de compétence et de prérogatives reconnues à l’ong par les membres de la société au sein de laquelle elle existe. « Il est ainsi possible de définir la légitimité comme le droit qu’on reconnaît à quelqu’un (ou à un groupe) de dire ou faire quelque chose au nom de… C’est cet “au nom de…” conflictuel qui confère à la légitimité sa spécificité » (Hatzfeld 2014 : 30). Outre la question des valeurs et celle du droit conféré par les membres d’une société, la légitimité engage une modalité perceptive. C’est ce que souligne Suchman lorsqu’il la définit comme « la perception ou présomption généralisée que les actions d’une entité sont désirables, correctes et appropriées à l’intérieur d’un système de valeurs, de croyances et de définitions socialement construites » (1995 : 574). Il est donc question de la façon dont les publics perçoivent les activités, les causes défendues et même l’existence de l’organisation, ainsi que ses résultats. Cela suppose l’existence et la prévalence des « représentations partagées quant à la façon de décrire les actions et quant à la façon de juger leur bien-fondé » (Laufer et Burlaud 1997 : 1756). La légitimité résulte, dans cette perspective, d’un processus de reconnaissance, dans sa dimension d’approbation sociale (Lazzeri et Caillé 2004 : 93).

Il ne suffit cependant pas d’exister pour être légitime, ni de brandir la justesse et la générosité des causes défendues, ni même de se contenter de respecter toutes les lois en vigueur (tous ceux qui les respectent ne sont pas pour autant légitimés). Encore faut-il pouvoir justifier et prouver, par-delà toutes ces conformités, sa capacité d’action, voire l’efficacité et la pertinence de celle-ci. Un tel processus de justification appelle un autre concept qui étend les contours de la légitimité : la crédibilité. Pour tenter d’appréhender la notion de crédibilité, nous allons nous appuyer avec profit sur la distinction opérée par Patrick Charaudeau entre « légitimité » et « crédibilité » lorsqu’il analyse le discours politique.

On ne confondra […] pas légitimité et crédibilité : la première détermine un « droit du sujet à dire et à faire », la seconde une « capacité du sujet à dire et à faire ». Mettre en cause une légitimité, c’est mettre en cause le droit lui-même et non la personne ; mettre en cause une crédibilité, c’est mettre en cause la personne en ce qu’elle ne donne pas la preuve de son pouvoir de dire et de faire.

Charaudeau 2005 : 52

La crédibilité est donc en lien avec la preuve de l’aptitude à accomplir ce pour quoi on est légitime. On peut être légitime mais pas crédible. En revanche, il faut d’abord être légitime avant de pouvoir prouver sa crédibilité. Nous posons la crédibilité dans le contexte humanitaire comme un registre d’évaluation de la légitimité. Elle est désormais prise en compte par les évaluateurs, et est susceptible de renforcer ou de déstabiliser la légitimité. Patrick Charaudeau indique que la légitimité dans un contexte politique est « provisoire, acquise par procuration » et a « constamment besoin d’être réactivée par des justifications diverses » (2005 : 56). Cette idée, que nous proposons d’étendre à la légitimité des organisations humanitaires, est essentielle pour ce propos dont l’intérêt est précisément d’identifier les mécanismes communicationnels de « justification » qu’elles mettent en oeuvre en vue d’affirmer et de « réactiver » leur légitimité.

Construit social, hautement symbolique, aux éléments divers et à la particularité abstraite, la légitimité se fonde sur une pluralité de principes et de ressorts selon l’objet observé et selon l’évaluateur. La pertinence de sa construction tient précisément à ce « jeu entre les diverses sortes de lois, la possibilité d’invoquer différents principes, justifications, valeurs… au nom desquels une position est prise » (Hatzfeld 2014 : 28). Il n’y a pas de légitimité en soi. Toute légitimité est relative et soumise aux contextes socioculturels, politiques et économiques (ainsi qu’aux variations des normes) généralement basés sur des critères éthiques et moraux d’une société. La légitimité apparaît comme un objet stratifié, fruit d’un processus à plusieurs étapes plutôt que comme un objet figé et homogène. Nous traitons ici non pas d’un état de légitimité confirmé et stable, mais d’un processus d’actions et de constructions auquel prennent part les acteurs en quête de légitimité ; il s’agit donc d’une approche constructiviste de la légitimité. La légitimité ainsi circonscrite permet de recentrer la compréhension dans le contexte spécifique de l’humanitaire. L’étape suivante consiste à dresser un portrait de la légitimité des organisations humanitaires en examinant, sur la base des éléments de légitimité énoncés supra, les soubassements du droit d’agir et de la capacité d’agir des organisations humanitaires, et ce qui fait que ces droits doivent être prouvés, entretenus ou réactualisés par des justifications.

II – État des lieux de la légitimité des ong humanitaires

A – Une légitimité partiellement acquise

Depuis leurs débuts pour le moins spectaculaires (dans les contextes de crises parmi les plus désastreuses), les ong humanitaires ont bénéficié dans l’ensemble d’un large capital de sympathie auprès des publics (grand public, donateurs, bénéficiaires, journalistes). Aujourd’hui leur expertise est reconnue et prise en compte par plusieurs acteurs gouvernementaux et internationaux. Au-delà du respect des normes en vigueur (en France, les ong sont régies par la loi de 1901 sur les associations, avec une finalité non lucrative), il y a derrière les ong la science (médecine, expertises scientifiques diverses), une pensée humaniste, et pour qu’elles puissent fonctionner, il a fallu que des donateurs, des politiques, des bailleurs de fonds soient convaincus par les projets et les valeurs qu’elles portent. L’engouement qu’elles ont suscité, et qu’elles suscitent sans doute encore, tient aussi à ce qu’elles ont été considérées (et le sont encore dans une certaine mesure) comme porteuses d’espoir face aux drames humains causés par des catastrophes naturelles et des conflits, et face aux inégalités criantes (Perroulaz 2004 : 14). À partir de 1990 les organisations humanitaires sont devenues des interlocutrices sérieuses et des partenaires de certains gouvernements du Nord lors des grandes conférences internationales sur le développement social et le développement durable. Certaines d’entre elles ont développé une grande aptitude à fournir des expertises, des rapports et des analyses, contribuant au renforcement de leur crédibilité (Perroulaz 2004 : 15 ; Dontaine 2017 : s.p.).

Les organisations humanitaires interviennent sur les terrains de crises ; elles mènent des actions pour informer les sociétés sur le phénomène persistant de la pauvreté, pour témoigner des conséquences des crises, y compris les moins médiatisées, pour rappeler les promesses des acteurs du Nord aux pays du Sud, pour dénoncer les incohérences des politiques d’aide internationale et proposer des projets concrets, etc. Elles ont démontré le rôle important qu’elles peuvent jouer dans tous ces domaines, complémentaire au rôle d’information des médias, à l’action des gouvernements et des grandes agences internationales (Perroulaz 2004 : 24). Elles contribuent à produire de « nouvelles régulations dans l’espace politique mondial et jouent désormais un rôle dans le débat public », ce qui leur confère une forme de légitimité et une popularité qui les soutiennent (Brauman 2005 : 171). Par ailleurs, leur capacité de mobilisation de multiples réseaux de solidarité aussi bien locaux, nationaux qu’internationaux constitue l’un de leurs plus puissants atouts, en plus de la visibilité acquise au fil du temps. Ces différents facteurs sont autant de preuves d’une légitimité conférée aux ong humanitaires et de leur capacité d’action dans les domaines dans lesquels elles sont légitimes.

Que le projet humanitaire ainsi que les plus anciennes ong aient acquis une certaine légitimité au fil du temps et de leurs interventions ne fait aucun doute. Cependant, aucune légitimité n’est acquise ad vitam aeternam. Pour entretenir cette reconnaissance, la légitimité demande un travail continu, requérant de l’ong « des mutations permanentes en fonction de l’évolution de la société et des problèmes sociaux » (Bouquet 2014 : 23). La moindre action mal perçue, mal jugée et mal évaluée par les publics suffit à entacher sa crédibilité, affectant ainsi sa légitimité, si laborieusement qu’elle ait été acquise, ce qui nécessite alors des actions pour la réparer ou la rétablir. Et même si une erreur ne fait qu’entamer la crédibilité d’une ong sans remettre en cause sa légitimité, il n’en demeure pas moins qu’elle doit agir sur ces deux terrains. Au demeurant, la moindre déstabilisation de chacun des registres d’évaluation ou déterminants de la légitimité constitue un risque pour celle-ci. Loin d’être une acquisition pérenne, la légitimité se gagne (au prix d’efforts parfois ardus et avec le temps), se perd (souvent avec une rapidité déconcertante), se manipule, se construit, voire se négocie (Pétrin et Gendron 2003 : 8).

B – Une crise de la légitimité

Des débuts en autolégitimation, une crise de représentativité

La naissance des premières organisations humanitaires a été marquée par un processus d’autolégitimation, notamment au travers d’un groupe de personnes auto-mandatées à venir en aide aux malheureux à l’autre bout du monde. « Nous sommes là pour nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, pour violer les frontières, pour nous dresser contre un certain ordre des États, pour faire entendre sur la scène mondiale une autre voix que celle des souverainetés nationales, pour soigner les gens et éventuellement témoigner sur leur sort » indiquait Rony Brauman, alors président de msf (de 1982 à 1994), peu après que l’association eut reçu le prix Nobel (1999 : s.p). Par autolégitimation on entend un « auto-mandatement » construit en dehors de tout processus électoral, représentatif, et sans forcément tenir compte des malheureux pour lesquels oeuvrent les acteurs humanitaires. Didier Fassin parle de « porte-parole autoproclamés des pauvres et des malheureux de la planète, [qui] se sont imposés dans l’espace public global » (2006 : 15).

Les ong humanitaires sont de plus en plus médiatisées, participent régulièrement aux conférences internationales et infléchissent désormais les relations internationales, la « gestion des affaires du monde » (Fassin 2006 : 19) ou encore la « gouvernance mondiale » (Perroulaz 2004 : 15 ; Dontaine 2017 : s.p.). Or, l’arène de la politique et des relations internationales est en majorité investie par les acteurs dont les statuts procèdent de ce que Pierre Rosanvallon appelle la « légitimité procédurale » (2014 : 5), et que Patrick Charaudeau qualifie de « légitimité par mandatement » (2005 : 56). Cette légitimité relève d’un système de délégation de pouvoir ou d’un suffrage, où les élus sont mandatés, ce qui leur confère une autorisation de gouverner et de représenter. En vertu de quels pouvoirs les organisations humanitaires sont-elles les porte-parole des malheureux ? Au nom de quoi ? Qui les a mandatées, élues, choisies ? Gérard Perroulaz soutient que les ong ont une trop grande influence pour de telles minorités (Perroulaz 2004 : 21). Alain Dontaine part du même constat lorsqu’il évoque la « grande faiblesse » des organisations humanitaires, en ce qu’elles n’ont aucune représentativité quantifiable, et n’émanent d’aucun processus démocratique de désignation ; or représentativité et légitimité sont fortement liées (2017 : s.p.). En admettant qu’elles représentent la « société civile » ainsi qu’elles l’arguent habituellement, il se pose la question des critères objectifs de leur représentativité (2017 : s.p.). À partir de quels critères pourrait-on dire que telle ong est représentative et que telle autre ne l’est pas ? Qui plus est, si les gouvernements et les élus doivent rendre compte aux citoyens qui leur ont octroyé leur légitimité par les urnes, les ong humanitaires, créées par des personnes « non élues », ne rendent compte à personne « sauf à un comité ou une assemblée générale quelquefois “fantôme”, et peuvent avoir des procédures de prises de décision internes peu transparentes » (Perroulaz 2004 : 20-21). Les décisions sont prises par une poignée d’individus, souvent sans consultation de la société civile ou même des individus pour lesquels elles sont prises. La pertinence et l’efficacité des interventions des ong humanitaires vont dès lors être interrogées et, à travers elles, leur crédibilité, qui va renforcer ou affaiblir leur légitimité non démocratique.

Entre questionnements croissants et mutations sociotechniques

L’enlisement et l’accroissement des foyers de crise, la prolifération des acteurs humanitaires, les évolutions culturelles et la mondialisation, avec la démocratisation de l’accès à l’information et de son partage, ont participé à la complexification du champ de l’aide humanitaire. Les ong humanitaires font face à plusieurs crises telles que leur instrumentalisation par divers acteurs (politiques, bailleurs de fonds, acteurs locaux), la montée des interrogations sur les effets pervers de leurs interventions, et les distorsions liées à la bureaucratisation et à la culture du chiffre et de la performance devenue boussole (Le Naëlou 2004 ; Le Naëlou, Hofmann et Kojoué 2020). À cela s’ajoute un contexte de profondes mutations des représentations politiques qui accompagnent les crises des relations internationales, rendant le rôle des ong de plus en plus complexe et difficile à cerner (Le Naëlou 2004). Pourtant, il faut pouvoir cerner pour évaluer, juger et légitimer. Dans le même temps, des critiques d’un « business » et d’une industrialisation de l’aide humanitaire planent (Bruneteaux 2008 ; Pérouse de Montclos 2005 ; Brunel 2005 ; Matheson Miller 2014), différents types d’acteurs se présentant sous le label « humanitaire » prolifèrent, et les dérives de certains sont médiatiquement exposées. L’image des organisations humanitaires n’en sort pas indemne.

La crise de la légitimité est aussi liée à la crise du « capital confiance » des ong humanitaires, elle-même tributaire de l’information et de la communication. Au lendemain des scandales d’Oxfam[4] en 2018, Erwan Quéinnec a observé que « les attaques informationnelles » sont les crises les plus redoutables auxquelles une ong puisse être confrontée, a fortiori dans le contexte actuel de propagation virale de l’information. Les questionnements récurrents au sujet des ong humanitaires ont longtemps concerné la conformité de leur gestion à leur éthique institutionnelle, les questions de gouvernance, l’usage des fonds collectés (pertinence et efficacité) et parfois la politique salariale de l’organisation. Chaque nouveau scandale touchant les acteurs humanitaires et s’écartant de ces questionnements livre de facto de nouveaux critères d’évaluation aux publics. Du récent scandale de l’ong Oxfam découle un nouveau critère qui vient donc s’ajouter aux autres : le comportement et l’éthique des travailleurs humanitaires, qui doivent être conformes aux signaux émis par l’ong qui les emploie. Le capital confiance d’une ong réside dans la façon dont elle est perçue, et sa « marque » est un gage de la confiance qu’elle inspire aux parties prenantes. La « transparence » est selon Quéinnec l’un des facteurs permettant d’assurer la stabilité de la légitimité de cette « marque » (2018 : s.p). Point de vue que partage l’ongacf : « les scandales humanitaires [Arche de Zoé 2007, Oxfam 2018] nous incitent à être beaucoup plus transparents parce que les gens ont tendance à réclamer et à être regardants lorsqu’un scandale éclate » (Fabien Touzard, acf). La transparence apparaît comme un critère d’évaluation et de réactivation de la légitimité de l’ong. Ainsi les ong sont-elles soumises à une « exigence de redevabilité » qui se traduit par des injonctions tacites de justification permanente (Quéinnec 2018 : s.p).

Face à ces facettes complexes qui traversent le champ des organisations humanitaires, la quête de légitimité se réactualise et devient un processus en perpétuelle construction au regard de son instabilité, de son caractère provisoire et de sa fragilité. Comme l’indique Hélène Hatzfeld, les légitimités sont « toujours en cours de légitimation » ; il n’y a aucune légitimité durable, et de plus en plus d’acteurs « manifestent l’incapacité de donner un sens continu à une légitimité historiquement acquise » (Hatzfeld 2014 : 32). Chaque crise, chaque remise en question ou chaque échec ne fait que déstabiliser davantage une légitimité fragile à la base.

L’état des lieux de la légitimité des organisations humanitaires révèle de prime abord une base de légitimité historiquement acquise. Cependant, les critiques et questionnements incessants, ainsi que les crises du secteur humanitaire constituent des facteurs déstabilisants qui la rendent fragile, nécessitant qu’elle soit réactivée par des justifications diverses. Comprendre les enjeux de justification demande qu’on interroge à présent les outils mis à contribution pour ce faire. La communication apparaît comme l’un des moyens privilégiés pour apporter les preuves du droit et de la capacité d’agir des institutions humanitaires. Elle vise alors à nourrir les strates de la légitimité à travers les signaux valorisants émis par les images diffusées. L’objectif est à présent d’examiner concrètement ce processus dans les dispositifs de communication.

III – Représentations humanitaires et enjeux de légitimité et d’identité

Par quels processus les humanitaires et leurs activités peuvent-ils acquérir de la légitimité ? Le processus de légitimation sociale des institutions humanitaires est soumis à l’exigence de justification, impliquant pour chaque ong de mettre ses valeurs, ses activités, ses résultats et même sa raison d’être à l’épreuve de l’appréciation des publics. L’ong doit alors argumenter, prouver la justesse et la pertinence de ses actions, parfois face à ce qui existe déjà, et dans un contexte où la pertinence, l’efficacité et les modalités d’action des humanitaires sont régulièrement questionnés (Pérouse de Montclos 2005 ; Thomas 2013 ; Matheson Miller 2014). Ainsi, dans le contexte humanitaire, la légitimité repose-t-elle sur un registre de monstration, c’est-à-dire sur la capacité à montrer et démontrer le bien-fondé de ses activités et les résultats de celles-ci. C’est principalement l’activité communicationnelle qui est investie de cette mission de justification de la légitimité par les preuves, avec l’image comme pierre angulaire. Afin d’identifier ces preuves, nous nous appuyons sur deux dispositifs d’appels aux dons diffusés par acf lors de crises engendrées par le séisme au Népal en 2015 et la famine au Nigéria, au Soudan du Sud, en Somalie et au Yémen en 2017. L’objectif est de montrer comment l’image mobilisée dans les énoncés d’ong humanitaires y joue tour à tour un rôle de preuve et d’affirmation d’une identité propre et distincte, en lien avec la légitimation et la visibilité.

A – L’image comme preuve : justification de la légitimité

« C’est à travers la publicité et le canal journalistique que l’humanitaire justifie une existence qui ne va pas de soi », indique Philippe Mesnard (2002 : 27). L’image constitue l’ingrédient majeur de cette justification. En effet, qu’elles soient nées avant ou après la fin des années 1960, dans le contexte de la naissance du sans-frontiérisme, les organisations humanitaires ont toutes conféré au témoignage par l’image une place prépondérante. Le devoir de témoigner se traduit par la multiplication des prises de parole dans les médias et la conception de dispositifs communicationnels dont l’image est la pierre angulaire, dans un registre de monstration et de représentation. La monstration se manifeste par des mises en scène héroïsées des interventions humanitaires, avec des scènes de restauration de l’ordre, de réparation d’un désordre. On peut le voir sur la Figure 1 : la présence de l’agent humanitaire matérialise et objective la présence de l’association, son expertise (l’opération en cours, probablement de pesée), sa promptitude et sa réactivité (tout en appelant aux dons, elle s’active déjà sur terrain), ainsi que sa disponibilité (des équipes prêtes à intervenir partout). Les personnes qui l’entourent donnent le ton d’une intervention à caractère messianique, évoquant l’image de Jésus, le sauveur, accueillant des malheureux.

Figure 1

Annonce campagne « Népal » ACF, 2015

Annonce campagne « Népal » ACF, 2015

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À travers les signaux valorisants qu’elles émettent, ces mises en scène de héros humanitaires in situ sont de véritables leviers d’évaluation positive des acteurs humanitaires, contribuant à la crédibilisation et à la légitimation de l’ong émettrice. Ce type de scène ne prend véritablement son sens que lorsque le registre de la représentation est savamment travaillé, à travers une sélection minutieuse des victimes représentées, généralement parmi les plus fragiles, notamment les enfants, les femmes, les personnes âgées ou en situation de handicap. Effectivement, nos deux figures mettent principalement en évidence des femmes et des enfants. Ces victimes sans défenses, innocentes et fragiles, dont les vies ont brutalement été heurtées par un désastre, justifient la raison d’être de l’humanitaire et de l’ong qui leur porte secours. Ainsi, c’est par la construction symbolique du désastre humanitaire et par la diffusion d’images représentant ce même désastre que l’ong va prouver sa légitimité et se construire une identité militante et bienfaisante.

À travers une rhétorique émotionnelle, avec notamment des figures de victimes soigneusement sélectionnées (voir par exemple la mère portant sa petite fille décharnée sur la Figure 2), l’ong construit un cadre visuel de l’injustice et de la souffrance sociales. Donatella della Porta et Sydney Tarrow parlent d’un « cadre de l’injustice globale » (2005 : 236). Un cadre à travers lequel les communications des humanitaires rapprochent les victimes des « spectateurs » (Boltanski 2007 : 15) par un effet de proximité distante. Proximité parce que « le spectacle du malheureux est transporté jusqu’au témoin », et distante parce que celui qui regarde l’image se trouve généralement « à des milliers de kilomètres de celui qui souffre, confortablement installé, à l’abri devant son poste de télévision, dans le living-room familial » (Boltanski 2007 : 16, 45). Les victimes, ces personnes que le message rapproche, sont transportées et données à voir comme si elles étaient là en personne, comme si on pouvait entendre leurs cris, leur détresse, leur désespoir. L’enjeu est alors de rapprocher les victimes au plus près des publics jusqu’à faire pénétrer la misère dans l’intimité des foyers heureux (Boltanski 2007 : 37), avec une efficacité renouvelée au rythme des innovations en matière de techniques publicitaires. Les représentations humanitaires de la victime apparaissent comme des mécanismes de justification d’une légitimité conditionnelle qui a besoin d’être réactivée et entretenue. La victime en souffrance, représentée à travers une image cristallisant les valeurs de solidarité et d’humanité portées par les humanitaires, justifie et légitime le projet humanitaire et la raison d’être de l’ong énonciatrice. Les enjeux de légitimité confèrent à chaque représentation humanitaire de la victime une dimension testimoniale, un statut d’image-preuve. L’image se suffit à elle-même et justifie les actions qu’elle implique et suggère.

B – L’image comme levier d’affirmation d’une identité distincte

L’une des variables en jeu dans le processus d’évaluation de la légitimité des humanitaires tient à l’identité de chaque ong. Rowley et Moldoveanu définissent l’identité comme un ensemble de propositions logiquement connectées qu’un acteur utilise pour se décrire lui-même et se décrire aux autres (Rowley et Moldoveanu 2003 : 208). Pour Bjørn Stensaker, l’identité d’une organisation doit être comprise comme une « conception socialement construite de ce que l’organisation est. Cette identité peut donc être une construction sociale, mais une construction que les personnes internes à l’organisation reconnaissent comme fondée et réelle » (Stensaker 2007 : 16). Définir une identité propre et distincte est un préalable à la justification de ce au nom de quoi une ong agit. Pour évaluer et légitimer un acteur parmi d’autres, il faut pouvoir le distinguer des autres. L’opération d’affirmation d’une identité distincte s’effectue par le biais des représentations humanitaires, en particulier à travers la sélection d’une victime qui incarne le mieux les causes défendues par l’ong. L’image devient un vecteur d’affirmation d’une identité salvatrice, une façon de se démarquer sur la base d’un type spécifique de victime. Chaque ong s’approprie alors une figure victimaire en représentation, de façon à ce que celle-ci symbolise son projet : une forme de figure-signature de l’ong (Mesnard 2002 : 64). À titre d’exemple, dans les campagnes diffusées par acf, les objets, les situations et les corps de victimes mis en scène traduisent généralement l’idée de l’insuffisance des ressources alimentaires (voir la Figure 2 et le corps amaigri de la petite fille).

Figure 2

Annonce campagne « Urgence famine » acf, 2017

Annonce campagne « Urgence famine » acf, 2017

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À travers les images symbolisant la famine, ou plus globalement les questions de sécurité alimentaire, l’opinion publique reconnaît et distingue les actions d’acf de celles des autres ong. Ainsi que le note Philippe Mesnard, qu’il s’agisse de faim, de maladie ou de handicap, chaque ong construit son identité à partir de la représentation qu’elle produit des victimes qu’elle secourt, et en regard de l’horizon référentiel que cette représentation constitue (Mesnard 2002 : 65).

Par ailleurs, dans chaque dispositif de communication, c’est l’ong qui s’exprime à travers les souffrances et les actions qu’elle met en évidence. Même lorsque la victime, le médecin, le directeur des opérations, par un effet de mise en scène, donnent à penser qu’ils s’expriment directement, l’ong est toujours omniprésente, et son identité est mise en avant. Toutes les communications sont ainsi imprégnées de l’omniprésence de chaque ong énonciatrice. La stratégie s’étend parfois jusqu’aux éléments plus ou moins subtils de rappel de l’identité, ainsi qu’on peut le voir sur la Figure 1, où le cadrage de la photo révèle une volonté de faire apparaître distinctement les initiales de l’association arborées par l’agent humanitaire sur son gilet. De manière globale, c’est par des actions de communication que les organisations humanitaires vont induire une distinction et une (re)connaissance des causes spécifiques qu’elles défendent par rapport aux autres acteurs du même type. C’est par une communication visuelle, chargée d’images spécifiques et permettant une distinction et une reconnaissance de leur domaine d’intervention, que les ong vont construire et affirmer leur identité. In fine, la victime type et les éléments de rappel de l’identité de l’ong agissent en opérateurs de distinction. L’abondance et la qualité des communications de chaque ong font partie des procédés proactifs qui vont alimenter ses caractéristiques distinctives, les jugements de valeur portés sur sa marque, et finalement les variables liées à sa légitimité.

Symbolisant la souffrance et l’injustice, la représentation de la victime apparaît comme la principale preuve et le principal moyen de justification. La désolation, l’indigence et la détresse se matérialisent désormais à travers les images des victimes et des opprimés, comme si le message était directement porté par eux et non par les ong. Les différents attributs inscrits sur chaque représentation de la victime constituent autant d’opérateurs de légitimation, autant de preuves que l’humanitaire et les ong humanitaires sont et doivent être légitimes. Ils rendent également compte des diverses facettes que revêt la légitimité des organisations humanitaires. L’objectif de l’étape suivante est précisément de théoriser ces différentes dimensions de la légitimité, entre les justifications du projet humanitaire, de la raison d’être de l’ong, de son expertise, de ses actions concrètes en faveur des victimes, etc.

C – Une légitimité multidimensionnelle

Concrètement, suivant les formes de représentations humanitaires de la victime, la légitimation des ong se fait à plusieurs niveaux, qui sont autant de dimensions de justification :

  • La légitimité du projet humanitaire, liée à la nécessité de l’humanitaire, et basée sur la réalité des malheureux frappés par des crises. L’urgence liée à la crise népalaise, et les « 20 millions de personnes menacées de famine », exemplarisées par la petite fille au corps décharné, justifient l’existence du projet humanitaire. La rhétorique émotionnelle constitue l’un des éléments majeurs de cette légitimation, d’où la sélection d’une catégorie spécifique de victimes. La souffrance dans le monde, matérialisée et prouvée par les corps souffrants mis en scène par les dispositifs de communication, justifie l’existence et la pertinence de l’activité humanitaire, du système humanitaire.

  • Lalégitimité d’existence et d’exercice de l’organisation. La première tient, pour chaque ong, au fait même d’exister et d’avoir des compétences pour porter et réaliser le projet humanitaire. Elle est justifiée par les démonstrations des aptitudes opérationnelles de l’ong, lesquelles vont contribuer à sa crédibilité et à la justification de la légitimité de son existence. L’intervention réelle (surtout visible) d’acf auprès des victimes du séisme népalais et de la crise de famine légitime l’existence de l’ong, lui conférant le droit d’exister. La seconde prolonge la première, et repose sur la qualité des missions et la performance de l’ong données à voir par les communications. Elle est par exemple matérialisée par l’opération effectuée par l’agent humanitaire sur la Figure 1, et par les précisions sur l’aide spécifique à laquelle chaque montant correspond sur la Figure 2 (il s’agit aussi ici d’une façon de spécifier les actions concrètes de l’ong). De manière générale, ces deux niveaux sont évalués par le bais de l’appréciation des actions que chaque ong déploie sur les terrains d’intervention pour corriger la souffrance du monde. « Ce qui justifie, en fin de compte, le mouvement humanitaire, c’est que ses membres vont sur place. La présence sur le terrain est la seule garantie d’efficacité et même de vérité » (Boltanski 2007 : 329). D’où les fréquentes références au terrain et aux équipes sur place dans les énoncés (« nos équipes terrain, présentes dans chacun de ces pays depuis plusieurs années » sur la Figure 2), ainsi qu’une mise en scène de la restauration de l’ordre, du traitement du mal, généralement illustré par un geste technique (soins, construction d’abris, mesures anthropométriques, etc. ; voir Figure 1).

  • La légitimité des principes. Elle se réfère aux valeurs portées par les ong, ainsi qu’aux principes qui leur servent de boussole (principes humanitaires[5]). Ces valeurs et principes plutôt généreux, au bien-fondé évident, sont sympathiquement accueillis par les publics et ont une valeur intrinsèque dont on peut difficilement remettre en cause ou relativiser la justesse (Juhem 2001 : 10). À l’instar de la légitimité liée à la nécessité humanitaire, la légitimité des principes engage le champ humanitaire dans sa globalité. Si la première s’appuie sur les malheureux comme principal opérateur de justification, la seconde s’appuie sur les valeurs quasi consensuelles d’entraide et de solidarité, et engage une logique plus rationnelle qu’émotionnelle. L’émotion n’est pas forcément absente de ce raisonnement mais n’en constitue pas l’essence.

C’est aussi à ce niveau que l’on peut constater une forme de récursivité de l’action humanitaire, en ce sens que « les valeurs humanitaires justifient l’action au même titre que l’action produit ces valeurs » (Hours 1998 : 47). Par récursivité nous entendons un système autoréférentiel de structuration réciproque des différents éléments qui le composent, et de jeu d’implications mutuelles d’actions et de rétroactions (Mucchielli 2006 : 19). Cette récursivité rend compte de l’interaction entre les différents éléments qui forment l’humanitaire (projet, principes, actions, acteurs, terrains d’intervention), où chacun est à la fois produit et producteur des autres éléments. La récursivité de l’humanitaire implique donc que les éléments de sa légitimation se trouvent à l’intérieur de son système. Ce faisant, l’humanitaire se justifie par sa vocation, s’auto-cite et s’auto-justifie en mobilisant à travers les discours des éléments de son système (récits fondateurs et constitutifs de l’humanitaire, principes, valeurs, etc.). L’humanitaire est à la fois un principe, un objectif et un processus en même temps qu’une fin.

  • Lalégitimité liée à la cause. Elle concerne spécifiquement les causes défendues par chaque ong et les actions menées à cet effet. La cause défendue peut contribuer à la visibilité (généralement selon les émotions qu’elle suscite) et la visibilité contribue à réactiver la légitimité. Certaines causes sont plus vendables et plus mobilisatrices que d’autres : « [d]’évidence, il est plus facile de collecter des fonds pour l’enfance malheureuse que pour des prisonniers sortant de prison, en cure de désintoxication » (Vaccaro dans Dauvin 2010 : 89). Ainsi, plus la cause défendue est vendable, car revêtant un caractère plus émouvant, plus elle émet des signaux valorisants et légitimants. L’émotion et le ressenti deviennent alors des outils de lecture et de jauge de la légitimité d’une cause et de l’ong qui la porte. C’est sans doute ce qui explique que la cause défendue soit souvent incarnée par une victime qui porte le mieux en elle ses attributs, tel que c’est le cas pour la petite fille amaigrie de la Figure 2.

  • La légitimité d’expertise. Elle correspond à l’accroissement des compétences techniques et scientifiques, à l’expertise acquise au fil du temps sur des thématiques spécifiques, et à la capacité de contribuer à la performance et l’efficacité du système humanitaire. Dans une perspective globale, cette dimension permet de différencier les ong humanitaires des philanthropes, personnalités publiques et entreprises qui dédient une partie de leurs activités aux causes humanitaires : ils n’ont pas le niveau d’expertise et de professionnalisme des humanitaires (connaissance du terrain, expertise sur chaque domaine d’intervention, équipes dédiées exclusivement à l’activité humanitaire, etc.). De façon plus spécifique, cette dimension légitime une ong telle que msf dans le domaine de la santé, et acf dans le domaine de la sécurité alimentaire. Dans les communications, cela s’exprime par exemple par l’introduction d’un jargon technique ou spécialisé dans les énoncés (« insécurité alimentaire » ; « sous-nutrition aiguë » sur la Figure 2), et la monstration de professionnels sur le terrain en pleine activité souvent liée à l’expertise de l’ong (opération de pesée sur la Figure 1).

La légitimité demande un travail continu portant sur sa nature, sa diversité et la complémentarité de ses déterminants. Elle se construit dans un cadre d’interactions et est le résultat de la « délibération générale » (Habermas 1992 : 180). Sur les dispositifs de communication, outre le travail sur le cadrage, le vocabulaire et le choix des images, il s’agit aussi d’énoncés visant l’implication des publics – pronoms inclusifs « nous », « nos », « notre », exhortations au passage à l’action (« agissez maintenant » sur la Figure 2). Ces stratégies énonciatives tentent de créer un double lien, entre le lecteur du message et l’ong d’une part, et entre le lecteur et la victime représentée d’autre part. Sur la base de ces liens (aussi bien affectifs que rationnels), les lecteurs vont délibérer, évaluer, valider l’action et l’existence de l’ong. En un sens, mis à part l’impact qu’elles ont sur les vies des personnes qu’elles secourent, les actions humanitaires n’ont de valeur que lorsqu’elles sont contemplées et évaluées.

IV – L’image comme instrument de preuve, de valorisation et de distinction

En guise de synthèse, notons que dans les productions visuelles de l’ongacf, on observe généralement une série d’indices qui, associés, disent « famine ». Parfois un seul indice s’avère suffisant, ainsi qu’on peut le relever sur la Figure 2. Ces indices, souvent contenus dans les attributs de la victime représentée, constituent des opérateurs de réactivation de la légitimité de l’ong, de ses combats, de ses activités, jusqu’à la nécessité de son existence. L’existence même de cette petite fille dans les bras de sa mère, à l’évidence affamée, légitime l’existence et les actions de l’ong. Derrière le paratexte « nos équipes de terrain, présentes dans chacun de ces pays depuis plusieurs années » se loge une promesse induite selon laquelle l’ong pourrait corriger, venir à bout de ce fléau, la famine. Heureusement que l’ong existe et s’est saisie du problème. Plane alors l’idée selon laquelle l’ong sauve des personnes, cet enfant, contre un risque de mort provoquée par la faim. Elle (s’)est ainsi érigée en sauveuse, en héroïne. Elle propose de partager cette mission de sauvetage avec des publics dont l’attention a de toute évidence été retenue par des mécanismes de convocation d’émotions morales. Les publics, conquis, veulent partager cet héroïsme en aidant l’enfant… Ainsi émergent des donateurs. Voilà la légitimité de l’ong prouvée et approuvée. Il y a cependant, dans l’écosystème humanitaire, pléthore d’acteurs ; il faut donc chercher à se démarquer et à se singulariser. L’image d’un enfant décharné renseigne et renouvelle la promesse d’un combat spécifique, mené par une ong spécifique, en mettant en exergue les valeurs auxquelles elle s’identifie et veut être identifiée : garantir la sécurité alimentaire. Il ne s’agit pas d’images d’appareillages orthopédiques, ou de secouristes portant un logo en forme de croix rouge, encore moins de l’idée d’une assistance médicale, mais bien d’une scène qui suggère la faim et l’absence de ressources alimentaires. En cela, l’ong se distingue et façonne les codes qui permettent aux publics de l’identifier parmi d’autres. L’apposition de la signature « Action contre la faim » (ultime opérateur de distinction) vient parachever le processus d’affirmation de son identité, de construction d’une marque autour du leitmotiv de lutte contre la faim dans le monde, comme le précise d’ailleurs son nom. Le succès de ce type de campagne garantit à l’ong de la notoriété, en laissant une trace chez le lecteur qui va enrichir son réseau d’associations à la marque acf.

Conclusion

La mobilisation systématique de l’image dans les énoncés humanitaires vise aussi, au-delà des objectifs de compassion lucrative (il faut financer le fonctionnement et les interventions de l’ong), à réactiver, par des justifications visuelles, la légitimité de chaque ong. La représentation de la victime permet aux organisations humanitaires de justifier l’utilité de leur existence, d’affirmer leur identité, et de réactiver et entretenir leur légitimité. La légitimation des missions humanitaires se fonde sur ce qui est donné à voir et à évaluer, d’où l’ingénieuse orchestration des campagnes de communication, témoignant de choix stratégiques (sélection d’images, topographie des dispositifs, choix des mots, choix des modes de diffusion, etc.). La légitimité des humanitaires tient aussi à ce que les énoncés véhiculent l’idée d’un contrat moral découlant d’une « économie morale », qui correspond à un

système de normes et d’obligations. Elle oriente les jugements et les actes, distingue ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Plus que des règles économiques, ce sont des principes de bonne vie, de justice, de dignité, de respect, en somme de reconnaissance, pourrait-on dire en se référant à Axel Honneth. On n’est plus dans le domaine de la production et de la distribution de biens et de prestations, mais dans le domaine de l’évaluation et de l’action, qui concernent bien entendu l’économie, mais aussi d’autres types d’activité sociale.

Fassin 2009 : 1243

La légitimité humanitaire ne se limite pas (plus ?) à la seule dimension réglementaire, à la seule habilitation, aux seules valeurs sociales attribuées à son projet. Son évaluation s’étend au registre de la crédibilité, c’est-à-dire à la preuve de son aptitude, à la justification de ses capacités à mener des interventions humanitaires, voire à les mener de façon pertinente et efficace. Le caractère fragile et provisoire de la légitimité implique qu’elle ait besoin d’être constamment entretenue et réactivée par des justifications. Par analogie avec la façon dont Rosanvallon décrit la légitimité en politique, les normes juridiques et les valeurs conférées au projet humanitaire donnent un « permis » d’exercer, mais la légitimité humanitaire est un « permis à points » (2014 : 6). Chaque facteur déstabilisant l’un des points constitue un risque pour les autres et pour le permis lui-même. La légitimité se joue auprès de l’opinion publique, des institutions, des bailleurs de fonds, des gouvernements, etc. Sa reconnaissance par l’un des acteurs influence l’évaluation des autres.

La légitimité est par ailleurs éprouvée par le changement du rapport au monde, où la passivité veut se transformer en activité. On peut évoquer par exemple l’émergence de personnalités dont les projets tendent à court-circuiter les organisations humanitaires, longtemps seules intermédiaires entre les bénéficiaires et les donateurs, ouvrant la voie à un bouleversement des modalités classiques d’aide humanitaire et remettant en question la légitimité des institutions humanitaires comme uniques acteurs ayant la capacité de témoigner et de collecter des fonds.