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L’explication des phénomènes migratoires est dominée par deux approches : la première, économique, axée sur le coût de la main-d’oeuvre dans les pays d’accueil et les motivations matérielles des émigrants : la deuxième, structurelle, pour qui les politiques migratoires des pays développés sont le produit de leur héritage historique (colonisation, nation d’immigrants, etc.) (p. 4). Pour Frida Boräng, ces approches traditionnelles présentent une importante limite analytique : elles ne font pas de distinction entre immigration de main-d’oeuvre (labour immigration) et immigration forcée (forced immigration) (réfugiés, demandeurs d’asile et immigrants humanitaires). En effet, ces deux formes d’immigration sont des phénomènes profondément distincts qui ne peuvent se prêter à la même explication. Mobilisant l’institutionnalisme, elle formule un nouveau cadre théorique explicatif pour chacun de ces deux types d’immigration, dont elle s’attelle à démontrer la pertinence tout au long des cinq chapitres de son ouvrage autour de deux principales hypothèses.
La première hypothèse soutient que le niveau de la main-d’oeuvre immigrante, qui fait son entrée de façon régulière dans un pays donné, est déterminé par la configuration institutionnelle qui gouverne le marché de l’emploi de ce pays. Autrement dit, le degré d’institutionnalisation du marché de l’emploi se présente comme une variable explicative des flux de la main-d’oeuvre immigrante. L’ouvrage identifie trois principaux facteurs permettant de rendre compte du niveau d’institutionnalisation du marché de l’emploi. Primo, les mécanismes qui déterminent les salaires minimums : sont-ils le résultat de négociations centralisées entre syndicats et associations d’employeurs, ou au contraire, sont-ils déterminés par le marché ? Secundo, l’étendue du pouvoir des organisations syndicales qui leur permettent, ou non, de contrecarrer le recrutement de la main-d’oeuvre immigrante. Tertio, les choix de l’État qui, face à une pénurie de main-d’oeuvre, peut favoriser le recours aux immigrants, ou, à l’opposé, opter pour des politiques alternatives (favoriser la reconversion professionnelle, augmenter l’âge du départ à la retraite, etc.).
Une fois agrégés, ces trois facteurs donnent naissance à un index reflétant le niveau d’institutionnalisation du marché de l’emploi qui fait office de variable indépendante pour tester cette première hypothèse. Utilisant diverses mesures de la main-d’oeuvre immigrante dans les pays de l’OCDE pour la période 1985-2007, l’ouvrage démontre à travers un ensemble de modèles de régression la validité de la relation théorisée. En effet, le flux des travailleurs immigrants vers les pays étudiés s’avère négativement corrélé au degré d’institutionnalisation de leurs marchés de l’emploi. Ainsi, les pays scandinaves et la Belgique, aux marchés de l’emploi très institutionnalisés, se distinguent par de faibles flux de la main-d’oeuvre immigrante tout au long de la période étudiée, tandis que des pays comme l’Australie, le Canada, l’Italie, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni présentent le schéma opposé (p. 67), bien que dans les deux groupes, cette relation se soit affaiblie avec le temps.
La deuxième hypothèse proposée par l’ouvrage est celle qui lie la proportion de réfugiés et demandeurs d’asile acceptés par un pays aux particularités des institutions de protection sociale qui y existent. Autrement dit, le degré de générosité de l’État-providence aurait un impact sur les politiques publiques d’accueil des immigrants forcés. Selon Boräng, plus l’État-providence est « généreux », plus il aura tendance à produire une forte adhésion sociale aux principes de générosité et de solidarité, impliquant ainsi un puissant cadrage normatif auquel les politiciens sont assujettis. Ce cadre normatif est spécifique au cas des immigrants forcés et ne s’applique aucunement à la question de l’immigration dans sa globalité. Dans ce contexte, l’acceptation de réfugiés et de demandeurs d’asile sur le territoire national apparaît donc comme un acte de conformité aux normes qui gouvernent le débat public sur la question.
Il n’est pas surprenant dès lors que sur toute la période étudiée (1980-2008), les pays qui offrent le plus haut niveau de protection sociale à leurs citoyens soient ceux qui ont accueilli la plus forte proportion d’immigrants forcés. Les pays scandinaves occupent ainsi le haut du pavé, suivis en cela par l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse. À l’opposé, le Royaume-Uni et l’Irlande se présentent comme des États restrictifs en la matière, confirmant ainsi la seconde hypothèse formulée par l’ouvrage. Néanmoins, Boräng affirme que ces résultats sont à prendre avec précaution. D’une part, parce que la relation de causalité entre le degré de générosité de l’État-providence et l’accueil des réfugiés et des demandeurs d’asile demeure assez faible statistiquement. D’autre part, comme le cas danois l’illustre assez bien, l’influence grandissante de la droite radicale peut modifier la donne : le Danemark a introduit dès 2001 des politiques extrêmement restrictives en matière d’asile.
Malgré cette limite, la contribution théorique de cet ouvrage demeure indéniable. Le mécanisme causal proposé est convaincant et les précautions méthodologiques prises par Boräng, notamment le choix des données utilisées, sont judicieuses. Cependant, le fait que son analyse s’arrête à 2008 soulève des questions. En effet, la période post-2008 est riche en évènements liés à la thématique étudiée. La crise des réfugiés syriens en est l’exemple le plus marquant. Dans ce contexte, on est légitimement appelé à se demander si le cadre théorique développé par cet ouvrage peut passer le test des données actualisées. De plus, l’impossibilité pour Boräng d’intégrer les « sans-papiers » dans son analyse, composante parfois numériquement importante de la main-d’oeuvre immigrante sur le marché de l’emploi, comme c’est le cas par exemple aux États-Unis, nous pousse à affirmer que ce nouveau cadre théorique proposé, bien que pertinent, demeure très circonscrit géographiquement et temporellement.