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Quinn Slobodian présente un point de vue original sur l’histoire des idées et l’influence du néolibéralisme en soulignant l’importance de l’école de Genève.
Les recherches existantes ont traité cette question soit à travers l’histoire intellectuelle, soit par l’analyse politique des régimes et structures globales. Slobodian cherche à combiner ces deux traditions et à montrer l’impact des néolibéraux de Genève dans la victoire institutionnelle du néolibéralisme et du globalisme économique contre la démocratie et le nationalisme entre les années 1920 et 1990.
L’ouvrage se distingue par le fait qu’il souligne que ce projet n’était pas économique, mais « gestionnaire ». En outre, Slobodian affirme que les néolibéraux, dont l’école de Genève constitue un exemple, ne croyaient pas à l’autorégulation des marchés, au caractère économiquement rationnel des individus ou à l’opposition aux États. Par contre, ils recherchaient une gouvernance, des règles et des institutions globales pour le capital, contre la démocratie et l’irrationalité humaine. Ainsi en aspirant à l’ordre global comme les ordolibéraux au niveau national, les néolibéraux de Genève sont en fait des « ordoglobalistes ».
Afin de défendre cette thèse, Slobodian présente l’impact qu’ont eu les membres d’un groupement académique qu’il appelle l’école de Genève, avec entre autres Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises, Michael Heilperin, Friedrich von Hayek et Gottfried Haberler. Selon l’auteur, quatre écoles constituent la pensée néolibérale : Fribourg (Walter Eucken), Chicago (Milton Friedman), Cologne (Alfred Müller-Armack) et Genève.
À cette fin, il commence par l’histoire des années 1920 à Vienne, à partir d’où la recherche se déplace vers Genève dans les années 1930. Au-delà de cette période, et contrairement à de nombreuses études, Slobodian continue à se concentrer sur la recherche néolibérale européenne au lieu de se tourner vers les États-Unis.
L’école de Genève ne se concentrait pas sur la science économique, mais sur la loi et la gouvernance. Dans un monde « postimpérial », les ordoglobalistes cherchaient à réaliser une constitution, des lois et une gouvernance globale pour protéger l’économie, la propriété et le libre-échange des capitaux et des biens. Cela nécessitait un tribunal supranational qui puisse surpasser les législations nationales. Comme il n’était plus possible de rétablir les empires, le fédéralisme global devait délimiter l’autonomie des nations, notamment pour limiter l’État-providence des keynésiens. Cependant, les États nationaux conservaient leur rôle dans la protection de la concurrence et dans la division globale du travail. L’auteur note que, durant la période en question, Hayek et Mises rejetaient l’idée d’un État minimal.
D’ailleurs, les néolibéraux utilisaient le langage des droits, mais il ne s’agissait pas des droits de l’homme comme la liberté d’expression, mais des droits des xenos (des étrangers qu’on traite comme des amis invités), c’est-à-dire des investisseurs, à se déplacer et faire circuler le capital, les biens et les services à travers les frontières. Le mouvement ouvrier représentait un obstacle à ces droits.
Slobodian rappelle l’impact des trois ruptures du 20e siècle sur la pensée néolibérale.
Premièrement, la politisation de l’économie, la fin du libre-échange et le nationalisme pendant la Première Guerre mondiale, ainsi que l’objectif de la démocratie de masse, ont engendré le scepticisme des néolibéraux envers la démocratie et l’État. Les ordoglobalistes soutenaient la démocratie seulement sous une forme restreinte, plutôt comme une démocratie de consommateurs, et uniquement quand elle produisait la stabilité.
Deuxièmement, la Grande Dépression a suscité chez eux un manque de confiance dans les chiffres et les théories mathématiques et économiques qui ne pouvaient pas prévoir et empêcher les crises. L’auteur arrive à la conclusion que cette transition entre des recherches portant sur les cycles économiques et des recherches sur l’ordre et les institutions marque la naissance du néolibéralisme.
Troisièmement, le défi que posait le post-colonialisme au capitalisme dans les années 1970 : l’auteur estime, contrairement à plusieurs autres recherches, que les ordoglobalistes n’essayaient pas de séparer l’économie et la politique. Au contraire, ils cherchaient à établir un ordre militant global qui empêcherait l’adversaire (la démocratie de masse et les nouveaux États post-coloniaux) d’intervenir dans l’économie. Dans le contexte du post-colonialisme et de l’apartheid, Slobodian aborde aussi la question du racisme de Röpke et de William Hutt dont Hayek, Mises et Heilperin se dissociaient. Pour Röpke, la discrimination raciale était un moyen de garantir le statu quo économique.
La contribution la plus intéressante de l’ouvrage est la présentation de l’influence concrète des néolibéraux sur la gouvernance globale : le rapport de la Chambre de commerce internationale de 1927 sur les réductions des barrières d’échange : le lobbying réussi de Heilperin contre l’Organisation internationale du commerce : les traités bilatéraux d’investissement initiés par Ludwig Erhard en 1959 entre l’Allemagne de l’Ouest et le Pakistan : la nature ordolibérale de la constitution économique et spécialement des règles de la concurrence et de la Cour de justice (CJUE) de la Communauté économique européenne dans les années 1950, influencées par Ernst-Joachim Mestmäcker et Erich Hoppmann, mais que la première génération de l’école de Genève contestait, la tenant pour de la fragmentation : et finalement l’établissement de l’OMC en 1995, promu par Jan Tumlir, Frieder Roessler et Ernst-Ulrich Petersmann contre le protectionnisme et le nouvel ordre économique international.
Ces descriptions d’un réseau intellectuel sont la meilleure contribution de l’ouvrage. Il s’agit d’une approche qui combine, comme annoncé, l’histoire des idées et leurs influences sur la gouvernance globale. Néanmoins, les exemples sont encore isolés et peu nombreux et il est difficile d’évaluer leur impact effectif.
En conclusion, l’ouvrage écrit dans un style clair et vif par Quinn Slobodian offre un important complément et un nouveau point de vue sur l’influence du néolibéralisme en s’écartant de l’approche qui se concentre sur le néolibéralisme anglo-américain ou ordolibéral. Pourtant, il reste à clarifier dans la recherche future la relation entre le néolibéralisme et l’économisme. L’ouvrage bénéficie de descriptions des rapports entre les ordoglobalistes et, par exemple, les ordolibéraux et le colloque Lippman, mais les relations avec l’école de Chicago restent obscures. Si les ordoglobalistes préféraient l’homo regularis à l’homo economicus, pourquoi l’argumentation économique est-elle toujours dominante dans le discours néolibéral ainsi que dans l’argumentation commune ?
Resterait aussi à pallier quelques autres carences mineures dans les prochaines études. L’auteur suggère un rapport entre les ordoglobalistes et des grandes entreprises, mais il ne se penche pas vraiment sur cette question. Par ailleurs, le rôle des individus et leurs libertés pourrait être davantage développés. Le néolibéralisme est-il basé sur la discipline du marché qui dirige le consommateur et non sur l’individualisme ? Également, la dépolitisation ainsi que le manque de légitimation du néolibéralisme mériteraient d’être explorés plus avant. Les néolibéraux, ne voulant pas politiser l’économie, refusaient aux individus la possibilité de décider démocratiquement des orientations économiques. En omettant de légitimer ce système auprès des populations, les néolibéraux auraient-ils contribué à la crise du libéralisme qui surgit quand les gens comprennent que l’économie ne fonctionne pas pour eux ?