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Où que se porte le regard au Moyen-Orient[1], il rencontre des situations complexes où puissance et nuisance, convulsions sociales et politiques s’entremêlent et s’entrechoquent selon des lignes de fracture multiples, générant des tensions, ouvertes ou latentes, mais toujours explosives. Certaines de ces situations se sont enlisées dans une violence protéiforme aiguë : quasi permanente depuis quelques années en Libye, au Yémen ou en Syrie, cette violence peut être plus chronique comme en Irak ou en Afghanistan, et plus circonscrite géographiquement, comme à Gaza ou dans le Sinaï égyptien. Presque partout ailleurs, des faits de violence surviennent épisodiquement, résultant soit du divorce entre populations et dirigeants (Iran, Égypte) ou « occupants » (Irak, Afghanistan) : soit d’actes « terroristes » (Arabie saoudite, Pakistan) : soit d’un bras de fer entre États (Arabie saoudite et Qatar, États-Unis et Iran) ou avec d’autres types d’acteurs encore (Turquie contre Kurdes, Israël contre Palestiniens…).

En raison de son potentiel de conflictualité, d’ailleurs exportable comme en a attesté la portée des actions de l’État islamique (Daesh), de sa localisation à la confluence de trois continents et de routes maritimes stratégiques, de son poids en matière de ressources énergétiques et de la présence d’Israël, le Moyen-Orient reste la région la plus « pénétrée » (Ehteshami et Hinnebusch 1997) par les grandes puissances. Toutefois, les paradigmes traditionnels proposés par la discipline des Relations internationales (RI) peinent à faire sens des développements qui y ont cours, en particulier depuis les attentats du 11 septembre 2001. Certes, une perspective stato-centrée ne retenant qu’une part infime de ces développements pourrait mettre en avant la pertinence du concept d’anarchie, pierre angulaire de la discipline, dans une région où l’animosité entre États reste vive et où la primauté de l’intérêt national et de la puissance s’illustre dans les guerres américaines ou la posture stratégique d’Israël. Toutefois, elle ne pourrait en aucun cas rendre compte de l’incapacité des États-Unis à instaurer un ordre suffisamment légitime pour être opérant dans l’Irak post-Hussein, ou celle d’Israël à neutraliser les revendications palestiniennes. Cette perspective ne pourrait pas non plus faire sens de la désintégration sociale et politique de la Syrie, du phénomène « Daesh », des convulsions internes en Égypte, des mobilisations, souvent réprimées, des populations en Iran, en Irak ou au Liban. Dans ce Moyen-Orient turbulent, « l’irruption du social » s’impose avec force, et la nécessité de développer une sociologie des relations internationales cherchant à rendre compte de la « tectonique des sociétés » (Badie 2016 : 108-110) se fait pressante.

Cet article reprend à son compte le concept d’humiliation, l’un des concepts sociologiques que Badie met au coeur de ce qu’il analyse comme pathologie des relations internationales contemporaines (2019a [2014]) et l’applique au Moyen-Orient. Focalisé sur les pratiques des puissances occidentales porteuses de l’ordre normatif contemporain, l’argument central est que, loin de s’être enrichies des leçons à tirer des effets contre-productifs de la gestion des crises post-bipolaires, les politiques adoptées dans les contextes volatils des années 2000 et 2010 restent massivement productrices d’humiliation et, par conséquent, d’instabilité. Mettant en lumière les différentes sources de cette humiliation et la multiplicité d’échelles sur lesquelles elle opère, cet article analyse les apports d’une lecture badienne des turbulences que traverse le Moyen-Orient. Il propose également de la compléter par une perspective postcoloniale située dans la continuité de la critique de l’orientalisme proposée par Edward Saïd (2003 [1978]). Cette perspective permet de mieux comprendre les relations de pouvoir qu’expriment les politiques génératrices d’humiliation. Ce faisant, elle contribue à désessentialiser le regard souvent porté sur cette région, ses populations et sa conflictualité[2].

La première section revient sur la conceptualisation badienne de l’humiliation et la croise avec le postcolonialisme. La deuxième section s’intéresse à la gestion occidentale des crises et des conflits moyen-orientaux dans l’après-guerre froide. Prenant pour point de départ certains travaux postcoloniaux sur la construction de « l’Autre », elle révèle l’étendue des jeux d’exclusion et d’inclusion qui banalisent les pratiques des deux poids, deux mesures et produisent de l’humiliation. Centrée sur les deux dernières décennies, la troisième section mobilise la typologie des formes d’humiliation proposée par Badie (rabaissement, déni d’égalité, relégation et stigmatisation) pour analyser les pratiques d’exclusion, les diplomaties coercitives et le recours à la force. S’inscrivant dans la mouvance postcoloniale qui étudie la prégnance du substrat orientaliste dans les diplomaties occidentales au Moyen-Orient notamment, elle montre l’étroite imbrication entre altérisation et stigmatisation et en suggère la centralité dans la production des autres types d’humiliation. La dernière section tente d’interpréter la volatilité qui se généralise au Moyen-Orient comme une conséquence de l’humiliation produite par ces pratiques, en écho à l’analyse des « contrecoups » proposée par Badie.

I. L’humiliation : entre dérèglement de puissance et dynamiques orientalistes

Amorcée par une réflexion sur l’État et en rupture avec les théories dominantes, l’oeuvre de Badie nourrit un courant sociologique de plus en plus « critique »[3] en RI [4]. Dans L’État importé, l’auteur montre comment les transactions visant d’une part à exporter, d’autre part à importer le modèle étatique né en Occident conduisent à son universalisation manquée (1992). Ayant conclu que l’État n’est pas cet acteur universel que les approches classiques en RI avaient réifié, Badie en vient à constater, dans Le retournement du monde notamment (Badie et Smouts 1992), qu’il n’est pas non plus l’acteur exclusif de l’international.

À mesure que se déploient, dans les années 2000, de nouvelles dynamiques conflictuelles et les impasses des réponses internationales, l’auteur met en avant les apories de ces dernières, pointant L’impuissance de la puissance (Badie 2004). Commence ensuite à se cristalliser l’une de ses contributions majeures, à savoir l’analyse de « l’entrée des sociétés dans l’arène internationale » (Badie 2007). S’y associe progressivement l’étude des « dérives oligarchiques » des puissances occidentales pour préserver leur monopole, illusoire, sur la conduite des affaires du monde (Badie 2011). C’est dans cette double lignée, et dans le contexte d’une nouvelle décennie marquée par une plus grande déliquescence des sociétés en Afrique et au Moyen-Orient, que Badie publie en 2014 Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales. Il y systématise sa pensée en étudiant comment le dérèglement de la puissance initie une pratique de l’humiliation qui se perpétue au-delà de la décolonisation et des clivages de la guerre froide et « [d]ans sa diversité, […] devient un paramètre stable et structurant des relations internationales » (Badie 2019a : 16).

Définie comme « toute prescription autoritaire, à l’échelle internationale, d’un statut inférieur à celui souhaité et non conforme aux normes énoncées », l’humiliation peut toucher des États dans cette valeur cardinale qu’est leur souveraineté, ou des acteurs individuels ou des collectifs non étatiques dans leur « dignité », leur « honneur » (Badie 2019a : 17). Alors qu’aux premiers temps du système westphalien la puissance savait neutraliser l’humiliation entre « gladiateurs » (2019a : 48-57), Badie argue que celle-ci fait son entrée au 19e siècle avec l’émergence des guerres justes et l’implication croissante des sociétés, au travers du nationalisme notamment. Mais c’est surtout la rencontre coloniale avec « l’autre lointain » qui est selon lui déterminante, en ce qu’elle repose sur un postulat de déséquilibre de puissance qui fonde et justifie la non-réciprocité. Ainsi, « la force aide à réaliser l’ouverture : la punition sanctionne la résistance à la force : l’inégalité construit l’ordre juridique qui en dérive » (2019a : 70).

S’appuyant tant sur l’histoire que sur la période contemporaine, Badie propose une typologie des formes de l’humiliation construite par le croisement de trois propriétés du système international issu du 19e siècle et du paramètre contextuel. Identifiées comme variables explicatives par l’auteur, les trois propriétés correspondent à l’implication accrue des sociétés dans le jeu international (ou « effet de socialisation croissante »), à l’émergence de nouveaux acteurs non occidentaux, et au décalage accru des valeurs débouchant sur un retour à la guerre juste (2019a : 75). Quant au contexte, il peut être « structuré » ou non, selon qu’il se caractérise par « une construction forte, apparente ou réelle, du pouvoir international » ou par une « structure du pouvoir […] incertaine ou fluide » (2019a : 76) [5]. Des multiples combinaisons possibles entre les deux termes de l’équation (propriétés et contexte) peuvent résulter différentes pratiques génératrices de quatre types d’humiliation distincts. L’humiliation par rabaissement est produite par l’infliction au vaincu d’une réduction choquante de son statut (2019a : 78). Le déni d’égalité entraîne la non-application des mêmes règles et droits à l’autre. L’humiliation par relégation opère au travers d’une « diplomatie d’exclusion » (2019a : 88) visant à écarter l’autre de la gestion des affaires du monde, le contraignant à n’être qu’un sujet passif (2019a : 85). Vient enfin l’humiliation par stigmatisation, ou cette « dénonciation infamante de l’autre dans ce qui le différencie de soi-même » (2019a : 91).

Cet ouvrage prend toute son importance dans l’analyse des réactions que génère l’humiliation, tant passée que présente. Badie les identifie dans les mobilisations des sociétés souvent en situation de double défaut d’intégration : en interne, au sein d’États où le contrat social n’a pas pris, et à l’international, ces sociétés s’y percevant comme laissées-pour-compte. Souvent « sans leadership politique explicite » et sans « articulation à la scène politique officielle » (2019a : 181), ces mobilisations dérogent à la grammaire politique classique. Certains des « acteurs non étatiques, non organisés » qui se profilent au travers de ces mobilisations sont les protagonistes de dynamiques porteuses de violence telles que les néonationalismes ou les fondamentalismes. Au niveau étatique, les réactions à l’humiliation prennent la forme de diplomaties de contestation, voire même de déviance. La frontière entre ces deux types de diplomatie est floue et la différence est de degré et non de nature. La première s’inscrit dans la lignée de Bandung[6] et remet en question les fondements du système international, la puissance et l’ordre institutionnel et normatif qu’elle génère, souvent avec l’objectif d’un rééquilibrage. La deuxième va jusqu’à une transgression ostentatoire des règles, normes et valeurs affichées par le système. Les réactions à l’humiliation peuvent enfin prendre la forme d’une violence sociale non maîtrisée, à la confluence de la faillite de l’État, des frustrations et de l’humiliation éprouvées par des pans entiers de sociétés doublement marginalisées, ainsi que des stratégies de « seigneurs de guerre » (Badie 2019a : 218-233).

Cette analyse de l’humiliation et des réactions qu’elle suscite peut être approfondie grâce à certains apports du postcolonialisme[7]. Ce dernier correspond à un courant critique qui commence à s’affirmer en sciences humaines dès les années 1970, s’étendant progressivement à une multitude de disciplines[8]. Au-delà de son extrême diversité, le postcolonialisme vise à étudier l’impact matériel, symbolique et discursif de la colonisation sur les sociétés qui en ont fait l’expérience. Il entend aussi analyser la perpétuation de la domination occidentale au travers notamment de l’ordonnancement social, politique, économique et culturel du monde contemporain (Phillips 2014 : 506). Enracinées dans le postmodernisme, les approches postcoloniales portent une attention particulière aux discours et aux relations de pouvoir qu’ils instaurent. Ce faisant, elles questionnent aussi le caractère ethnocentrique des savoirs qui sous-tendent ces discours et diffusent une vision du monde dominante, mais culturellement située (McEwan 2014 : 213). En prolongement, elles interrogent les catégories produites en Occident telles que « développement » ou « modernité » ainsi que les métaphores spatiales et temporelles qui leur sont associées, comme « tiers-monde » ou « retard »…

S’intéressant ainsi aux relations multiformes de domination entre pays riches (anciennes métropoles et leurs extensions) et « en développement » (anciennes colonies pour l’essentiel), le postcolonialisme s’inscrit intrinsèquement dans le domaine de « l’international ». Toutefois, il n’a fait son apparition en RI que tardivement, bien après avoir marqué des champs proches tels que les études du développement qui se sont nourries des apports de penseurs tels que Gayatri Spivak, Homi Bhabha, Stuart Hall ou Arturo Escobar. Resté plutôt marginal au sein de la discipline, le postcolonialisme y apporte une critique de l’eurocentrisme et de son incidence présente et passée sur les relations globales (Lawson 2015 : 195). Il questionne aussi les différents « schémas discursifs » (narratives) de la discipline et ses concepts clés (souveraineté, anarchie…) et offre de nouvelles pistes de réflexion sur les techniques de pouvoir qui contraignent l’autodétermination des sociétés (Grovogui 2013 : 248). Conjugués aux apports du postcolonialisme dans d’autres disciplines, ces questionnements permettent de mieux comprendre les relations de pouvoir matérielles et symboliques ainsi que l’armature cognitive et discursive qui sous-tendent les pratiques occidentales au Moyen-Orient, y compris en matière de gestion des crises. On peut y puiser des outils pour cerner combien les dénis et les inégalités qui, selon Badie, font de l’humiliation un paramètre structurant du système international, reflètent non pas un simple dérèglement de la puissance (Badie 2019a : 242), mais une violence inhérente au développement de l’ordre international contemporain.

De fait, en dépit de la profondeur historique qu’il adopte, Badie semble rester prisonnier d’un « syndrome de Westphalie ». Dans Le temps des humiliés, son analyse prend pour principal point de départ « l’ordre de la belligérance » (Badie 2019a : 48) qui caractérise le système westphalien et lie en grande partie le dérèglement de la puissance exercée par les États européens à la rencontre coloniale avec « l’autre lointain » au 19e siècle. Ce faisant, l’auteur néglige les rencontres antérieures, souvent violentes, entre sociétés européennes et indigènes. Les « Grandes découvertes » et le début de l’expansion européenne précèdent les Traités de Westphalie d’un bon siècle et demi. Conquistadores, colons, missionnaires, compagnies marchandes, acteurs de la traite négrière furent autant de protagonistes sociétaux de la « conquête » de nouvelles terres et ressources (y compris humaines) et des histoires tragiques des populations autochtones des deux Amériques, d’Afrique et d’Océanie. Dès lors, il est possible de s’interroger si, vraiment, avant le 19e siècle, « l’humiliation s’exerçait en telle ou telle occasion, sans être encore une propriété du système international, mais un simple effet d’acteur » (Badie 2019a : 76). Ayant été jusqu’à la négation de l’humanité de « l’Autre » et au génocide, les pratiques identifiées par Badie comme génératrices d’humiliation sont encore plus anciennes, plus variées et violentes qu’il n’est donné à voir. Comme certains travaux postcoloniaux l’étayent, ces rencontres ont coconstruit le système westphalien (Hall 1996). Elles ont aussi produit une relation de domination qui a imprégné la matérialité, les mémoires et les expériences des populations dominées. Bien que ses manifestations et ses ressorts aient beaucoup évolué dans la période postcoloniale, cette relation n’a pas disparu et continue de structurer le système international. Au Moyen-Orient notamment, elle tire sa capacité à produire l’humiliation à travers la persistance du regard orientaliste.

Là réside un deuxième apport intéressant du postcolonialisme. Contribution majeure à ce dernier (Schech 2014 : 88), la déconstruction de l’orientalisme dont Saïd fut le pionnier fournit en effet un outil complémentaire pour comprendre le substrat discursif et les représentations qui fondent les pratiques hégémoniques occidentales. Pour Saïd, l’orientalisme, dans ses différentes composantes et manifestations, permet à l’Occident de dominer, restructurer et exercer son autorité sur cet espace construit qu’est l’Orient (2003 [1978] : 3) Au-delà du postulat d’inégalité de puissance lors de la rencontre coloniale, souligné par Badie, Saïd analyse la supériorité positionnelle qui place l’Occidental dans une diversité de relations possibles avec l’Orient sans que jamais il ne perde son avantage relatif (2003 : 7). Cette supériorité, matérielle et morale, repose sur la marginalisation et la dévaluation des sociétés et des cultures « autres », ce qui facilite la légitimation des pratiques hégémoniques des puissances occidentales à leurs propres yeux (Cloke 2014 : 74). Cette altérisation des sociétés se prolonge par la production de stéréotypes méprisants à l’égard de leurs membres et qui essentialisent de supposés caractères et comportements, à l’instar de l’image de l’Arabe violent et meurtrier (McLeod 2010 : 41-42).

Grâce à cette mise en perspective de la profondeur structurelle de la relation de pouvoir entre l’Occident et l’Orient et de l’appareil cognitif sur lequel repose l’orientalisme dans son rapport aux sociétés et aux individus subalternes, les analyses postcoloniales permettent de mieux appréhender le caractère systématique des usages de l’humiliation au Moyen-Orient. La section suivante s’efforce de l’étayer en étudiant la dialectique entre altérisation et pratiques génératrices d’humiliation dans les années 1990.

II – La gestion des crises des années 1990 : altérisation et humiliation

Forts de l’issue de la guerre froide qui les conforte dans leur conviction de la supériorité de leur modèle et valeurs, et les libère de la nécessité de soutenir certains de leurs anciens clients, les États-Unis et, dans une moindre mesure, d’autres puissances occidentales, ont multiplié au Moyen-Orient les pratiques d’exclusion et de déni. Dérivant de ce que Krishna appelle « l’orientalisme ordinaire » (everyday orientalism, 2009 : 132-138) qui repose sur une méconnaissance du « Moyen-Oriental », son essentialisation et, là où il apparaît menaçant, sa diabolisation, ces pratiques ont contribué à renforcer « l’altérisation »[9] de la région et à y alimenter souffrances et humiliations.

Pourtant, la période semblait porteuse de nombreuses opportunités à ses débuts. Outre la fin de la rivalité bipolaire, une série de conjonctures favorables à la paix intervient vers la fin des années 1980 : la guerre Iran-Irak s’achève, l’Union soviétique se retire d’Afghanistan, la répression israélienne de la première Intifada s’enlise, Khomeini décède… De plus, l’invasion du Koweït enclenche une dynamique qui permet la réaffirmation de la primauté de la Charte de l’ONU, la négociation de la fin du conflit libanais et le lancement d’un processus de paix régional[10]. Ces opportunités sont toutefois rapidement dilapidées. De fait, la gestion des suites de la guerre d’Afghanistan, de la deuxième guerre du Golfe ainsi que celle du processus de paix régional réinscrivent la coercition comme principal mode d’interaction et renforcent dans la région les clivages entre les puissances occidentales et leurs alliés et les « autres », qui restent frappés par la stigmatisation ou, tout au moins, la relégation, et contre lesquels tout est virtuellement permis, quel qu’en soit le prix pour les populations.

Fortement structuré par les logiques bipolaires, le premier conflit afghan s’était distingué par le soutien apporté par les États-Unis aux moudjahidines contre l’Armée rouge. Avec la fin de la guerre froide, Washington s’en désintéresse. Aucune sortie de conflit n’est sérieusement pensée alors que les structures étatiques se sont délitées. Le pays sombre dans une guerre civile où de nombreux groupes armés, souvent héritiers des moudjahidines, opèrent en toute impunité. Forts de leur zèle religieux mais surtout de leur assise pashtoune et du soutien du Pakistan, les talibans parviennent à s’imposer, formant un nouveau régime à Kaboul en 1996. Les capitales occidentales notamment se refusent à le reconnaître. On peut y voir l’effet d’un prisme orientaliste qui, par sa focalisation extrême sur le fondamentalisme et le militantisme islamistes, masquait les spécificités sociales, politiques et contextuelles du gouvernement des talibans (Rais 2008 : 74). Jouent aussi contre lui ses accointances avec l’organisation djihadiste al Qaïda. Formée par d’anciens moudjahidines arabes qui migrent vers d’autres terres en guerre, cette dernière cible directement les États-Unis en août 1998 en Tanzanie et au Kenya, suscitant des représailles en Afghanistan. La dynamique menant au 11 Septembre et à la guerre américaine en Afghanistan est alors enclenchée.

La deuxième guerre du Golfe n’a pas de suites plus encourageantes. Certes, le Koweït est libéré. Mais si le président George H. Bush a la prudence de ne pas marcher sur Bagdad pour renverser Hussein, la guerre est particulièrement destructrice[11]. En outre, dans le contexte très particulier de cette première crise post-guerre froide, le Conseil de sécurité adopte la Résolution 687 (avril 1991) dont les dispositions sont extrêmement intrusives. Cette résolution permettra un glissement vers une approche de plus en plus unilatérale et basée sur la coercition à l’égard du régime de la part de Washington, Londres et, dans une moindre mesure, Paris. Surtout, c’est la population irakienne qui fait les frais des sanctions dont la conception, la durée et la sévérité amènent certains à y voir une « arme de destruction massive » (Chomsky et. al. 2000), voire un véritable « génocide » (Bisharat 2001). Même s’il n’est pas « islamiste », la souffrance de « l’Irakien » demeure invisible aux décideurs occidentaux, ou ne les touche pas.

La trajectoire du processus de paix israélo-palestinien n’est pas bien différente. Contraint de prendre une initiative dans ce dossier tant la vigueur de la réaction américaine à l’invasion du Koweït contrastait avec l’apathie face à une occupation qui perdurait depuis 1967, Washington organise la conférence de Madrid (octobre-novembre 1991) pour lancer un processus de paix régional. Les Palestiniens, pourtant les premiers concernés, n’y sont pas conviés. C’est la diplomatie norvégienne qui permet une réelle avancée en 1993, grâce à la signature des accords d’Oslo. Le processus ne tarde toutefois pas à s’enliser dans la violence[12]. Nonobstant le différentiel de puissance entre une armée d’occupation toute-puissante et une population palestinienne largement démunie, s’impose une lecture exclusivement centrée sur le « terrorisme ». Une fois gommée toute responsabilité israélienne dans les éruptions de violence, émerge l’image du terroriste islamiste palestinien, sans cause ni légitimité, dont la seule rationalité est de tuer, lâchement et gratuitement, autant d’Israéliens que possible (Chagnollaud 2013). Ce discours fonde l’acceptation tacite par la communauté internationale des pratiques israéliennes allant de l’emmurement de Gaza à la colonisation accrue de la Cisjordanie en passant par le lot de violences physiques, structurelles et symboliques de l’occupation. Cette acceptation se renforce après les attentats du 11 Septembre.

Fondée sur divers registres de violence et la disqualification de l’autre, cette gestion de trois crises pourtant bien différentes repose sur une vision unilatérale et réductrice de ces dernières, alimentant les souffrances et les griefs des populations, leurs expériences d’exclusion et de déni. La progression de la radicalisation et la propagation de réseaux transnationaux violents en seront des conséquences saillantes, dont la gravité se révèlera le 11 septembre 2001. À ces attentats traumatiques, les États-Unis et leurs alliés répondent par une « guerre contre le terrorisme » qui ouvre la voie à une série d’interventions militaires.

III – Altérisation, stigmatisation et recours à la force

Cette réponse ne constitue pas tant une inflexion qu’un durcissement d’une approche déjà existante et ancrée dans l’héritage orientaliste des diplomaties occidentales. Tout d’abord, la figure du « terroriste » se cristallise : pratiquant un islam rétrograde, exsudant intolérance morale et haine pour l’Occident et son mode de vie, le « terroriste » est le produit de la décadence politique et sociale du « monde musulman » : toute rationalité politique, toute cause pouvant justifier le recours à la violence ayant ainsi été exclues, les sociétés civilisées, victimisées, acquièrent le droit de combattre le terrorisme par tous les moyens, y compris ceux qui contreviennent aux conventions et normes internationales (Grovogui 2013 : 254). Ayant répudié la modernité et sa « géographie morale », le terroriste abandonne les droits, protections et dignité qu’elle confère (Gregory 2004 : 28). Dès lors, les usages de l’humiliation peuvent se mettre en branle sans retenue, tant au niveau agrégé des États et des sociétés qu’au niveau micro des individus, « terroristes » ou simples civils.

Des quatre pratiques recensées dans la typologie de Badie, trois s’exercent à grande échelle et en étroite association au Moyen-Orient depuis lors, et ce au départ donc de la stigmatisation des acteurs, qu’ils soient étatiques ou non. Le premier type, soit le rabaissement comme imposition « au vaincu [d’]une réduction brutale de son statut de puissance et [création] à partir de là [d’]un choc émotionnel au sein de l’opinion » (Badie 2019a : 78), est une occurrence rare réservée aux États. Le seul cas incontestable est celui de l’Irak en 2003 : même soumis à des sanctions incapacitantes, le pays demeurait formellement souverain. L’invasion américaine balaie le régime et prétend tout reconstruire. Le cas de l’Afghanistan des talibans est déjà plus épineux puisqu’au moment de l’invasion américaine en représailles aux attentats du 11 septembre 2001, seuls trois pays (Pakistan, Arabie saoudite et Émirats arabes unis) reconnaissaient le régime. L’Autorité palestinienne de Yasser Arafat, assiégée par les forces israéliennes dans les premières années de la deuxième Intifada, ne représentait pas un État indépendant. Avec la Libye et la Syrie qui se désagrègent dans la foulée de leurs « printemps arabes » respectifs, les notions même de vainqueurs et de vaincus deviennent difficiles à appliquer. Par contre, dans toutes ces situations, c’est l’imbrication des trois autres vecteurs d’humiliation qui constitue le principal dénominateur commun.

Dans les trois premiers cas, c’est bien la qualification de « terroriste » qui stigmatise la cible et entraîne tant son exclusion de toute négociation[13] que le déni de toute égalité, puisqu’elle affranchit celui qui la prononce de l’obligation de respecter les normes premières du droit. Si les conditions dans lesquelles la guerre contre l’Afghanistan des talibans est lancée semblent se rapprocher de la légitime défense[14], le renversement du régime et la mise en place discrétionnaire d’un nouvel ordre sont des pratiques à la légalité contestable. L’invasion de l’Irak par une « coalition des volontaires » se déroule, pour sa part, en violation flagrante du droit international. Menée alors que les débats au sein du Conseil de sécurité de l’ONU avaient clairement établi l’absence de consensus, elle repose aussi sur de fausses allégations concernant les liens du régime avec al Qaïda et la possession d’armes de destruction massive[15]. La guerre quasi totale menée par le gouvernement Sharon contre la deuxième Intifada palestinienne contrevenait aux conventions de Genève mais se nourrissait du succès du discours israélien sur la similitude entre al Qaïda et l’Autorité palestinienne[16].

Dans le cas de la Libye et de la Syrie, le déni d’égalité et la relégation passent par la stigmatisation de leurs dirigeants comme responsables de crimes massifs à l’encontre de leurs populations respectives. Ces crimes sont incontestables, mais la disqualification de leurs auteurs ouvre la voie à des violations répétées de la souveraineté de ces pays : ingérences variées allant du retrait de la reconnaissance d’un gouvernement au profit d’un autre à la fourniture d’armes : objectifs tout au moins implicites de changement de régime : interventions militaires multiformes. Ceci est particulièrement vrai en Syrie où se multiplient, en autant d’entorses au droit international, frappes punitives occidentales et opérations récurrentes des forces israéliennes sur divers types de cibles (bases militaires, aéroports, convois, etc.).

Stigmatisation, déni d’égalité et relégation jouent aussi, dans des proportions et des combinaisons variables mais cette fois plus symboliques, dans les décisions unilatérales dont l’administration Trump s’est fait une spécialité et contre lesquelles le reste de la « communauté internationale » s’est peu mobilisé. On peut évoquer la reconnaissance de la souveraineté d’Israël sur le Golan syrien, occupé au regard du droit international : celle de la légalité des colonies israéliennes dans les territoires palestiniens : celle de Jérusalem comme capitale israélienne ou encore les coupes budgétaires à l’encontre des Palestiniens. Le retrait de l’accord multilatéral sur le nucléaire iranien en dépit du respect de ses termes par Téhéran et la réinstauration d’un train de sanctions très sévères avec des composantes extraterritoriales en sont d’autres exemples forts.

La pratique des assassinats ciblés et une sensibilité variable aux dommages collatéraux selon l’identité des victimes et celle des auteurs révèlent encore plus crûment les schèmes orientalistes qui essentialisent et altérisent, permettant au puissant d’exclure des populations entières de la protection du droit international et des us diplomatiques dès lors qu’une accusation unilatérale est prononcée.

Fin octobre 2019, le président Trump annonçait qu’Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’État islamique, était mort comme un chien, comme un lâche[17]. À peine deux mois plus tard, il ordonnait l’assassinat de Qassem Soleimani, général iranien en fonction alors qu’il était en visite dans la capitale irakienne, expliquant qu’il « était directement ou indirectement responsable de la mort de millions de personnes » (cité dans Barbancey 2020). Face aux critiques, son secrétaire d’État, Mike Pompeo, avait appelé tout un chacun « à soutenir l’action des États-Unis pour faire en sorte que la République islamique d’Iran se comporte simplement comme une nation normale » (cité dans Libération 2020). Dans la rhétorique dissuasive adoptée face à l’Iran, le président américain alla jusqu’à assurer tenir dans sa ligne de mire cinquante-deux sites en vue de représailles à toute réaction… Or, certains étant considérés comme patrimoine culturel, la menace de Trump indiquait que son administration était prête à commettre ce qui constitue, au regard du droit international, des crimes de guerre. Si les critiques ont amené Trump à faire machine arrière, il n’en a pas moins exprimé sa frustration en ces termes : « On leur permet de tuer les nôtres. On leur permet de torturer et mutiler les nôtres, on leur permet d’utiliser des bombes pour faire exploser les nôtres. Et on n’a pas le droit de toucher à leurs sites culturels ? » (cité dans Autran 2020).

Indépendamment du jugement moral que chacun peut porter sur les trajectoires d’al-Baghdadi et de Soleimani, leur « exécution extra-judiciaire », la rhétorique et l’imaginaire entourant et autorisant celle-ci s’inscrivent dans le droit fil de l’humiliation par stigmatisation et de son substrat orientaliste tels qu’ils émergent de la lutte contre le « terrorisme ». Même si le président Trump et son secrétaire d’État Pompeo ne se distinguent guère par la finesse de leur style, les éléments de langage évoqués ci-dessus sont représentatifs de ce qui humilie et stigmatise l’individu et ceux et celles qui se reconnaissent en lui par rabaissement (lâche), exclusion de l’humanité (chien) ou de la normalité (nation normale), diabolisation (responsable de millions de morts) et altérisation (leurs sites culturels) depuis plusieurs décennies.

Si l’assassinat du général Soleimani va un cran plus loin puisqu’il cible le représentant d’un État souverain contre lequel les États-Unis ne sont pas formellement en guerre, il ne s’inscrit pas moins dans une pratique des « assassinats ciblés »[18] qui s’amplifie à partir des années 2000 sous couvert de lutte contre le terrorisme. À cet égard, Israël, aux prises avec ses « terroristes » palestiniens, avait une longueur d’avance. Face aux premières grandes opérations d’al Qaïda, les États-Unis ne furent pas en reste. Mais c’est dans l’après-11 septembre 2001 que la pratique deviendra usuelle et sera massivement utilisée par les États-Unis de G.W. Bush et de ses successeurs, au travers notamment de frappes menées par des drones dans divers pays (Yémen, Afghanistan, Pakistan, Irak, Djibouti…) et ciblant les « terroristes » dûment identifiés comme tels et donc voués à l’élimination[19].

Dérogatoires au droit, ces pratiques confirment le statut subhumain du terroriste et des communautés au sein desquelles il évolue puisque les nombreuses victimes « collatérales », souvent invisibles, sont acceptées[20]. Il en va de même des victimes civiles de la coalition internationale contre l’État islamique et dont le nombre, pour le seul épisode de la reprise de Raqqa au cours de la première moitié de 2017, s’élèverait à près de 1600 (Amnesty International 2019). In fine, le prix d’une vie humaine « orientale » semble intrinsèquement inférieure à celle d’un « Occidental ». Il varie aussi selon la main qui tue, comme le suggère la différence de sensibilité au sort des victimes des différents conflits entre Israël et ses ennemis (le Hamas ou le Hezbollah), la teneur des dénonciations relatives aux frappes syriennes ou russes comparées à la discrétion relative quant aux bavures occidentales, ou au coût humain de la guerre au Yémen qu’alimentent les armes occidentales.

IV – Humiliation, retours de flammes et déstabilisation

Comme en atteste l’état du Moyen-Orient près de deux décennies après les attentats du 11 Septembre, l’intensification de la lutte contre le « terrorisme » et ses soutiens présumés s’accompagne d’une aggravation des clivages régionaux, d’une expansion des réseaux transnationaux violents et de la prolifération des ferments de déliquescence étatique et sociale. Les réactions à une humiliation multiforme qui, sous-tendue par l’altérisation inhérente au regard orientaliste, devient paroxystique dans un nombre croissant de situations, peuvent l’expliquer.

L’un des trois niveaux de réaction à l’humiliation identifiés par Badie correspond aux États qui, en quête de légitimation interne, frustrés par la structuration du système international et la part qui leur est faite, s’engagent dans des diplomaties pouvant aller de la contestation à la déviance. Même s’il en existe dans le camp des alliés des puissances occidentales[21], ce sont les États relégués et/ou stigmatisés, cibles privilégiées des humiliations, qui deviennent des vecteurs importants de « déviance diplomatique » dans la région. Les cas de la Syrie et de l’Iran sont très emblématiques.

Exclu fin 1991 de la Conférence de Madrid en dépit de ses gestes d’ouverture au moment de la guerre du Golfe (1990-1991), l’Iran organise un contre-sommet rassemblant toutes les parties hostiles au processus de paix israélo-arabe. Le régime aura beau jeu de dénoncer les errements de ce dernier les années suivantes et d’accroître son soutien aux groupes dits « réjectionnistes », en particulier le Hamas en Palestine et le Hezbollah au Liban (Parsi 2007 : 151-158). Le même scénario de mise à l’écart se reproduit après les guerres américaines en Afghanistan puis en Irak, alors même que le régime iranien fait connaître son intérêt à être inclus dans la reconstruction de ses deux voisins immédiats[22]. Il en ira de même au début du conflit en Syrie et de l’émergence foudroyante de Daesh et ce malgré la négociation fructueuse de l’accord sur le nucléaire iranien (juillet 2015). Fortement soutenue par Israël et l’Arabie saoudite, cette mise à l’écart persistante de l’Iran des affaires de la région est à lier à des politiques perçues comme déviantes : raidissement sur le dossier nucléaire et rhétorique outrancière du président Ahmadinejad (2005-2013), instrumentalisation des situations en Irak et en Syrie pour développer son influence au travers de groupes « terroristes ». Ceci n’a bien évidemment fait que réactiver le cercle vicieux de la surenchère entre États-Unis et Iran qui a conduit, en janvier 2020, au bord du gouffre.

La trajectoire syrienne est comparable à celle de l’Iran. La transaction qui, au moment de l’invasion du Koweït par l’Irak, amène la Syrie à souscrire à l’intervention internationale en échange d’une tutelle sur le Liban, n’entraîne pas de dynamique vertueuse. Le coeur du contentieux reste le processus de paix au Moyen-Orient et, en particulier, le sort du Golan syrien. Tout au long des années 1990, les impasses des négociations relatives à ce dernier se traduisent par une intensification de la guérilla que mène le Hezbollah contre l’occupation israélienne dans le sud du Liban. Lorsque le coût de cette dernière devient impopulaire en Israël, ce dernier se retire unilatéralement (mai 2000), laissant l’armée syrienne seule force étrangère au pays du cèdre. La remise en cause de cette occupation par les Occidentaux après l’invasion américaine de l’Irak renforcera la polarisation du pays entre adversaires et partisans du régime syrien. Si la mobilisation populaire consécutive à l’assassinat de Rafic Hariri provoque le départ des troupes syriennes, les alliés locaux de Damas, Hezbollah et Amal en tête, continuent de circonvenir l’agenda occidental dans le pays au profit de ce qui est perçu comme celui du « croissant chiite ». En Irak, Damas aura, tout comme l’Iran, cherché à avancer ses propres pions sur le nouvel échiquier dont elle était exclue, autant d’actes de nuisance selon les Américains. Toutefois, la Syrie glisse bientôt elle-même dans une véritable guerre civile à la suite de la révolte populaire de 2011. S’ouvre alors un nouveau champ de bataille où s’opposent une infinité d’acteurs, étatiques et non étatiques, dans une configuration extrêmement complexe et mouvante qui n’épouse que très vaguement le clivage pro- et anti-régime Assad. En plus, elle se révèle un terreau fertile pour l’essaimage d’une galaxie de groupes tels que Daesh.

Cet élément souligne, d’une part, l’étroite imbrication au Moyen-Orient des dynamiques étatiques et non étatiques, et d’autre part suggère à quel point l’humiliation contribue à la mobilisation des sociétés et à l’activation d’une violence incontrôlée. Pendant longtemps, les populations du Moyen-Orient ont été ignorées au profit des intérêts occidentaux et de leurs alliés locaux : expérimentations coloniales (accords Sykes-Picot, Grand Liban, Foyer national juif…), ingérences postindépendances (crise de Suez, renversement de Mossadegh…), lutte contre les dissidences communistes puis islamistes, lectures binaires des conflits et de l’activisme politique, préférence pour la stabilité au détriment des libertés, injection des recettes néolibérales dans les politiques d’aide au développement, usage massif des sanctions (Syrie, Irak, Iran, Palestine, Yémen…) (Aoun 2019). Même dans les pétromonarchies dont les PIB par habitant sont élevés, des pans entiers des populations (minorités, femmes, travailleurs étrangers, etc.) vivent à la marge.

Les révoltes populaires qui touchent au tournant de 2010-2011 presque tous les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ont eu pour leitmotiv la dignité, ou al karama, comme le rappelle Badie (2019a : 193). Elles étaient certes une révolte contre des régimes répressifs et corrompus, mais aussi une rébellion contre la relégation des populations par des jeux politiques internationaux qui préservaient le statu quo. Cette contestation sans précédent est un moment fort de l’affirmation des sociétés au Moyen-Orient, en dépit des résistances de « l’État profond », des lenteurs de la réforme politique, du marasme économique et, dans les cas libyen, syrien et yéménite, d’une descente incontrôlée dans la guerre et la violence. Une décennie d’ébullition n’a d’ailleurs pas mis fin aux mobilisations, comme en attestent, en 2019, le soulèvement au Soudan, le hirak en Algérie et les manifestations massives au Liban et en Irak, qui s’affranchissent dans une large mesure des clivages communautaires et religieux traditionnels.

Troisième niveau de réaction à l’humiliation, la violence sociale non maîtrisée, que « des entrepreneurs spécialisés ont tôt fait de prendre en charge, de canaliser et d’utiliser à leur profit » (Badie 2014 : 217), est tout aussi prégnante dans le Moyen-Orient actuel. Antérieurement enkysté dans quelques espaces échappant au contrôle répressif des États (camps palestiniens au Liban, Sinaï, Gaza…), ce type de violence a trouvé sur chaque terrain de conflit (Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen, Libye…) un terreau fertile et s’est souvent décliné sur un registre religieux. Réducteur et essentialiste, le regard orientaliste a systématiquement ignoré, voire nié les enjeux sociaux et les contextes politiques qui donnent tant de force aux entrepreneurs de violence, notamment islamistes. Dans sa généalogie moderne, l’islam politique a d’abord été résistance à la tutelle coloniale, puis à des régimes issus de la clientélisation et des interventions externes, puis à l’émergence d’un ordre régional que les Américains espéraient dicter au profit notamment de leurs alliés. Chaque trajectoire collective et individuelle de radicalisation au Moyen-Orient peut sans doute être retracée et comprise au travers des expériences, personnelles ou collectives, de domination, d’occupation, de dépossession ou de déni, toutes constitutives d’humiliation.

Conclusion

Bertrand Badie a déjà posé le diagnostic d’un cercle vicieux enclenché par les usages de l’humiliation par les puissances occidentales mais qu’aucune remise en question ne vient à ce jour briser malgré les désastres qui s’accumulent dans la région, et le fait qu’« [a]ucune des guerres nouvelles menées par une puissance du Nord n’a débouché sur une victoire probante » (Badie 2016 : 178-179). Prisonnière d’une « matrice du pouvoir coloniale »[23] et d’une lecture profondément orientaliste des dynamiques de la région, la « puissance hégémonique » ne parvient pas à reconnaître et à intégrer les acteurs étatiques qui contestent l’ordre établi, et encore moins des sociétés malades de leur marginalisation et qui se mobilisent sur une infinité de registres allant de la radicalisation armée à la protestation pacifique. Les puissances occidentales, États-Unis en tête, ont largement fait la preuve de leur incapacité à modeler les évolutions du Moyen-Orient à leur convenance. Tout au plus peuvent-elles, avec leurs alliés régionaux, exclure et stigmatiser, voire éliminer certains acteurs : intervenir militairement contre des cibles bien précises et suspendre certains processus. Mais elles ne peuvent en aucun cas juguler la déliquescence violente des sociétés et anesthésier les sentiments d’injustice, d’humiliation, de déni dont font l’expérience des millions de personnes dans la région et auxquels elles contribuent. Les bailleurs de fonds occidentaux s’émeuvent souvent du risque d’une « génération perdue » en évoquant les enfants syriens. Mais, dans la région, ce sont plusieurs générations perdues, en Afghanistan, en Irak, en Palestine et dans les camps palestiniens dans les pays environnants, au Yémen, en Libye et ailleurs, dont il faudra un jour gérer l’humiliation.

Dans son plaidoyer en faveur d’une prise de conscience des Occidentaux des effets pervers et des impasses que suscitent leurs pratiques diplomatiques hégémoniques, Badie met en avant la nécessité d’une prise en compte de l’altérité et de l’acceptation de l’impératif d’une politique d’intégration sociale permettant d’inclure les laissés-pour-compte de la mondialisation. Généreuse, cette double perspective se complexifie par la profondeur structurante du regard orientaliste sur cette région du monde et sur sa population, ainsi que le démontre la poussée des extrêmes-droites et des franges dures dans de nombreux pays occidentaux, à commencer par les États-Unis de Donald Trump. En outre, se pose aussi la question des limites d’une stratégie reposant sur l’expérience d’intégration sociale des pays occidentaux, qui s’est faite dans le contexte d’États consolidés et en voie d’industrialisation. Une question qui reste aussi en suspens est celle de savoir comment les sociétés du sud peuvent s’organiser en dehors du modèle étatique importé et, si cela n’est guère possible, comment reconstruire des États fonctionnels là où ce modèle n’a guère pris.