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Le refus des nationalistes écossais de quitter l’Union européenne (ue) à la suite du référendum sur le Brexit en 2016 a permis de voir apparaître l’Europe dans un débat national de restructuration étatique, entendue comme reconstruction des relations institutionnelles entre l’État central et des unités infranationales. Paolo Dardanelli cherche à comprendre comment l’Europe peut influencer les restructurations d’États qui ont été observées au cours du dernier demi-siècle en Europe occidentale (Belgique, Danemark, Espagne, France, Italie et Royaume-Uni), et à avancer une théorie et un cadre d’analyse appropriés.
Dardanelli présente un cadre théorique réaliste qu’il appelle realist bargain, selon lequel des formations politiques nationalistes (régionalistes ou indépendantistes), en tenant compte du contexte national, rationalisent leur action pour la rendre cohérente avec l’intégration européenne. L’auteur conçoit que les partis nationalistes ont une logique « calculatrice » puisqu’ils envisagent le lien entre l’Europe et la restructuration en termes d’opportunités et d’incitatifs (les partis indépendantistes mobilisent l’accès au marché européen pour légitimer leur option), mais aussi de contraintes, dont les partis doivent évaluer les coûts afin de pouvoir les minimiser (les partis nationaux rétorquent aux partis indépendantistes que le droit européen n’offre pas de garanties quant à l’intégration de nouveaux États au sein du territoire de l’ue). Dardanelli formule l’hypothèse que l’intégration européenne n’influe fondamentalement que sur les restructurations bottom-up des États. Celles-ci amènent l’État central à réaliser des changements institutionnels après que des revendications ont été formulées par des partis nationalistes représentant une unité infranationale. Cette forme de restructuration se distingue du type top-down, où l’État central procède à des restructurations pour des raisons d’efficacité de l’administration publique. Selon l’auteur, ces transformations top-down découlent des « calculs » menés uniquement par les partis nationaux et sans l’influence de l’Europe.
Pour valider sa théorie, il s’emploie à couvrir cinq périodes historiques : l’intégration minimale de 1952 à 1972, l’avènement des politiques régionales européennes de 1973 à 1984, les travaux de l’Acte unique européen et du Traité de Maastricht de 1985 à 1995, l’achèvement de l’union monétaire de 1994 à 2004, et enfin, l’élargissement de l’ue à l’Est, la crise de la zone euro et le Traité de Lisbonne de 2005 à aujourd’hui. La cueillette des données, provenant de 127 programmes de formations nationales et infranationales, permet de voir comment l’ue influence la restructuration de l’État (macro-analyse) et d’évaluer l’ampleur de son influence (micro-analyse).
Les deux premières périodes permettent de constater que le contexte de faible intégration européenne fait en sorte que les partis nationalistes ne mobilisent pas significativement l’Europe pour renforcer leurs projets politiques, ce qui les fragilise parfois face à leurs adversaires. L’auteur prend l’exemple du parti nationaliste Scottish National Party (snp) qui s’opposait, lors du référendum sur la décentralisation de 1979 (création d’un Parlement d’Écosse qui légifère sur des matières régionales), à l’Europe, la jugeant centralisatrice. De ce fait, le snp laissa le Conservative Party (cp) utiliser l’Europe pour affaiblir l’option indépendantiste, en convainquant les Écossais des limites de la viabilité économique et politique d’une Écosse indépendante du Royaume-Uni et hors de l’ue.
Les périodes subséquentes sont marquées par l’accroissement des pouvoirs des institutions européennes. Par l’analyse des programmes et des résultats électoraux et référendaires, l’auteur relève que les formations nationalistes ont mobilisé davantage l’Europe, notamment le snp qui évolue vers un discours pro-européen. Dardanelli explique cette évolution pro-européenne entre les deux référendums par l’approfondissement de l’intégration européenne depuis le Traité de Maastricht. L’ue apparaît désormais plus comme une opportunité, notamment pour l’accès de l’Écosse à ce lieu décisionnel dorénavant important. Sur le discours des nationalistes écossais, l’auteur conclut qu’ils consolident leur argumentaire européen pour minimiser les contraintes. Le nouveau positionnement du snp lui permet de riposter à la critique du cp qui présente l’indépendantisme écossais comme un mouvement d’isolement antinomique à l’intégration européenne.
Dardanelli nous montre que plus un parti nationaliste lie son projet politique à un discours pro-européen, plus il en bénéficie et force l’État central à se restructurer, comme dans le cas du snp avec la décentralisation de l’Écosse, obtenue de Londres après sa victoire au second référendum de 1997. L’auteur souligne que le snp a remporté des gains significatifs en réussissant, par l’Europe, à crédibiliser son option indépendantiste en devenant la seconde avenue constitutionnelle la plus appréciée des Écossais.
Le principal mérite de l’ouvrage est qu’avec la théorie du realist bargain l’auteur propose une critique de la théorie de la gouvernance multiniveaux. Celle-ci confinait sa réflexion à la politique régionale de l’ue et n’offrait pas, selon Dardanelli, de réponses quant à l’influence de l’Europe sur la restructuration d’un État. L’analyse des restructurations top-down montre que, sans l’existence préalable de revendications nationalistes, l’ue n’influe pas d’elle-même sur celle-ci. Dans cet esprit, la théorie de Dardanelli accentue le rôle des partis et des États face à l’intégration européenne, alors que la théorie de la gouvernance multiniveaux le minimise.
Il aurait été intéressant d’inclure dans cet ouvrage un cas de restructuration d’État en Europe de l’Est, afin d’appuyer à nouveau cette théorie. Néanmoins, l’auteur offre au lecteur non initié une riche description de chaque contexte national qui lui permet d’appréhender les raisons de la présence ou non d’une stratégie européenne déployée par ces partis nationalistes.
Suivant la perspective rationaliste défendue par Dardanelli, le lecteur s’interrogera sur la poursuite de cette stratégie par les formations nationalistes, alors que l’ue affronte une crise de confiance singulière depuis le Brexit : les opportunités et les incitatifs continueront-ils d’exercer plus d’influence que les contraintes ?