Article body
Les migrations internationales constituent un enjeu stratégique mondial majeur. On constate une diversification des flux migratoires au sein desquels s’articulent de nouvelles formes de mobilité et qui regroupent des migrants provenant de zones géographiques jusqu’alors peu représentées. Auteure reconnue dans le domaine des études des migrations, Catherine Wihtol de Wenden propose, avec Migrations, une nouvelle donne, une réflexion sur la redéfinition des mouvements migratoires internationaux dans une perspective européenne. En moins de 200 pages, l’auteure offre une analyse approfondie d’un enjeu contemporain qui façonne les discussions internationales et influence les relations interétatiques. À une époque où l’utilisation conjointe des termes « crise » et « migration » nourrit un discours sécuritaire restrictif, l’auteure offre une remise en contexte essentielle à la compréhension des flux migratoires contemporains.
La mobilité internationale est, aujourd’hui, marquée par une « nouvelle donne » définie par une diversification des formes de mobilités (temporaire/permanente, légale/non- documentée), des acteurs (hommes, femmes, enfants) et des raisons à l’origine de la migration (économique, sécuritaire, politique). De nouveaux pôles d’attraction se sont créés et la migration est à la fois locale, régionale et internationale, divisant le monde en grandes régions migratoires. Si autrefois on pouvait définir un État selon son rôle joué dans la migration (de transit, d’arrivée, de départ) et les migrants selon la raison de leur migration, force est de constater que la redéfinition de la migration rend obsolètes ces étiquettes simplistes ; États et migrants portent aujourd’hui plus d’une étiquette simultanément. La réponse étatique, de plus en plus axée sur la sécurisation des frontières, ne réussit pas à freiner les flux internationaux. Face à cette évolution de la migration, le droit international en vient à être déconnecté de la réalité ; les définitions de la Convention de Genève sur le droit des réfugiés n’englobent pas les réalités contemporaines. Alors que le droit d’asile vise la protection des individus victimes d’une violence étatique, que faire lorsque la violence est non étatique ? C’est justement l’augmentation de ce type de violences qui alimente la crise actuelle en Europe. Mais face à un nombre record de demandes, de nouvelles barrières se dressent devant l’accès au statut de réfugié. Ces politiques migratoires ajoutées aux pratiques d’externalisation des frontières accentuent la précarisation des demandeurs. De plus, des dissensions internes entraînent une absence de réponse solidaire en Europe, alimentant une distinction entre « bon » et « mauvais » réfugié. Cela s’explique notamment par l’absence d’une politique extérieure commune, les pays modulant leurs réponses selon leurs relations avec les États de départ, et par la montée des populismes. Les aspirations de plus en plus grandes à la mobilité se heurtent à un besoin grandissant de murer les frontières. Ce discours sécuritaire, présent en Europe depuis les années 1990, s’est accentué à la suite des attentats terroristes qui ont marqué le début du 21e siècle, renforçant les liens entre migration et (in)sécurité.
Dans son analyse, l’auteure porte une attention particulière au cas de la France, pays où les distinctions entre individus issus de l’immigration et « Français » sont profondes. L’auteure critique l’étiquette durable d’immigrant « de seconde/troisième/quatrième génération » souvent accolée aux Maghrébins, qui contribue à souligner l’illégitimité de leur présence. La vie des enfants d’immigrants est ainsi parsemée d’embûches dues à leur identité doublement stigmatisée par le discours sécuritaire et le passé colonial. La situation française n’est pas unique ; les migrations contemporaines ramènent sur le devant de la scène les discours sur la citoyenneté.
Depuis 1980, la pérennisation de migrations qui avaient jusqu’alors été cycliques a entraîné une transformation progressive du concept de citoyenneté, qui se dissocie de la nationalité. Les mouvements de jeunes en Europe (par exemple dans les banlieues parisiennes) furent porteurs du lien entre droits des immigrants et droits humains, permettant une réflexion sur les valeurs du vivre-ensemble. Wihtol de Wenden soutient que la mondialisation de la migration porte également à réfléchir sur le droit de migrer et sur la différenciation entre les droits des citoyens et les droits des migrants non documentés. Le droit de quitter un territoire n’est pas contrebalancé par un droit automatique de s’établir dans un autre État. Les frontières contemporaines sont indéniablement liées à la migration : elles se multiplient, sont fortifiées, omniprésentes, visibles et invisibles, juridiques, géographiques, imaginaires, et contribuent à l’asymétrie de la mobilité. Pour l’auteure, concevoir la migration comme un enjeu sécuritaire international et national entrave la mise en place d’une gouvernance mondiale. Le décalage entre réalités migratoires et politiques d’immigration se creuse à l’heure où l’on constate l’échec partiel de la fermeture des frontières face à des flux migratoires qui ne s’amenuisent pas, alimentés par des facteurs de mobilité hors du contrôle des États, tels que le réchauffement climatique.
Grâce à son écriture précise et accessible, l’auteure déconstruit plusieurs idées préconçues sur la migration et permet une meilleure compréhension de la pluralité des enjeux entourant la mobilité internationale. À l’heure où sensationnalisme et populisme façonnent les discours sur l’immigration, un tel ouvrage est essentiel pour désamorcer les discours de peur et réfléchir aux impacts des politiques migratoires contemporaines. Dans une perspective académique, l’analyse multiscalaire de l’auteure permet de traiter des dynamiques globales associées aux mouvements de population ainsi que des réalités européennes et françaises. L’ouverture sur le droit à la mobilité constitue une ébauche de réflexion sur les impacts de la déconnexion entre migrations contemporaines et politiques migratoires qui mérite d’être poursuivie. Malgré quelques répétitions, cet ouvrage de Wihtol de Wenden prouve qu’elle demeure une référence dans le domaine de l’étude des migrations.