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Les derniers mois de 2017 ont été marqués par le développement d’une bulle financière exceptionnelle sur la valeur du bitcoin. Cette cryptomonnaie, née au coeur de la crise financière de 2008, remet en question la centralité des systèmes de paiement modernes et le rôle des technologies de communication dans le système monétaire international.
Le corpus utilisé pour cet essai analytique se compose de trois ouvrages traitant la question des monnaies digitales par des approches différentes. Dans le plus récent, Before Babylon, Beyond Bitcon, D. Birch met à profit son expérience de consultant en monnaie digitale et en identité digitale pour analyser des expériences passées et présentes d’« électrification » de la monnaie. Il étudie notamment plusieurs cas de systèmes de paiement électroniques, tels que les transferts monétaires par voie télégraphique de la Western Union, à partir de 1871, ou le M-Pesa kenyan, une technologie de paiement par téléphone portable créée en 2007. M. Nishibe, économiste à l’Université Senshu à Tokyo, confronte le développement de cryptomonnaies à la pensée des grands auteurs de la pensée économique, alors que H. Halaburda et M. Sarvary, professeurs d’économie à l’Université de New York et à la Columbia Business School, considèrent le bitcoin sous l’angle des mécanismes de la théorie économique.
Les trois ouvrages mettent en perspective l’innovation du bitcoin en présentant les grands épisodes qui ont marqué l’histoire monétaire, comme l’apparition des premières monnaies babyloniennes ou la faillite de John Law en France au 18e siècle[1]. Ils soulignent les formes diverses de la monnaie, allant des monnaies-marchandises dans l’Antiquité et de l’invention du papier-monnaie en Chine jusqu’à la décision de Nixon en 1971 de démonétiser l’or, en passant par le développement des lettres de change et celui du centre financier de Londres. Cet exercice leur permet de souligner que les échanges n’ont pas toujours reposé sur le billet de banque et de poser la question de l’équilibre des forces entre la monnaie de papier actuelle et les monnaies digitales.
La Banque des règlements internationaux (cpmi 2015) définit une monnaie digitale selon trois caractéristiques. Tout d’abord, il s’agit d’actifs présentés comme une monnaie sans être émis ni garantis par une autorité monétaire souveraine : ils ne représentent pas la dette d’une institution centrale et n’ont pas de valeur intrinsèque. Ensuite, le système de transfert de ces actifs repose sur des registres distribués dans un réseau particulier. Enfin, ils sont généralement développés par des acteurs non bancaires qui promeuvent la technologie, mais qui n’interviennent pas comme intermédiaires des transactions. La monnaie digitale la plus connue aujourd’hui, le bitcoin, a été créée en 2008 par un individu caché sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto. Elle a été lancée en janvier 2009 à l’aide d’un logiciel libre (open source) et fonctionne grâce à un réseau pair-à-pair (peer to peer) décentralisé, la chaîne de blocs (blockchain). Cette monnaie a particulièrement retenu l’attention des médias à l’automne 2017 quand sa valeur s’est envolée au-dessus de quinze mille dollars pour un bitcoin. Le bitcoin étant présenté par ses plus ardents défenseurs comme la monnaie de demain, cet essai proposera de l’analyser à la lumière des enseignements de l’histoire monétaire et de la théorie économique pour répondre aux questions suivantes : Le bitcoin est-il une monnaie comparable à celles utilisées par les différents systèmes de paiement de l’histoire monétaire ? Est-il un concurrent sérieux des monnaies de notre système monétaire international actuel ? Enfin, quel pourrait être son rôle dans les évolutions à venir de ce système ?
I – Le bitcoin est-il une monnaie ?
Au départ de la réflexion des trois ouvrages se trouve la question de la nature du bitcoin : Est-ce une monnaie ? Halaburda et Sarvary expliquent que, pour pouvoir être utilisée comme instrument des échanges, une monnaie digitale doit d’abord résoudre le problème de la double dépense. Un individu doit pouvoir s’assurer qu’une unité monétaire utilisée pour un paiement ne pourra pas être dupliquée pour effectuer un autre paiement. Dans le système actuel reposant sur une devise nationale, les banques effectuent cette vérification. Dans le cas du bitcoin, la technologie de la chaîne de blocs permet de résoudre ce problème en inscrivant de façon irréversible, dans un registre accessible pour tous les utilisateurs, l’ensemble des transactions effectuées en bitcoin. Halaburda et Sarvary analysent ensuite la capacité du bitcoin à remplir les fonctions traditionnelles de la monnaie. Le bitcoin est divisible jusqu’à la huitième décimale, ce qui le rend précieux pour les micropaiements. Ne pouvant être détérioré, il est plus durable que les billets. Il est très facilement transportable et ses transactions sont irréversibles grâce à la technologie Blockchain. Ces caractéristiques lui permettraient d’être comparable aux monnaies actuelles, c’est-à-dire, selon la théorie économique, de remplir les trois fonctions traditionnelles de la monnaie : réserve de valeur, unité de compte et instrument des échanges.
Birch ajoute qu’une monnaie doit pouvoir servir de moyen de paiement différé dans temps, c’est-à-dire permettre la signature d’un contrat comportant un paiement séparé dans le temps. La monnaie doit être disponible en quantité suffisante pour permettre le règlement des dettes des individus : de nouveaux bitcoins sont créés en continu par les participants du réseau. Nishibe souligne qu’une monnaie n’est pas qu’une « chose », mais également un « événement social » : la monnaie ayant un rôle symbolique, par exemple de richesse économique ou sociale, elle révèle de l’information à propos des relations sociales entre des individus. Le bitcoin porte une charge symbolique forte et spécifique. Dodd (2017) explique que les bitcoiners sont convaincus, à la suite de la crise de 2008, que les banques ne peuvent plus être responsables de la création monétaire : celle-ci ne devrait être confiée qu’à une technologie décentralisée. Le système pair-à-pair du bitcoin serait donc aussi lié à des postures idéologiques libertaires et anarchistes. En ce sens, l’apparition du bitcoin est un événement social spécifique qui s’est produit en réaction à la crise financière de 2008.
Le bitcoin est plusieurs fois comparé à l’or par les auteurs. Ce métal précieux, utilisé comme étalon monétaire international pendant plus d’un siècle, était considéré comme un étalon « supérieur » par rapport aux autres métaux, notamment l’argent[2]. Au 19e siècle, placer l’or au centre d’un système monétaire national était aussi considéré comme une référence d’appartenance au monde « civilisé » (Flandreau 2004). Malgré sa démonétisation par Nixon en 1971, l’or demeure une valeur refuge et un symbole de stabilité monétaire. Halaburda et Sarvary rappellent que le prédécesseur du bitcoin, créé en 2005, s’appelait bit-gold, et soulignent que celui-ci comporte une dimension de rareté, tout comme l’or. Le réseau Bitcoin est programmé pour limiter le nombre total de bitcoins en circulation à 21 millions, ce qui en fait une ressource finie. Nishibe justifie pour sa part le parallèle avec l’or par le fait que la production du bitcoin nécessite un effort intense d’un travailleur associé à un outil spécifique.
Dans le cas du bitcoin, l’outil est une puissance de calcul importante consacrée à la résolution d’un problème informatique prédéfini par le logiciel. Les propriétaires de ces ordinateurs puissants consacrés à la résolution du problème sont appelés « mineurs ». Chaque fois qu’un mineur résout le problème, il gagne une certaine quantité de bitcoins (qui décroît au fur et à mesure que le nombre de bitcoins disponibles dans le réseau augmente). Halaburda et Sarvary expliquent que les mineurs doivent investir dans des équipements spécifiques pour avoir une puissance de calcul suffisante leur permettant de résoudre le problème avant les autres et de gagner les bitcoins en jeu. La valeur du bitcoin est donc protégée par la difficulté d’en produire. Selon Birch, le caractère supranational des monnaies digitales est similaire à celui de l’or, de sorte qu’un système monétaire basé sur une monnaie digitale rare comme le bitcoin recréerait les contraires monétaires de l’étalon-or du 19e siècle en empêchant un État isolé de manipuler les taux de change à son avantage. Dernier parallèle avec l’or : Bryan (2010) a montré que l’or, pourtant symbole de paix et de stabilité au 19e siècle, était étroitement lié à des violences impériales et à des politiques d’exclusion commerciale. De façon similaire, la chaîne de blocs est associée à une valeur de transparence des transactions qui sont toutes reportées dans le registre inviolable, mais le bitcoin a acquis très vite une mauvaise réputation en tant que monnaie du Darknet. Nishibe mentionne notamment le site Silk Road, qui a été déconnecté par le fbi en 2014, car on y échangeait contre du bitcoin de nombreuses marchandises illégales, telles que des drogues, des virus informatiques ou des faux papiers.
Le développement du bitcoin pose la question de la digitalisation des monnaies dans un avenir proche. Birch indique trois motivations principales à l’adoption d’une monnaie digitale pour le système de paiement de demain. Premièrement, le bitcoin serait peu cher à produire tout en étant un instrument des échanges irréversible et disponible en ligne, ce qui lui permettrait de remplir le rôle des espèces au 21e siècle. Deuxièmement, il serait comparable à une pièce de monnaie, car il fournit un moyen de paiement anonyme et fongible, l’anonymat étant permis grâce au système de pseudonymes dans la chaîne de blocs. Il est extrêmement difficile de retrouver des individus réels, car leurs identités sont cachées sous des séries de chiffres et de nombres, et cryptées au moyen de clés uniques. Troisièmement, le bitcoin serait une réserve de valeur crédible, car sa valeur ne dépend pas directement d’un gouvernement.
Par ailleurs, Birch avance que la rapidité d’un moyen de paiement reposant sur des bits pourrait être un stimulus important pour le commerce. Andolfatto (2015) mentionne un autre avantage que le bitcoin partage avec les espèces : l’impossibilité pour une tierce partie de bloquer la transaction. Dans le cas des transactions bancaires, les banques peuvent bloquer un paiement si elles estiment, par exemple, que la transaction pourrait être illégale, ce qui ne peut pas avoir lieu au sein de la chaîne de blocs. Halaburda et Sarvary nuancent ces points de vue, notamment sur la première hypothèse de Birch : le bitcoin n’est pas si peu cher à produire, et, si le coût par utilisateur est limité, le coût social est plus élevé. En effet, les ordinateurs branchés en réseau et minant le bitcoin sont des machines puissantes et coûteuses qui représentent une charge non négligeable pour les mineurs. Leur forte consommation en électricité constitue une dépense énergétique importante et donc un coût d’opportunité pour la société.
Birch s’appuie sur deux références importantes dans sa défense d’une monnaie digitale semblable au bitcoin. La première est Mondex, une expérience de portefeuille électronique introduit dans les années 1990 à Swindon, au Royaume-Uni. Les avantages constatés de cette monnaie digitale sur le liquide étaient la baisse, pour les commerçants, des coûts liés à la gestion de caisse (vol dans la caisse, dépôts en banques coûteux en temps) et la simplification des petits paiements, comme par le parcmètre. La seconde référence est l’expérience M-Pesa, un système de transfert d’argent basé sur les téléphones portables, mise en oeuvre au Kenya chez Vodafone en 2007 et étendu à six autres pays depuis. Alors que le système bancaire classique se développait avec peine, les Kenyans utilisant principalement le liquide, M-Pesa est devenu une alternative attractive car basée sur le téléphone portable, ce qui permet de toucher des populations plus pauvres qui n’avaient pas de comptes bancaires. Si Mondex n’a jamais dépassé le stade du pilote, M-Pesa est un succès, avec plus des deux tiers de la population adulte kenyane utilisant cette technologie.
Le bitcoin ne connaît cependant pas un tel succès. Birch souligne qu’il n’est presque pas utilisé dans le cadre de transactions réelles de biens et de services[3]. Il explique cela par la volatilité importante de la valeur du bitcoin. En effet, Yermack (2013) a montré qu’il était beaucoup plus volatile que les principales monnaies actuellement utilisées dans le système monétaire international, et son taux de change avec le dollar n’est pas du tout corrélé avec le taux de change du dollar-euro ou dollar-yen. Il soumet donc ses usagers à un important risque de court terme. Cela l’empêche de remplir pleinement la fonction de réserve de valeur.
Un second défaut important du bitcoin, signalé à la fois par Birch et par Halaburda et Sarvary, est son processus d’anonymat. Un portefeuille bitcoin est associé à une unique clé privée qui peut être gérée par une application mobile ou stockée sur un disque dur. Si un individu perd sa clé en détruisant l’application ou le disque dur, il est définitivement privé d’accès à ses bitcoins. Halaburda et Sarvary pointent aussi le risque de piratage (hacking). En effet, si les transactions sont irréversibles sur la chaîne de blocs, la détention des bitcoins est soumise à un risque plus grand. Si un hacker réussit à voler des clés d’identification, il peut déplacer les bitcoins dans un autre portefeuille, ou les dépenser, et il sera alors impossible de les retrouver. Nishibe mentionne le cas de la plateforme de change japonaise Mt. Gox sur laquelle, en 2014, 750 000 bitcoins ont été volés à des particuliers à la suite d’un piratage des serveurs de la plateforme. La somme volée représentait plus de 450 millions de dollars. En 2017, le piratage a touché plusieurs plateformes de change pour des sommes de plusieurs dizaines de millions de dollars.
D’autres défauts du bitcoin cités par Halaburda et Sarvary sont les taxes sur les transactions et le délai d’exécution. En effet, pour qu’une transaction soit validée, elle doit être vérifiée par le réseau et inscrite dans le registre, c’est-à-dire ajoutée à la chaîne de blocs. Pour cela, un mineur doit résoudre un problème proposé par le logiciel, aussi appelé preuve de travail (proof-of-work). L’émetteur de la transaction en attente de validation peut inciter les mineurs à diriger leurs capacités de calcul sur sa transaction en payant une taxe supplémentaire revenant au mineur, qui validera ensuite la transaction et permettra son inscription dans le registre de la chaîne de blocs. Malgré le paiement d’une taxe, une transaction met entre dix minutes et une heure pour être validée, ce qui rend impossible l’utilisation de bitcoin pour remplacer l’argent liquide au quotidien. De plus, le bitcoin est, pour l’instant, relativement isolé du système bancaire traditionnel. Par exemple, les banques de la City refusent des transactions directes avec les plateformes d’échange de bitcoins. Les investisseurs anglais qui veulent vendre leurs bitcoins contre des pounds sont dès lors forcés de transférer d’abord leurs bitcoins en dollars ou en euros, puis en pounds, ce qui entraîne à chaque étape des frais supplémentaires (Financial Times 2018a).
Enfin, la quantité limitée de bitcoins reproduit le problème de l’or, c’est-à-dire une pression déflationniste prédite par la théorie quantitative de la monnaie. Halaburda et Sarvary expliquent que, selon cette théorie, les lenteurs et les contraintes de l’offre de bitcoin, analogues à celles des mines d’or, sont plus importantes que celles qui s’appliquent à la production de biens et services. L’offre de monnaie serait ainsi plus lente que celle de biens et services. Face à ce déséquilibre, les prix auront tendance à s’ajuster à la baisse, sauf dans le cas où la vitesse de transaction augmenterait. Halaburda et Sarvary concluent qu’à moins d’une augmentation de la vitesse de transaction en bitcoin, une économie basée sur le bitcoin fait face à une baisse tendancielle des prix, ce qui n’est pas souhaitable à long terme, car cela découragerait les producteurs de biens et services.
II – Les enjeux des monnaies digitales pour le système monétaire international
Si le bitcoin ou une monnaie digitale similaire ne semble pas proche de remplacer les devises souveraines, son essor pousse les économistes à s’interroger sur les évolutions du système monétaire international.
Selon Nishibe, le bitcoin représente la possibilité d’un développement de monnaies privées, gérées par des citoyens, des entreprises ou des organisations qui entreraient en compétition avec les devises nationales. Nishibe voit dans la technologie des cryptomonnaies l’outil permettant de réaliser la proposition de l’économiste autrichien Friedrich Hayek de dénationaliser la monnaie et de permettre une libre concurrence des devises. Une mise en concurrence d’une monnaie nationale avec des monnaies privées casserait le monopole public et offrirait des moyens de paiement alternatifs aux individus, leur permettant de rejeter les monnaies instables et de favoriser celles caractérisées par une faible inflation. Selon Nishibe, la lutte du Japon contre la déflation ainsi que les politiques d’assouplissement quantitatif de la Réserve fédérale américaine (Fed) et de la Banque centrale européenne (bce) augmentent la volatilité des marchés et des monnaies, ce qui rend le dollar, l’euro et le yen peu attractifs à la lumière de la théorie de Hayek. Nishibe défend donc l’idée d’une concurrence monétaire élargie au-delà des devises nationales, via l’inclusion de monnaies privées digitales.
On peut nuancer son argument en soulignant que le bitcoin a été plus volatile que l’or et les principales devises nationales sur la période 2010-2014 (Dwyer 2015) et qu’il serait donc « chassé » du système si un choix au sens de Hayek avait été fait. Cependant, le bitcoin peut apparaître compétitif pour certaines économies marquées par une grande volatilité de leur devise nationale, comme l’Argentine ou le Zimbabwe (qui est un cas extrême, ayant abandonné sa monnaie nationale en 2009).
Halaburda et Sarvary rappellent que dans un contexte de compétition monétaire les effets de réseau et d’inertie jouent un rôle très important. L’inertie, également soulignée par Birch, apparaît dans l’expérience de Mondex comme un obstacle potentiel à l’adoption d’une nouvelle monnaie. En effet, une devise repose sur une infrastructure qui lui est propre et qui représente un coût fixe qu’un utilisateur va chercher à amortir dans le temps. Par exemple, dans le cas du portefeuille électronique Mondex, un nouvel utilisateur devait d’abord se rendre dans une banque, remplir un formulaire, déposer une somme qui serait créditée dans le portefeuille, puis attendre de recevoir par la poste la carte magnétique jouant le rôle de support. Ces étapes fastidieuses ont découragé une partie des utilisateurs potentiels malgré les promesses de réduction des coûts de transaction.
De même, pour les monnaies digitales, Halaburda et Sarvary expliquent que les utilisateurs doivent se procurer un portefeuille digital et trouver un moyen de convertir leurs devises en bitcoins. Les commerçants qui acceptent le bitcoin, de leur côté, doivent adapter leur comptabilité pour y incorporer la nouvelle monnaie, c’est-à-dire fixer un prix en bitcoins pour leurs biens ou leurs services et trouver des moyens de conversion entre le bitcoin et leur monnaie nationale. Ces actions représentent autant de coûts qui peuvent limiter le nombre d’utilisateurs du bitcoin. Or, la taille du marché est un déterminant important de l’influence internationale d’une monnaie. Flandreau et Jobst (2009) s’appuient sur l’expérience de la compétition entre le sterling et le dollar au tournant du 19e siècle pour souligner, contrairement à Hayek, que la valeur d’une monnaie tient au fait que de multiples tierces parties l’utilisent. Ce mécanisme entraîne automatiquement une persistance d’un petit nombre de monnaies internationales. Les devises dominantes ont tendance à capturer les nouveaux marchés et elles limitent le développement de monnaies concurrentes. Les monnaies digitales ont donc, dans cette optique, peu de chances d’arriver sur le devant de la scène monétaire internationale que se disputent déjà le dollar, l’euro et le yuan.
Halaburda et Sarvary ajoutent que la diversité des monnaies digitales compromet leurs chances d’être utilisées. Le Financial Times (2018b) recensait dans un article récent 1 387 cryptomonnaies, dont 39 ayant une capitalisation de marché de plus d’un milliard de dollars, le bitcoin représentant environ un tiers du marché des cryptomonnaies. Chacune possède son propre protocole pour la validation des transactions et ses propres règles en matière de limites d’émission. Cette diversité représente une barrière à la digitalisation de la monnaie, car la fragmentation des projets peut être un obstacle pour atteindre la masse critique d’utilisateurs nécessaire au bon fonctionnement d’un réseau de paiement. La Banque des règlements internationaux (cpmi 2015) souligne que la petite taille des marchés des monnaies digitales ne peut pas garantir l’efficience de leurs technologies si un nombre significativement plus grand de transactions y étaient conclues.
Malgré sa volatilité relative, le bitcoin est parfois présenté sur les marchés financiers internationaux comme un actif sûr, notamment par Andolfatto (2016) qui appuie cet argument par la simplicité relative du bitcoin en termes de mécanisme et de politique monétaires. Un actif est qualifié de sûr s’il peut être échangé sans crainte qu’une des parties en sache plus sur la valeur de l’actif que l’autre. Les instruments financiers comme les assurances vie sont plus complexes que le bitcoin ou l’or, ce qui rend ces derniers plus attractifs. Nishibe mentionne notamment l’épisode de la crise financière chypriote de 2013, durant laquelle les investisseurs chypriotes et russes ont choisi de sortir leurs valeurs de Chypre en les convertissant en bitcoins. À cette occasion, la valeur du bitcoin en dollar a été multipliée par 7 entre les mois de mars et d’avril 2013. Ces fuites de capitaux en période de crise vers une valeur considérée comme « refuge » sont caractéristiques des actifs sûrs. Kaul et Sapp (2006) définissent une « valeur refuge » comme une devise dans laquelle les agents investissent durant les périodes d’incertitude. Habib et Stracca (2012) expliquent que la valeur refuge idéale doit être isolée des turbulences des marchés en période de crise. Le taux de change du bitcoin avec le dollar n’étant pas corrélé avec le taux de change du dollar-euro ou du dollar-yen, il peut constituer un investissement alternatif intéressant.
Une autre caractéristique importante des valeurs refuges, selon Habib et Stracca, est la liquidité à une échelle globale. À cet égard, le bitcoin présente un avantage comparatif. Comme le note la Banque des règlements internationaux (cpmi 2015), les réseaux pair-à-pair sous-jacents des monnaies digitales sont par définition globaux. Ils ne discriminent pas selon la localisation d’un individu et permettent donc des transferts internationaux. De plus, la vitesse de transaction ne varie pas selon la distance entre le payeur et le bénéficiaire. Enfin, dans un contexte où des restrictions sont appliquées sur les paiements internationaux par les autorités financières, la nature décentralisée de ces réseaux rend difficile l’application de restrictions sur les transactions en cryptomonnaies. La volatilité du taux de change a également été mentionnée dans la littérature comme un facteur discriminant, par exemple entre le dollar et l’euro (Chinn et Frankel 2008). Enfin, l’histoire des monnaies de réserve montre que la crédibilité d’une valeur de réserve est un paramètre important des choix des investisseurs[4]. Si la technologie de la chaîne de blocs représente une innovation reconnue par les régulateurs, le système bitcoin montre des brèches de sécurité, notamment au niveau des portefeuilles électroniques, qui peuvent limiter la confiance des investisseurs. Une étude poussée des potentialités des monnaies digitales comme monnaies de réserve et valeurs refuges reste à écrire.
Le bitcoin pourrait par ailleurs constituer un instrument d’inclusion financière dans les pays en développement en permettant, un peu à la façon du M-Pesa défendu par Birch, de fournir un instrument de dépôt autorisant des retraits ponctuels. Un obstacle majeur s’oppose toutefois à l’essor des monnaies digitales dans les pays en développement : l’accès à Internet indispensable pour ces monnaies est encore limité.
Selon Birch, l’émission de monnaies digitales par les banques centrales serait, à l’heure actuelle, l’avancée la plus prometteuse dans le domaine des cryptomonnaies, mais les attitudes des régulateurs nationaux varient de façon significative sur la question de l’électronification de la monnaie. En 2013, après les enquêtes qui ont suivi la fermeture du site Silk Road, les officiels américains soulignaient que les monnaies digitales décentralisées avaient un potentiel intéressant pour les systèmes de paiement. Le gouvernement anglais concluait en 2014 que la technologie sous-jacente aux cryptomonnaies était porteuse de promesses pour faire évoluer les systèmes de paiement. La Banque centrale européenne a pour sa part déclaré en 2016 que les monnaies digitales n’étaient ni des devises légales ni des monnaies au sens économique. Beijing s’est opposé en 2017 aux cryptomonnaies au nom de la stabilité financière et la Banque populaire de Chine a interdit les échanges domestiques de bitcoins, ce qui a conduit à la fin des opérations bitcoin-yuan sur les plateformes d’échange asiatiques, telles que OKCoin ou Huobi (Financial Times 2017a). À l’inverse, en avril 2017, l’agence japonaise des services financiers a reconnu officiellement le bitcoin comme moyen de paiement en autorisant les paiements en bitcoins en échange de biens et services, de même qu’en exigeant des plateformes d’échange de bitcoins qu’elles demandent une habilitation officielle et se soumettent à des audits annuels (Financial Times 2017b). Koning (2016) note que dans le paradigme moderne les banques centrales n’offrent pas au public des moyens de paiement dématérialisés du type comptes courants ou cartes de crédit ; les banques privées n’offrent pas, de leur côté, de monnaie-papier du type billets de banque. Si les banques centrales s’engageaient sur la voix des monnaies digitales, que ce soit sous forme de monnaie par la téléphonie mobile, de comptes courants directs ou d’une cryptomonnaie, cela constituerait une rupture avec le paradigme actuel.
Dans son plaidoyer pour une monnaie digitale centrale, Birch s’appuie notamment sur les propos de David Andolfatto (2015), le vice-président de la Federal Reserve Bank de St. Louis. Selon Andolfatto, aucun obstacle majeur n’empêche les banques centrales de proposer aux individus et aux entreprises des services monétaires en ligne, comme des comptes directs en monnaie digitale avec possibilité de dépôts. Les avantages principaux de tels services seraient, selon Birch, la promotion de l’innovation dans les systèmes de paiement et une amélioration de la stabilité financière, car les comptes directs des banques centrales seraient moins risqués que les dépôts auprès des banques. Enfin, l’inclusion financière des plus défavorisés pourrait être accélérée par le recours à ces instruments. Une monnaie digitale centrale serait supérieure à une monnaie semblable au bitcoin, car elle serait mieux adaptée aux besoins de la société, que Birch oppose aux besoins pris en compte par les techniciens ayant construit les monnaies digitales privées. La Banque des règlements internationaux (Bech et Garratt 2017) souligne que l’émission d’une monnaie digitale centrale peut être plus intéressante dans les pays comme la Norvège, dans lesquels les espèces ne sont presque plus utilisées. Elle appelle néanmoins à la prudence, car il reste de nombreuses inconnues quant à la cybersécurité de ces monnaies.
Conclusion
Le bitcoin représente un tournant de l’histoire monétaire en réintroduisant une monnaie privée dans un système monétaire international dominé par des devises nationales. Les trois ouvrages composant le corpus soulignent les nombreux défauts du bitcoin qui, à l’heure actuelle, l’empêchent de constituer une alternative sérieuse aux monnaies dominantes. Les évolutions de sa place dans les systèmes de paiement seront toutefois très certainement porteuses d’enseignements sur l’avenir de ces systèmes. Au-delà de la question stricte du bitcoin, la digitalisation de la monnaie centrale, la disparition des espèces et le développement des technologies autour de la chaîne de blocs offrent des pistes d’innovation importantes et soulèvent des enjeux internationaux de politique monétaire auxquels les régulateurs doivent proposer des réponses coordonnées.
Appendices
Note biographique
Maylis Avaro est doctorante en histoire économique à l’Institut de Hautes Études Internationales et du Développement à Genève. Elle travaille sur l’histoire des monnaies de réserve et des banques centrales européennes.
Notes
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[1]
John Law est un Écossais qui fonda à Paris, au début du 18e siècle, une banque émettant une monnaie de papier et investissant dans les compagnies coloniales, notamment en Louisiane. Il reçut l’appui du roi et le monopole d’émission en France, mais fit faillite après quelques années. Son échec suscita dans ce pays une méfiance durable à l’égard des monnaies de papier.
-
[2]
Voir notamment Schiltz (2012) pour un débat autour de l’étalon or au moment de son adoption par le Japon à la fin du 19e siècle.
-
[3]
En 2015, le bitcoin était utilisé pour environ 69 000 transactions par jour dans le monde, alors que, selon la bce (European Central Bank 2015), 274 millions de transactions de paiement autres qu’en espèces étaient effectuées par jour en Europe.
-
[4]
Voir notamment Eichengreen et Flandreau (2014) pour une rétrospective sur les monnaies de réserve internationales.
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