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Zbigniew Brzezisnki ne fut conseiller à la sécurité nationale (sous Jimmy Carter, 1977-1981) que pendant quatre ans. Il n’empêche que son influence, à divers degrés, s’étend de la guerre du Vietnam à la seconde guerre d’Irak, en passant par la détente et l’élargissement de l’Otan. Pour l’historien Justin Vaïsse, cette longévité s’explique par une capacité à lier analyse des grandes tendances (politiques, économiques, démographiques ou idéologiques) animant le monde et propositions d’actions concrètes. L’ouvrage de Vaïsse explore les idées de Brzezinski et leur interaction avec le monde en les replaçant dans leurs multiples contextes intérieurs et internationaux.

Vaïsse écrit en quelque sorte la biographie intellectuelle d’un homme ayant consacré sa vie aux relations internationales. Il éclaire les grands moments de la politique étrangère américaine depuis 1945 à la lumière de la réflexion et de l’engagement de Brzezinski. Il aborde ainsi, par exemple, l’invasion soviétique de la Hongrie en 1956, qui fit passer Brzezinski d’un antitotalitarisme farouche à un anticommunisme plus « rusé ». Vaïsse montre aussi comment, dans les années 1970, la guerre du Vietnam, le déclin de la suprématie américaine et l’ascension concomitante du Japon et de l’Europe poussèrent Brzezinski à mettre sur pied la Commission trilatérale destinée à renforcer l’alliance des pays les plus développés et les mieux à même d’assurer la transition de l’ère industrielle vers l’ère « technétronique ». Les échanges, parfois tendus, avec Henry Kissinger, notamment sur la meilleure manière de mener la détente avec l’urss, sont également relatés dans l’ouvrage. La décolonisation est abordée à travers la vision de Brzezinski quant à la montée des masses nouvellement politisées du tiers monde et leur désir de participer à l’organisation du monde. C’est en partie afin de préserver la légitimité américaine dans ce segment de l’opinion mondiale que Brzezinski fit des droits de l’homme un axe majeur de sa politique étrangère. La normalisation des relations avec la Chine, la révolution islamique en Iran et l’invasion soviétique de l’Afghanistan, entre autres grands événements de l’ère Carter, sont l’objet de développements substantiels, tout comme le sont certains événements marquants survenus après son départ des affaires, tels que le mouvement polonais Solidarité ou les guerres dans les Balkans.

Cherchant à comprendre les diverses sources des idées de Brzezinski, Vaïsse s’intéresse à son travail universitaire, mais affirme que celui-ci n’est pas le seul déterminant de sa conduite en tant que stratège. De McGill à Columbia, en passant par Harvard, Brzezinski est certes devenu un soviétologue renommé, puis un « théoricien du changement social global ». Mais la « théorie », tout au plus, lui aura fourni des schémas de pensée, des représentations de l’histoire et des relations internationales. Pour comprendre les idées stratégiques de Brzezinski, Vaïsse insiste sur la nécessité d’examiner des éléments relatifs à son enfance, à son identité ethnique et religieuse, à son évolution intellectuelle et morale. Bref, il faut complexifier le portrait de l’universitaire devenu décideur.

La carrière universitaire de Brzezinski est l’occasion de présenter une sociologie des élites (l’« establishment ») de politique étrangère américaine, qui constitue l’un des principaux éléments de contexte interne aux États-Unis du récit de Vaïsse. Ici, Brzezisnki est dépeint comme un représentant de l’« université de guerre froide », espèce de pendant universitaire au complexe militaro-industriel, où les grandes institutions de recherche sont mises à contribution par l’État américain dans sa lutte contre le communisme. Des hommes comme Kissinger et Brzezinski, issus du monde universitaire, ont supplanté pendant un temps les « Wise Men » (ces banquiers et avocats Wasp qui ont créé l’ordre libéral américain après 1945, Dean Acheson, par exemple), avant d’être eux-mêmes remplacés par une nouvelle génération d’élites, des « professionnels des affaires étrangères », plus liés aux deux grands partis, à divers think tanks et très marqués idéologiquement (Vaïsse cite Richard Perle).

Chez Vaïsse, la politique étrangère est indissociable de considérations intérieures liées à l’opinion publique, aux transformations culturelles, aux intérêts électoraux et économiques. Cette approche permet d’éclairer les grands débats de la période. C’est d’ailleurs l’une des forces de l’ouvrage de Vaïsse : celui-ci dresse un portrait nuancé des transformations du corps politique et de la culture américaine. À cet égard, les passages que Vaïsse consacre à la réaction de Brzezinski (et de certains de ses amis et collègues, comme Samuel Huntington) aux mouvements de contestation étudiante des années 1960 sont particulièrement révélateurs des scissions qui émergeaient alors au sein du libéralisme américain. Ils montrent aussi un Brzezinski parfois allié des néoconservateurs (dans leur opposition à la contre-culture ou à la détente, dans leur soutien du sénateur Henry « Scoop » Jackson), parfois leur adversaire virulent (lors de la seconde guerre d’Irak). À cet égard, l’ouvrage de Vaïsse peut être lu comme un complément à son excellente Histoire du néoconservatisme américain (2008).

Le lecteur qui cherche une analyse critique des idées et des actes de Brzezinski restera peut-être sur sa faim. Pour Vaïsse, l’histoire est une science descriptive (page 193), et il montre une tendance admirable à vouloir comprendre ses objets tels qu’ils se comprennent eux-mêmes, plutôt que de déconstruire avant même d’avoir observé l’objet sous tous ses angles. On trouve chez Vaïsse une contextualisation profonde et multifactorielle de la pensée et des gestes de Brzezinski. En ce sens, le travail qu’il accomplit est une étape essentielle vers une nouvelle compréhension, ou une nouvelle critique, d’une période charnière dans l’histoire de la politique étrangère américaine.