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Le rôle des acteurs privés dans la gouvernance internationale fait depuis longtemps débat dans l’étude des Relations internationales. Au milieu des années 1990, Susan Strange soutenait que l’on assistait ni plus ni moins au retrait de l’État. Jessica Green ne partage pas ce constat et soutient plutôt que, loin de remplacer les États, les acteurs privés les complètent. Tout au long de son livre, elle démontre son point de vue de façon convaincante. Le principal apport de son ouvrage est sans contredit sa contribution à la théorie de la gouvernance privée, mais les chercheurs intéressés par les questions environnementales y trouveront également leur compte. Au fil des pages, l’auteure étoffe en effet son argumentaire en présentant plusieurs données empiriques et historiques sur la gouvernance internationale de l’environnement.
Les lecteurs apprécieront par- dessus tout la clarté du propos de Jessica Green. Dès les premières pages, elle énonce les trois objectifs qu’elle poursuit : clarifier le concept « d’autorité privée », présenter son évolution à l’aide de nouvelles données empiriques et formuler une théorie expliquant son émergence. Dans chacun des cas, il ne semble pas exagéré de dire que c’est une réussite. Selon Jessica Green, les concepts de pouvoir et d’autorité, bien qu’analogues, représentent deux réalités différentes. Alors que le pouvoir peut s’obtenir par la force ou la contrainte, l’autorité nécessite le consentement de l’acteur qui y est soumis pour qu’elle puisse opérer. En d’autres mots, l’autorité d’un acteur repose sur la reconnaissance de sa légitimité d’agir dans un domaine donné. Dans le cadre de sa recherche, l’auteure précise qu’une telle reconnaissance se produit lorsqu’un acteur se soumet volontairement aux règles émises par un autre acteur, reconnaissant ainsi son autorité.
Jessica Green distingue par ailleurs deux formes d’autorité privée : l’autorité déléguée et l’autorité entrepreneuriale. Dans les deux cas, les acteurs privés obtiennent leur autorité en raison de leur expertise qui leur confère la légitimité nécessaire pour participer au processus de gouvernance. La différence entre l’autorité déléguée et entrepreneuriale repose sur le fait que dans le premier cas les acteurs privés se voient confier une tâche par les États, alors que dans le deuxième ils agissent de leur propre chef. Lorsque les États ont des préférences homogènes et qu’un acteur privé est particulièrement reconnu pour son expertise dans un domaine donné, Jessica Green soutient qu’une autorité privée déléguée aura tendance à apparaître. À l’inverse, lorsque les États ont des préférences hétérogènes et que plusieurs acteurs privés possèdent la même expertise, l’autorité privée devrait davantage se développer sous la forme entrepreneuriale.
En distinguant autorité déléguée et autorité entrepreneuriale, Jessica Green fait aussi l’important constat que ces deux formes d’autorité n’évoluent pas au même rythme. Elle démontre tout d’abord que si l’autorité déléguée existe depuis relativement plus longtemps, elle est loin d’être une pratique qui se répand à un rythme effréné. À son avis, les États ont davantage tendance à déléguer des tâches aux organisations internationales qui seraient perçues comme plus facilement contrôlables. Selon Green, c’est l’absence d’expertise des différentes organisations internationales concernées par la surveillance des émissions de carbone qui a mené les États à confier cette tâche à des acteurs privés dans le cadre du protocole de Kyoto.
En contrepartie, il ressort que l’autorité privée entrepreneuriale a connu une croissance particulièrement rapide au cours des deux dernières décennies. En l’absence de consensus, les acteurs privés semblent en effet avoir pris l’initiative de s’autoréguler sur différents enjeux environnementaux. Pour certains, ce résultat peut certainement appuyer l’affirmation de Susan Strange que les acteurs privés accaparent le rôle des États. Jessica Green refuse néanmoins cette vision d’un jeu à somme nulle. Elle soutient avec vigueur que cette montée de l’autorité privée entrepreneuriale ne se fait pas nécessairement au détriment des pouvoirs publics. Les pouvoirs publics peuvent au contraire jouer un rôle dans son émergence. Elle prend pour exemple le protocole sur la comptabilité des gaz à effet de serre. Tout en ayant bénéficié de l’absence de consensus entre les États sur la gestion des émissions de gaz à effet de serre, ce cas d’autorité privée s’est imposé grâce au soutien de l’Agence environnementale américaine. De plus, l’existence de cette autorité privée n’a pas empêché les États d’adopter plusieurs mesures portant sur les changements climatiques ou sur les gaz à effet de serre.
En somme, ce livre soutient l’idée que la gouvernance internationale est aujourd’hui fondamentalement polycentrique. Bien que les États demeurent les seuls à pouvoir légiférer, l’expertise de différents acteurs privés leur permet d’acquérir la légitimité nécessaire pour participer au processus de gouvernance. De ce point de vue, Jessica Green contribue significativement à l’étude des Relations internationales en proposant une théorie causale expliquant l’apparition de l’autorité privée et la forme sous laquelle cette dernière se développe. Le choix de se concentrer sur le concept d’autorité au lieu de celui de gouvernance fait toutefois en sorte que ce livre perd de vue l’aspect dynamique du processus de la gouvernance. L’autorité est en soi davantage un résultat qu’un processus. Dès lors, le livre ne porte que très peu d’attention aux interactions qui peuvent exister entre les réglementations publiques et privées. Soulignons enfin que l’auteure fait preuve d’un certain optimisme envers les mécanismes de marché qui pourrait ne pas être partagé par tous. On peut notamment questionner le fait que la croissance en importance de l’autorité privée entrepreneuriale favorisera toujours de meilleures normes. Avec son livre, Jessica Green offre néanmoins une réflexion essentielle pour mieux comprendre le concept d’autorité et le rôle des acteurs privés dans la gouvernance internationale.