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I – Perspectives empiriques de la sécurité internationale (2013-2016)

Cet essai analytique est basé sur une recension de trois ouvrages récents qui analysent empiriquement, à l’aide d’une méthode principalement quantitative, diverses formes de violence politique. Nous nous efforçons d’y dégager les éléments d’une perspective empirique de la sécurité internationale à partir des recoupements entre les analyses contenues dans l’annuaire 2015 du Stockholm International Peace Research Institute (sipri), dans la publication bisannuelle Peace and Conflict 2016, élaborée conjointement par le Center for International Development and Conflict Management de l’Université du Maryland (États-Unis) et l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève (Suisse), ainsi que dans le Conflict Barometer (éditions 2014 et 2015) du centre de recherche allemand Heidelberg Institute for International Conflict Research (hiik). Cet essai s’appuie également sur les analyses de l’édition 2017 de la publication française État du monde.

Si les sources d’information utilisées par les deux premiers ouvrages se recoupent, en particulier par l’utilisation des données émanant du Uppsala Conflict Database Program / Peace Research Institute Oslo (ucdp/prio), elles sont généralement distinctes. Le sipri exploite ses propres bases de données sur l’armement et fait des analyses par cas, alors que les articles du Peace and Conflict 2016 (p&c) sont basés sur une variété de bases de données (indiquées entre parenthèses en bibliographie). L’un des objectifs de cette dernière publication est d’ailleurs l’utilisation approfondie des sources quantitatives de données. Ainsi, alors que les auteurs de l’annuaire du sipri complètent le portrait de la sécurité internationale contemporaine par une analyse qualitative et de statistique descriptive, plusieurs articles du p&c contiennent plutôt des analyses statistiques. L’annuaire du sipri, qui en est à sa 46e année de publication, présente pour sa part une vision traditionnelle de la sécurité internationale (dépenses militaires, transferts d’armements et industrie militaire, état des forces nucléaires nationales, armes chimiques et biologiques). p&c consacre un seul article à la thématique de l’économie politique de la défense. Cette publication bisannuelle qui paraît depuis 2001 adopte un point de vue plus large de la sécurité internationale et traite de thèmes divers : la répression politique, la démocratisation et l’exclusion ethnique, les acteurs non étatiques, etc. Depuis 1991, le hiik rend compte annuellement des données émanant de sa Disaggregated Conflict Dataset (discon), qui est entièrement consacrée à l’analyse des conflits. Contrairement au sipri, le discon s’intéresse au processus de conflit et au passage à des moyens violents. Il repose sur des informations plus détaillées qui sont à la fois quantitatives et qualitatives, une méthodologie qui s’est précisée avec la révision de 2011. Ainsi, la collecte de données est étendue au niveau sous-national et l’intensité de la violence est calculée par mois plutôt qu’uniquement par année. Par exemple, dans l’édition 2015 du Conflict Barometer, une série de cartes retrace l’évolution de l’intensité de la violence pour chaque mois et montre comment les violences dans le nord-est du Nigéria progressent et débordent au Cameroun, au Niger et au Tchad (2015 : 84). Les bases de données tendent en fait à l’heure actuelle à être de plus en plus raffinées et permettent d’établir des schémas de violence à plus petite échelle, car ceux-ci paraissent de plus en plus pertinents pour comprendre les menaces à la sécurité et à la paix contemporaines.

II – Les conflits armés et les violences politiques en 2013-2016

Le portrait révélé par l’analyse des données du Uppsala Armed Conflicts Dataset est nuancé ; il marque une distinction relative de l’évolution récente des formes de violence collective, sans pour autant confirmer une nouvelle tendance. Bien que la décroissance globale relative du taux de violence se poursuive, les sursauts de violence indiquent que le monde traverse une période d’incertitude. En effet, l’année 2014 a été passablement agitée, par comparaison avec la décennie précédente. Plus de 100 000 personnes sont mortes en 2014 à cause des conflits armés, un chiffre qui n’avait pas été atteint depuis 1989 (exception faite de 1994, année du génocide rwandais). La violence unilatérale était en baisse au cours des dernières années, mais elle a connu une remontée récente, principalement en raison de la guerre civile en Syrie. En fait, la recrudescence de la violence est attribuable à un nombre limité de conflits armés très violents qui se déroulent à l’intérieur des États. Durant la dernière décennie, la proportion de conflits armés intraétatiques s’est en effet maintenue entre 70 % et 80 % du nombre total de conflits armés.

On peut dire des relations interétatiques qu’elles sont très pacifiques : si les disputes interétatiques sont nombreuses, elles n’impliquent que rarement l’utilisation de moyens violents (le Conflict Barometer recensait en 2015 dix crises violentes interétatiques). L’annexion de la Crimée par la Russie, par exemple, n’a pas entraîné d’escalade de la violence directe avec l’Ukraine, bien qu’elle soit liée au conflit armé dans l’Est ukrainien. Toutefois, les tensions entre l’Otan, les États-Unis et l’ue d’un côté et la Russie de l’autre ont été ravivées ; elles se manifestent notamment par des incidents entre aéronefs rivaux survolant la mer Baltique (voir Perlo-Freeman, P. D. Wezeman et S. T. Wezeman 2015 : 90). Cette méfiance réciproque ramène de « vieux réflexes » et entraîne la Russie dans une « fuite en arrière », par le retour à des moyens militaires, voire nucléaires, pour imposer ses préférences aux États occidentaux, en Syrie comme en Ukraine (Gratchev 2016 : 219 et 221). Les Occidentaux soutiennent la libéralisation de l’Ukraine et son rapprochement des institutions euroatlantiques, mais ils n’en limitent pas moins leur soutien militaire et n’ont pas l’intention d’accélérer l’intégration du pays au pacte de défense collective (S. T. Wezeman, Perlo-Freeman et P. D. Wezeman 2015 : 75-85). Bien que cette polarisation n’ait pas suscité de mobilisation militaire supplémentaire en Europe occidentale et centrale, plusieurs États plus à l’est ont revu à la hausse leurs dépenses militaires, en particulier la Pologne et les États baltes (Perlo-Freeman et al. 2015 : 90 et 94), et l’Ukraine a récemment annoncé une forte augmentation de ses dépenses militaires (Perlo-Freeman et al. 2015 : 86). Qui plus est, l’Otan a déployé de nouveaux moyens aux frontières orientales de l’Alliance, et les États-Unis se sont réengagés en Europe, après un désengagement continu depuis la fin de la guerre froide (Fleurant 2015 : 357)[1].

Une autre zone à risque d’escalade militaire se situe en mer de Chine méridionale et orientale, lieu de nombreux litiges territoriaux entre la Chine et ses voisins. L’importance géopolitique du vaste espace maritime revendiqué par la Chine[2] est l’un des facteurs qui ont entraîné la réaffirmation de l’engagement américain auprès de ces alliés régionaux et des autres États impliqués dans ces disputes territoriales (Seibel, Duchâtel et Bräuner 2015 : 264). La montée des tensions régionales prend ainsi l’apparence de la rivalité sino-américaine à laquelle se superpose la question du statut de Taïwan. Ce dernier a d’ailleurs augmenté de 82 % ses importations d’armes en provenance des États-Unis au cours des dernières années (S. T. Wezeman 2015 : 427), ainsi que celle de la transition de la politique japonaise de défense et de sécurité en soutien à son allié américain (Duchâtel, Bräuner et Seibel 2015a : 280). Ces tensions sont en fait l’une des conséquences de l’affirmation de la puissance chinoise dans la région vis-à-vis de la prééminence régionale américaine durant la dernière décennie, qui se traduit par un multilatéralisme sélectif et la création de nouvelles organisations et de nouvelles routes de commerce (Duchâtel, Bräuner et Seibel 2015b : 278 ; Bulard 2016 : 252)[3].

Ces rivalités étatiques ont des répercussions inégales sur les dépenses militaires mondiales, qui sont globalement en décroissance globale pour une troisième année consécutive (2012 à 2014) après avoir connu une augmentation continue pendant plusieurs années, en particulier entre 2005 et 2009. Néanmoins, cette diminution est principalement attribuable à la baisse des dépenses militaires dans les États occidentaux, en particulier en Europe occidentale et centrale, mais aussi aux États-Unis, bien que les dépenses militaires américaines demeurent relativement élevées par rapport à la période de l’après-Seconde Guerre mondiale (Fleurant 2015). Les dépenses militaires sont toutefois en augmentation partout ailleurs dans le monde : en Europe orientale (8,4 %), en Afrique, et surtout en Afrique du Nord (5,9 %), au Moyen-Orient (5,2 %) ainsi qu’en Asie (5 %), où la Chine représente 49 % des dépenses militaires régionales (Perlo-Freeman et al. 2015). Qui plus est, les transferts d’armements étaient en hausse de 16 % pour la période 2010-2014 par rapport à la période précédente, ce qui représente un niveau record depuis 1950-1954. Pendant cette période, la Chine a fait sa place au palmarès des exportateurs d’armes : ses ventes ont dépassé celles de l’Allemagne (4e), de la France (5e) et du Royaume-Uni (6e), alors que les États-Unis (1er) et la Russie (2e) occupaient toujours le haut du classement. Les cinq plus grands acheteurs d’armes étaient tous en Asie et au Moyen-Orient : l’Inde, l’Arabie saoudite, la Chine, les Émirats arabes unis et le Pakistan.

A — Des schémas de violence régionaux contrastants

La base de données ucdp/prio porte sur des conflits armés qui varient énormément en termes d’intensité et de durée, mais aussi en matière de dynamiques politiques, notamment parce qu’ils sont recensés par dyades, et non par États, et par types : les conflits étatiques, où s’affrontent un gouvernement et un ou des groupes rebelles, les conflits non étatiques, la violence unilatérale contre les populations civiles. Étant donné son seuil d’inclusion de 25 morts, cette base de données recense de nombreux conflits intraétatiques de basse intensité qui sont récurrents, alors qu’un petit nombre de conflits ou d’incidents très violents expliquent les variations dans la courbe du nombre de morts, par exemple le génocide rwandais de 1994.

Au total, 40 conflits armés étaient actifs en 2014. De ce nombre, 17 n’ont jamais atteint l’intensité meurtrière d’une guerre (1 000 morts/an). Une grande proportion des conflits armés sont donc limités dans leur intensité, alors que plus du quart des conflits sont très violents. Le portrait de la violence organisée est en effet plus clair si l’on s’attarde à un nombre très restreint de conflits. En 2014, par exemple, 75 % des morts sont survenues à l’intérieur de trois États seulement : la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan. Le déclenchement d’un grand nombre de nouveaux conflits (13) – la moyenne au cours des vingt dernières années se situe entre 4 et 7 par an – et la faible proportion de conflits qui sont arrivés à leur terme expliquent la remontée relative du nombre de conflits armés (Strand et Buhaug 2016 : 21, 23). Parmi les 23 autres conflits armés, onze – donc cinq de plus que l’année précédente – ont atteint l’intensité d’une guerre en 2014, c’est-à-dire qu’ils ont dépassé les mille morts (Sollenberg 2016 : 151). Ces guerres dyadiques étaient :

  1. L’Afghanistan / les talibans

  2. L’Irak et ses alliés / l’organisation de l’État islamique

  3. Israël / le Hamas et le jihad islamique

  4. Le Nigéria, le Cameroun, le Tchad et le Niger / Boko Haram

  5. Le Pakistan / les groupes islamistes

  6. La Somalie et ses alliés régionaux / Al-Shabaab

  7. Le Soudan du Sud et l’Ouganda / Mouvement de libération populaire du Soudan en opposition (splm/a – in opposition)

  8. La Syrie / les groupes rebelles

  9. et 10. L’Ukraine / les groupes rebelles de l’est, puis la coalition des forces armées rebelles

  10. Le Yémen et les États-Unis / Al-Qaïda dans la péninsule arabique (aqpa)

La recension par le Conflict Barometer des violences de haute intensité est plus large étant donné que la définition de conflit diffère sensiblement. La catégorisation est fondée sur un système de pointage comptant cinq indicateurs : deux indicateurs de moyens (armes utilisées et effectifs) et trois de conséquences (nombre de victimes, importance des destructions et nombre de réfugiés / déplacés internes) (Trinn, Wencker et Schwank 2016). Le total sur onze points détermine l’intensité du conflit sur un continuum qui va de la dispute à la crise non violente, puis à la guerre limitée et à la guerre ; un système très utile pour distinguer les différents conflits selon leur impact relatif. S’ajoutent donc à la liste de l’ucpd en 2014 plusieurs guerres sous-étatiques dont l’enjeu principal n’est ni territorial ni politique per se : en l’occurrence, c’est celui qui oppose le gouvernement mexicain aux cartels de la drogue, mais aussi les violences intergroupes au Nigéria, au Soudan et en Syrie. Le Conflict Barometer considère aussi comme des guerres les conflits entre la République démocratique du Congo, d’une part, et l’Ouganda et les Allied Democratic Forces, d’autre part, les violences en République centrafricaine (anti-balaka – ex-Séléka) ainsi qu’au Darfour et au Kordofan-Sud, deux régions du Soudan, en Libye, entre les groupes d’opposition, de même qu’entre le Yémen et les forces houthistes.

Alors que le nombre de conflits étatiques demeure assez stable (entre 31 et 37) et que les incidents de violence unilatérale sont en légère croissance, le nombre de conflits non étatiques a considérablement augmenté. En 2013, 48 conflits de ce type étaient actifs, ce qui représente un sommet historique (Sollenberg et Wallensteen 2015 : 133 et 143). En effet, les données du ucdp indiquent une augmentation continue des conflits non étatiques depuis 2010, particulièrement en Afrique, mais aussi au Moyen-Orient[4]. En général de courte durée et de faible intensité, cette sous-catégorie de confrontations armées comporte trois types de configurations : les affrontements entre groupes rebelles (45 %), entre groupes informels affiliés à des partis politiques (3 %) et entre groupes informels divisés sur une base identitaire (53 %). On note que 80 % des conflits de ce type se déroulent dans un nombre très restreint d’États africains : République démocratique du Congo, Éthiopie, Kenya, Nigéria, Somalie et Soudan. Ainsi, on observe en Afrique de plus en plus d’interactions violentes entre deux acteurs non étatiques, ce qui a des implications majeures pour les populations, les acteurs non étatiques ayant été les principaux responsables des violences unilatérales durant toute la période 2003-2014 (environ 64 %), à l’exception de l’année 2011[5]. Les États, qui disposent en fait de plus de moyens pour contrôler les populations, défendent généralement le statu quo, alors que les groupes rebelles cherchent au contraire à changer l’ordre politique et construisent souvent leur influence en usant de violence contre les populations.

La très grande majorité des morts civiles (66 %) comptabilisées entre 1989 et 2013 ont été enregistrées en Afrique, où se sont déroulés le tiers de tous les conflits armés (Fjedle, Hultman et Sollenberg 2016 : 44). Plus de 60 % des incidents violents recensés dans l’Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled)[6] au Soudan, au Nigéria et en République centrafricaine visaient les populations civiles : près de 50 % en République démocratique du Congo et 24 % en Somalie. L’étude de Kishi, Raleigh et Linke (2016) explique par ailleurs que ce sont de plus en plus les milices politiques[7] qui commettent des attaques contre les civils en Afrique, suivies des forces gouvernementales, des groupes rebelles et des milices communautaires (2016 : 27). Marginal jusqu’en 2009, leur rôle dans les violences contre les populations civiles est devenu central en 2014, passant de 9 % à 48 %, la proportion la plus élevée recensée jusqu’à présent. Cette forme de violence décentralisée est attribuée à un système politique dysfonctionnel et à des appareils étatiques de faibles capacités. Paradoxalement, c’est peut-être le faible niveau d’organisation qui maintiendrait la violence à un niveau de relativement limité : les incidents violents sont plus nombreux, mais ils font moins de morts. L’analyse de Kishi et al. (2016 : 39) permet de situer les incidents violents sur une carte et de distinguer les dynamiques subrégionales particulièrement dévastatrices. Selon la « microprobabilité de mort », ou risque relatif moyen par million de personnes[8], on trouve le risque le plus élevé en République centrafricaine, puis au Soudan du Sud, en Libye, en Somalie, au Soudan et au Nigéria (Kishi et al. 2016 : 38-39).

Selon une étude récente, la rationalité des actes de violence unilatérale est guerrière et stratégique : Fjedle et al. (2016 : 45) ont ainsi observé une forte corrélation entre l’existence d’un conflit armé actif et l’occurrence de telles violences contre les populations civiles (75 % entre 1989 et 2013). Toujours selon cette étude, la complexification des conflits – la présence d’un plus grand nombre de groupes armés – explique aussi la prévalence de la violence unilatérale dans un conflit. Lorsqu’un conflit armé compte différents groupes rebelles, les violences contre les populations civiles seraient plus fréquentes. Toutefois, la moyenne de victimes par groupe semble plus faible, ce qui laisse penser à une concurrence pour obtenir le soutien populaire plutôt qu’à une surenchère meurtrière. Cette rationalité semble néanmoins échapper à LaFree et Dungan (2016) dans leur article comparant les groupes terroristes islamistes et non islamistes. Les auteurs examinent ces groupes en fonction de leur affiliation idéologique – 13 des 20 des groupes terroristes les plus meurtriers entre 2002 et 2013 étaient des groupes islamistes –, sans jamais explorer le lien avec les guerres civiles. (Ils remarquent toutefois qu’il existe peu de différences entre les cibles, les tactiques et les armes employées par les groupes islamistes et non islamistes.) Si les groupes revendiquant une idéologie islamiste sont parfois liés par des liens transnationaux plus ou moins forts, ils s’intègrent bien souvent à l’intérieur de dynamiques étatiques et sous-étatiques particulières qui impliquent fréquemment une interaction très violente avec d’autres acteurs. Au Nigéria, par exemple, la militarisation de la société à travers des comités de défense contre Boko Haram a encore contribué à accroître les violences (Pérouse de Montclos 2016 : 246). Il existe un lien très étroit entre les violences terroristes et le contexte guerrier, par exemple entre la perte de contrôle territorial et la multiplication des attentats terroristes, comme c’est le cas avec Al-Shabaab en Somalie et, très récemment, l’organisation de l’État islamique (oei) en Irak et en Syrie. Qui plus est, l’origine de ces groupes varie considérablement : Boko Haram au Nigéria était un acteur local avant que l’une de ses factions prête allégeance à l’organisation de l’État islamique, alors qu’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (aqpa) est née de la fusion des branches d’Al-Qaïda en Arabie saoudite et au Yémen, principalement constituées des djihadistes formés par la guerre contre l’occupation soviétique de l’Afghanistan[9]. Aujourd’hui, au Yémen, aqpa fait la guerre à un gouvernement soutenu par l’Arabie saoudite, qui serait la véritable cible du groupe[10]. Le Royaume saoudien s’est en effet récemment engagé au-delà de ses frontières, tout comme les Émirats arabes unis, grâce à l’augmentation importante de ses importations d’armes dans les dernières années, en vue de contrer l’influence géopolitique grandissante de l’Iran (S. T. Wezeman, Perlo-Freeman et P. D. Wezeman 2015 : 417).

La violence est généralement beaucoup plus meurtrière au Moyen-Orient et en Afrique du Nord qu’ailleurs dans le monde. Y sont à l’oeuvre plusieurs des grandes sources internationales de conflit qui se sont mises en place à partir de 2003. Cible collatérale de la campagne américaine contre le terrorisme, l’Irak est devenu avec l’occupation américaine l’un des terrains de prédilection des groupes islamistes. L’effondrement de l’État irakien et le démantèlement de ses institutions de sécurité ont fourni certains des éléments à la base de l’oei ; formation hybride d’un proto-État et de la nébuleuse islamiste non territorialisée, Al-Qaïda. Une autre dynamique déstabilisatrice émane de la série de soulèvements dans la région à partir de 2011, qui ont amené des changements non violents dans certains États, mais ont dégénéré dans les États les plus répressifs et les plus autoritaires, particulièrement en Syrie et en Libye. La région est marquée par un haut niveau de répression politique et une association historique entre exclusion ethnique et guerres civiles « ethniques ». En effet, selon l’analyse de Vogt, Bormann et Cederman (2016 : 62), 80 % des conflits ethniques de la région ont impliqué des groupes ethniques exclus. À Bahreïn, bien que la population chiite compose plus de la moitié de la population, l’État a réussi à réprimer les manifestations, notamment grâce à l’assistance de l’Arabie saoudite. En Syrie, néanmoins, la répression a amorcé une guerre civile qui a aussi engouffré l’Irak. Dans ce dernier pays, la mainmise d’une élite sunnite sous Saddam Hussein a fait place à une domination de la majorité chiite qui a mené à la consolidation d’enclaves ethniques (Lund 2015 : 17). La marginalisation politique et la victimisation des populations sunnites d’Irak ont en retour permis au groupe État islamique d’établir son hégémonie sur la communauté, ce qu’il a été incapable de faire en Syrie (voir Luizard 2016). L’oei a néanmoins su jouer sur les divisions entre les groupes rebelles afin de réunir une grande partie des ressources prises aux États irakien et syrien, dont des armes américaines[11]. Alimenté par un haut degré d’interférence transnationale et la participation de plusieurs États étrangers, le morcellement est d’ailleurs beaucoup plus grand en Syrie qu’en Irak. La complexité des configurations internes et externes y a d’ailleurs créé un enchevêtrement inextricable de rivalités et de sous-conflits, un peu à l’image de la guerre civile libanaise (1975-1990). Le gouvernement d’el-Assad est soutenu par l’Iran et son allié libanais, le Hezbollah, ainsi que par la Russie, qui ne cherche pas pour autant à accorder au régime une victoire complète. Les groupes rebelles très fragmentés sont soutenus de manière très inégale par les États arabes (en particulier l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis) ou par les États occidentaux. Les États-Unis soutiennent aussi des organisations kurdes, au grand dam de leur allié de l’otan, la Turquie, et font de l’oei la principale cible. Le régime iranien, aussi, cherche à repousser l’organisation islamiste en accordant un appui important au gouvernement irakien, tandis que son allié syrien préfère affaiblir les rebelles en épargnant relativement l’oei (Lund 2015 : 23).

La Syrie ne serait pas un exemple exceptionnel des conflits armés contemporains, car ceux-ci tendraient à se complexifier depuis la fin de la guerre froide avec la prolifération d’acteurs non étatiques, selon les observations de Cunningham, Gleditsch et Salehyan (2016). En 2013, selon 36 % des conflits armés mettaient en scène plus qu’un groupe rebelle (Cunningham et al. 2016 : 50). Un autre facteur de complexité s’ajoute avec l’internationalisation des conflits armés intraétatiques : une proportion grandissante d’entre eux – 12 % (4/33) en 2003 contre 27 % (9/33) en 2013 – engagent en effet directement des troupes d’une armée étrangère (Sollenberg et Wallensteen 2015 : 125). Pourtant, durant la période récente, le soutien extérieur aux groupes rebelles n’a jamais été aussi faible qu’à l’heure actuelle, en dépit de cas comme la Libye, la Syrie ou l’Ukraine (Cunningham et al. 2016 : 53). Plusieurs groupes rebelles disposent néanmoins de bases de soutien transnationales : les groupes islamistes, mais aussi les groupes identitaires, comme les Kurdes, alors que les coalitions multilatérales de soutien aux gouvernements sont courantes, comme en Afghanistan, au Nigéria ou en Somalie. Cette participation étrangère augmenterait l’intensité des conflits en fournissant des moyens importants qui soutiennent un niveau d’organisation de la violence et de mobilisation très élevé. Les trois guerres civiles les plus meurtrières – Afghanistan, Irak et Syrie – sont d’ailleurs toutes internationalisées et toutes situées dans un contexte géopolitique hautement concurrentiel.

Conclusion

En dépit des grandes zones de tensions à la marge orientale de l’Europe et en Asie orientale, en particulier, la tendance voulant que les affrontements armés entre les États se raréfient se confirme. Ces conflits sont alimentés par la contestation d’un ordre politique multilatéral dominé par les États-Unis : en effet, la Russie conteste le rapprochement de l’otan de ses frontières, alors que la Chine cherche à restructurer l’ordre régional et revendique sa prééminence en mer de Chine, lieu de passage d’une large proportion du commerce international. Toutefois, si les États s’abstiennent de recourir à la violence entre eux, plusieurs conflits intraétatiques deviennent les lieux de confrontation indirecte entre les États : en Europe (Ukraine), mais surtout au Moyen-Orient (Irak, Syrie, Yémen). La récente hausse des conflits armés n’est certes pas étrangère à cette concurrence régionale, facilitée notamment par le désengagement américain sous Obama des guerres lancées par l’administration précédente et le retour à des stratégies limitées (bombardements aériens, drones de combats, forces spéciales, etc.). Les puissances régionales ont gagné une plus grande latitude d’action, mais celle-ci est contrainte par la complexification des conflits (Gresh 2016 : 212). La prolifération des acteurs et l’émergence de schémas sous-étatiques de violence multiplient les possibilités d’intervention étrangère et rendent les conflits encore plus difficiles à gérer. En retour, la disponibilité d’alliés étrangers soutient le renforcement des acteurs non étatiques, même s’ils sont en premier lieu des « produits locaux ». Les États peuvent difficilement influencer le déroulement des événements ou orienter les parties dans la direction voulue, et même les interventions musclées sont susceptibles d’avoir des conséquences inattendues. Par exemple, l’invasion de la Somalie en 2006 par l’Éthiopie avec le soutien des États-Unis a mené à la création de l’une des plus redoutables milices islamistes, Al-Shabaab[12]. Ainsi, l’internationalisation des conflits armés et la multiplication des acteurs créent des guerres inextricables, plus à risque de s’étendre aux régions avoisinantes et impossibles à gérer en l’absence d’une coordination multilatérale.