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Introduction

République démocratique du Congo, République centrafricaine, Ouganda, Libye, Côte d’Ivoire, Darfour, Kenya et Mali... Au vu des situations dont est actuellement saisie la Cour pénale internationale (cpi) et sans compter les enquêtes ouvertes en sus, l’Afrique est au coeur du projet d’une justice internationale pour les crimes les plus graves. Cet ancrage géographique fait l’objet de critiques dénonçant une forme d’impérialisme judiciaire par les Occidentaux, voire de postcolonialisme ; en Afrique de l’Est en particulier, les réticences à l’égard de la Cour se durcissent. Juridique, cet article ne prétend pas offrir une lecture des relations internationales sous-tendant la sélection des affaires dont est saisie la Cour : dans une visée constructive, il s’agira plutôt de pointer un possible apport de certains pays d’Afrique au projet global d’une justice postconflictuelle. C’est là notre contribution à ce dossier consacré à l’Afrique au regard de la justice internationale pénale.

Le droit international pénal est en cours de constitution : récent, il est encore ouvert aux innovations et originalités. Devant son formalisme grandissant et sa tendance à une conception très classique du droit pénal (au sens occidental), notre hypothèse tient à la nécessaire pluralité de « l’après-conflit » que traversent plusieurs États africains : elle nous paraît en mesure d’inspirer une vision ouverte de la justice internationale, judiciaire au sens large et non seulement pénale. Peut-être certaines expériences nationales ou locales peuvent-elles nourrir cette nouvelle branche du droit, dont la vocation « universelle » doit se nourrir des systèmes (para-)juridiques du monde. Et peut-être cet apport vécu pourrait-il tempérer quelques-uns des reproches adressés à une justice perçue comme démesurément top-down, de La Haye aux villages de campagne, du Conseil de sécurité aux milices indépendantes, d’un Occident moralisateur à une Afrique en souffrance.

Certains vécus latins et africains ont en effet démontré qu’après un conflit le lien social était moins reconstruit par des procès (internationaux a fortiori) que par des mécanismes transitionnels locaux, juridictionnels ou non – des mécanismes hors droit pénal stricto sensu. La plus célèbre de ces expériences est certainement la commission Vérité et Réconciliation d’Afrique du Sud, avant celles d’Argentine, du Chili et du Guatemala. Plus de trente pays ont vu la mise sur pied de mécanismes équivalents (Amnesty) : quantitativement, ces mécanismes sont les plus nombreuses « institutions » traitant des crimes internationaux pour lesquels la Cour pénale internationale est compétente (Schabas 2004 : 1).

Bien sûr, les traditions et systèmes juridiques des cinquante-cinq États africains diffèrent. Mais les (ré)actions postconflictuelles alternatives, mises en oeuvre en leur sein, pourraient nourrir la justice internationale pénale d’une vision plus collective et plus sociale de la transition vers l’après-guerre. Peut-être l’Afrique est-elle ainsi la plus apte, actuellement, à nourrir la communauté internationale d’une vision ouverte de la justice et d’une réflexion sur les fonctions et finalités du droit pénal. Et ainsi contribuer à l’articulation des propositions transitionnelles alternatives avec les juridictions internationales. Les relations entre le projet judiciaire international et ces « alternatives » font l’objet de cet article, sous un angle juridique.

I – Champ d’investigation

La grande diversité qui règne entre les modes alternatifs de résolution des conflits ne facilite pas l’analyse. Il semble pertinent de distinguer les commissions d’enquête (comme celle créée en 2003 en Côte d’Ivoire, à l’initiative de l’onu, ou la commission Waki mise en place au Kenya en 2008) des commissions qui prolongent l’enquête d’un processus d’échange visant à la réconciliation ; ce sont ces « modes alternatifs de résolution des conflits » dépassant le stade de l’enquête et n’ayant pas une vision (seulement) pénale qui nous intéressent ici. Mais la composition, le mandat et l’indépendance des commissions de vérité et réconciliation varient beaucoup. Les seules constantes tiennent à ce qu’elles conduisent une enquête, dans le but que soit dite la vérité sur des violations passées des droits de l’homme, qu’elles soient non judiciaires et qu’elles existent en général pour une période déterminée, jusqu’à remise d’un rapport conclusif (Morel 2005 : 281). Il est difficile de définir une position globale au sujet de ces instances locales et particulières par définition (pour une proposition de lignes directrices [guidelines], voir Stahn 2005).

Actuellement, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone est la seule juridiction internationale qui ait coordonné son action avec celle d’une commission de réconciliation (Levitt 2010). Des projets de mécanismes de réconciliation ont cependant été mis en oeuvre au Burundi, en Ouganda, au Ghana, au Liberia, notamment. Et c’est le lien entre de telles alternatives au procès pénal et les juridictions (internationales) qui nous intéresse ici.

À cette fin, nous évaluerons l’impact technique des « modes alternatifs de résolution des conflits » par le biais des mécanismes de recevabilité des affaires devant la Cour pénale internationale. Celle-ci étant « complémentaire » aux États, elle ne pourra recevoir d’affaires dans lesquelles les États auraient adéquatement lutté contre l’impunité pour les crimes les plus graves (StCPI art. 17). Autrement dit, la Cour doit évaluer les actions des États pour décider si son intervention internationale est requise. Pourrait-elle considérer une réaction non pénale aux crimes commis comme suffisante et convaincante, rendant inutile une action « complémentaire » de sa part ? Globalement, les textes ne semblent pas très propices à une reconnaissance des actions extrajudiciaires : les négociateurs du Statut de la Cour ont longuement débattu des amnisties et autres commissions de vérité et réconciliation, sans parvenir à un accord transposable en droit (Holmes 1999 : 59 et 76). La doctrine est aujourd’hui unanime à regretter le silence des textes à ce sujet, mais néanmoins divisée : certains estiment qu’il est possible (Dugard 2002 : 693), voire certain (de la Cuesta 2002 : 703), qu’une autorité de chose jugée puisse être reconnue à une procédure sérieusement menée, même en dehors des cours et tribunaux pénaux.

Mais la question reste épineuse (Robinson 2003 ; Stigen 2008 : 211). On peut la diviser en deux sous-interrogations, dont nous traiterons ci-dessous : faut-il un processus pénal et/ou judiciaire pour que la Cour considère que les États ont suffisamment réagi aux crimes de masse ? Nous verrons que techniquement la reconnaissance des mécanismes extrajudiciaires de résolution des conflits, même non pénaux, est envisageable : telle n’est pas la tendance actuelle, mais il n’est pas impossible, sur base des textes législatifs, de considérer ces mécanismes comme adéquats et suffisants.

II – Nécessairement punir ?

La première exigence du Statut de la Cour pénale internationale (StCPI ou Statut de Rome) tient au sérieux de la réaction aux crimes commis : sont rejetés les procès « fantoches », la procédure de mascarade ou les décisions favorisant d’anciens gouvernants. Le Statut requiert des États une « intention de traduire en justice », sans laquelle l’action nationale ne peut être admise. Cette « intention » est actuellement interprétée comme une exigence pénale (Bisset 2012 : 110).

On lit dans le Préambule du Statut l’engagement des États à « lutter contre l’impunité » : Les États-Parties au présent Statut […] affirm[e]nt que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale ; [sont] déterminés à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes ; rappel[e]nt qu’il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux […].

StCPI, Préambule, al. 4 à 6

Selon la lettre et l’interprétation stricte du Statut, il semble donc bien qu’il faille punir.

Une peine trop clémente pourrait d’ailleurs être interprétée comme un signe de clémence arbitraire, inacceptable donc. À la suite d’un procès national marqué par trop peu de sévérité, la Cour pourrait ainsi déclarer l’affaire recevable devant elle (StCPI, art. 20-3). Le Procureur a bien indiqué, en citant plusieurs auteurs de doctrine, que la Cour est « d’abord et surtout une cour pénale, au mandat défini en ce sens. Il ne s’agit pas d’une commission de vérité et réconciliation et, moins encore, d’un organe de résolution des conflits collectifs » (x (2006), cités dans Bureau du Procureur, cpi, 21 septembre 2012 : note 34 [trad.]).

Pourtant, justice et droit pénal ne sont pas nécessairement synonymes. On peut pointer les défauts de la réaction pénale sur une base historique (A) et à l’aune de ses justifications (B). Sur cette base, on peut s’interroger sur la pertinence de la punition et, en écho, sur tout l’intérêt des « modes alternatifs de résolution des conflits ». Si le Statut de la Cour paraît a priori annihiler notre tentative de faire exister les alternatives au procès aux yeux des juges, certains arguments paraissent ainsi soutenir leur reconnaissance.

A — Un droit de dernier recours

Dans la pensée classique du droit pénal, celui-ci est considéré comme odieux et donc d’usage en dernier recours (Tulkens et al. 2010 : 209). Il est odieux en ce qu’il restreint la liberté individuelle et renferme « une suite de maux » nécessaires à ses dimensions afflictive et infamante (Bentham 1820 : 187 ; van de Kerchove 2007 : 355). Ce caractère odieux du droit pénal fonde sa subsidiarité, le principe selon lequel il est censé constituer l’ultima ratio : droit de dernière instance, il ne doit intervenir qu’en l’absence de formes moins violentes, moins répressives et stigmatisantes d’intervention juridique (Pires 1995 : 141).

Pourtant, l’idée s’impose aujourd’hui, dans les États comme au niveau international, que la « justice est synonyme de répression sévère […] [, que,] pour protéger la société, il faut absolument faire appel au droit criminel et aux peines fortes » (Pires 1995 : 143). Le principe de subsidiarité du droit pénal perd en pertinence : il ne s’agit plus de justifier lerecours mais l’absence de recours à la voie pénale, au détriment de mesures alternatives (Tulkens et van Drooghenbroeck 2010). Autrement dit, on tend à considérer que punir est une nécessité, voire un devoir – comme l’indique l’obligation de poursuivre les crimes de ius cogens ou le Préambule du Statut de la cpi. On prend distance par rapport à « l’idéal classique d’un droit pénal minimal ou subsidiaire, pour nous orienter au contraire vers une lecture pénale du monde, déterminée par la grille victime-coupable » (Cartuyvels 2007 : 148). Autrement dit, le droit international pénal s’inscrit dans une mouvance d’hyper-pénalisation généralisée, renforcée bien sûr par la gravité des crimes concernés.

Rien n’empêche cependant, en porte-à-faux avec cette tendance, de revigorer l’idée que le droit pénal n’est qu’un dernier recours. D’autres réactions au crime sont possibles et peut-être préférables. Concrètement, rien n’empêche d’interpréter « l’intention de traduire en justice » au sens large : on pourrait vérifier la présence de cette intention non seulement sur la base de procès pénaux sévèrement conclus, mais aussi sur celle de mécanismes de transition ou de réconciliation, qui visent la justice au sens de paix sociale ou d’apaisement. Et distinguer les amnisties de complaisance, destinées à protéger certains anciens dignitaires de tout embarras judiciaire, des mécanismes sincères de reconstruction du lien social ou des grâces motivées et accordées à la fin d’un processus sérieux.

Ainsi interprétée largement, l’« intention » de rendre « justice » exigée par le Statut ne paraît pas exclure la reconnaissance des commissions de réconciliation par le droit international pénal.

B — Un recours au droit pénal mal justifié

À l’oubli actuel de la nature « odieuse » et donc « de dernier recours » du droit pénal, il faut ajouter que la justification de cette réaction aux atrocités est souvent insuffisante. C’est là un second argument plaidant en faveur des mécanismes postconflictuels non pénaux : il semble que le moyen pénal n’atteigne pas ses propres objectifs.

On affirme la nécessité de « lutter contre l’impunité », mais les fondements de cette répression sont peu étayés. En théorie du droit, deux justifications principales sont apportées au prononcé d’une peine : la rétribution (i) et l’utilité (ii).

(i) Dans la perspective rétributiviste, on punit parce que le criminel a commis un mal. Le fondement de la peine ne réside ni dans ses conséquences ni dans les objectifs qu’elle poursuit ; les théories relevant de ce modèle ne sont ni téléologiques ni instrumentalistes mais plutôt déontologiques. La peine n’a pas d’objectif direct : c’est une réaction. Le droit international pénal présente une volonté rétributiviste assez claire : les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ont répété que les deux principaux « objectifs de la sanction » étaient la dissuasion et le châtiment, c’est-à-dire la rétribution (p. ex. jurisprudence du tpir et du tpi 1998, 1999 et 2000).

Une majorité d’auteurs considèrent aussi que la rétribution constitue le fondement principal des peines prononcées par les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda (Ambos 2002 : 319 ; Drumbl 2000). On ne peut bien sûr préjuger de la pratique future de la cpi en la matière, mais, comme nous l’avons déjà indiqué, le préambule du Statut de la Cour paraît porteur d’une justification non conséquentialiste, essentialiste. En effet, rien n’y est dit d’une finalité précise : des valeurs sont en jeu (Bergsmo et Triffterer 2008 : 8), ce qui paraît justifier en soi la lutte contre l’impunité. Ces valeurs bafouées sont « la paix, la sécurité et le bien-être du monde », qui apparaissent donc moins comme un but que comme une justification de l’action pénale. Il semble d’ailleurs que la Cour ait distingué les intérêts de la paix et ceux de la justice (dont la défense lui incombe, contrairement aux premiers [cpi, 2007 : 1]). La Cour a d’ailleurs maintenu ses poursuites en Ouganda, bien que les rebelles aient conditionné la signature d’un accord de paix au retrait des mandats d’arrêt (2007-2008), et au Darfour, malgré le fait que l’Union africaine ait répété que son intervention menaçait la paix avec le Soudan. On peut discuter de la nature morale de la paix ou de la sécurité (sont-ce des valeurs ?) et débattre des liens entre paix et justice (Hazan 2000 et 2011 ; Jeangène Vilmer 2011), mais la justice rétributiviste est elle-même problématique.

D’un point de vue conceptuel, l’idée d’une justice absolue paraît illusoire et impropre à la nature humaine (Todorov 2004 : 715). D’un point de vue concret, les tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ayant été créés par le Conseil de sécurité et la cpi étant plongée dans les équilibres politiques du monde, on peut craindre que ladite « morale » présidant à la rétribution des crimes que poursuivent ces instances soit toujours occidentale, relative, symbole d’hégémonie (Henham 2003 : 68). Bref, la prétention moraliste est dangereuse. Enfin, d’un point de vue principiel et pragmatique, la rétribution requiert en principe une proportionnalité de la peine avec le crime commis, qui semble impossible à mettre en oeuvre après un crime de masse. L’idée est que « le mal [le crime] mérite un mal équivalent [la peine] » (van de Kerchove 2009 : 175). Or, cela semble irréalisable en droit international pénal.

Lorsqu’on est confronté concrètement à de tels crimes, on constate qu’il est impossible de mesurer l’incommensurable. Il y a un seuil au-delà duquel il n’y a plus de sens à établir une hiérarchie dans la peine en fonction de la gravité de l’infraction […] La recherche par la justice d’une équivalence entre le mal résultant de l’infraction et la peine infligée à l’auteur se révèle un exercice vain en l’occurrence.

Vandermeersch 2011 : 151

(ii) La seconde grande justification de la peine est utilitariste. La peine apparaît ici comme un moyen : elle cause certes un mal, mais dans un certain but. Les fonctions utilitaristes habituellement attribuées à la peine paraissent cependant inapplicables au droit international pénal ou concrètement irréalistes : pas même la prévention et la réparation, fréquemment avancées comme justifiant les procès pour crimes internationaux, ne résistent à la critique.

La prévention générale (présentée comme l’une des deux fonctions principales de la peine, comme nous l’avons indiqué plus haut) est définie comme suit par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie : « Il est juste que l’auteur de l’infraction soit puni non seulement parce qu’il a enfreint la loi (punitur quia peccatur), mais également pour que personne ne soit plus tenté de l’enfreindre (punitur ne peccatur) » (Furundźija : 288). La prévention est, par définition, la plus difficilement quantifiable des « utilités » pénales – comment évaluer ce qui n’a pas eu lieu, et pourquoi ? On peut constater que les procès internationaux n’ont pas pleinement atteint cet objectif – ni localement (en ex-Yougoslavie, en Ituri, en Ouganda, les procès internationaux n’ont pas empêché des massacres ultérieurs) ni universellement (mais peut-on l’espérer ? Le procès d’un chef de guerre congolais pourrait-il prévenir d’ultérieures atrocités ailleurs, par exemple ?). Bref, le rôle joué par la peine comme intimidation reste limité, voire obscur (Manacorda 2003 : 175; Meyer 2006 : 574). Certains vont même plus loin (et nous aurions tendance à les rejoindre) : « Tout le monde sait que la prévention ne fonctionne pas, tout en espérant que cela change un jour. Tout le monde sait, mais ce savoir ne porte pas à conséquence » (Tallgren 2002 : 561 et 590 [trad.]).

La réparation est également avancée comme but de la peine, dans les décisions des tpi et le Statut de la Cour (StCPI art. 75). Certes, la plupart des victimes ne sont pas parties aux procès. Mais, surtout, même les victimes entendues à La Haye « restent souvent insatisfaites des sentences prononcées » (Hazan 2000 : 247) : le dommage qu’elles ont subi est immense, définitif et irréparable. Nulle somme d’argent, nul emprisonnement à perpétuité ne peut réparer leurs pertes. Sauf symboliquement, sans doute – le désir de justice de certains est peut-être entendu ainsi, le procès formant une sorte de réparation cathartique… mais on s’éloigne là du registre matériel, menant à l’idée que les arguments utilitaristes traditionnels ne paraissent pas suffire à fonder la justice internationale pénale (Tallgren 2002 : 590).

Une utilité symbolique de la peine apparaît donc comme la justification des procès internationaux la plus défendable : dans cette perspective, on punit pour renforcer l’efficacité de la norme, raffermir un interdit, renforcer la conscience collective, « préserver le caractère opérant d’un cadre normatif » (Durkheim 1963 : 161).

Ni l’approche utilitariste des procès internationaux, dans son acception traditionnelle, ni la perspective rétributiviste-moraliste ne paraissent convaincantes. Tout dépend évidemment des objectifs poursuivis : reconstruire le lien social ou raffermir des valeurs ébranlées par l’atrocité n’équivalent pas à rétribuer ni à punir pour le mal commis. Dans cette dernière visée, la peine est requise ; dans les deux autres, non : si l’on veut atteindre des buts préventifs, réparateurs ou symboliques, le procès pénal n’est pas la seule voie envisageable. Et pourquoi punir, dès lors que cela ne « sert à rien » et que l’on connaît par ailleurs l’inefficacité des peines de prison ainsi que le coût des procès internationaux ?

La symbolique peut s’exprimer par d’autres biais que la peine. Les procédures non pénales de réconciliation ou de médiation seraient peut-être en mesure d’offrir de meilleurs résultats que les procès pénaux : une meilleure prévention, une autre réparation, un apaisement social, voire un travail sur la sécurité, tant d’éléments avancés comme justifications du processus pénal. Dans un Memorandum tentant de définir les « intérêts de la justice », un critère d’appréciation établi par l’article 53 du Statut de la Cour, le Bureau de l’ancien procureur Moreno Ocampo exposait d’ailleurs lui-même que les victimes pourraient se trouver plus satisfaites des résultats de mécanismes de justice traditionnels et locaux, voire d’une amnistie. Et c’est là que l’expérience de reconstruction postconflictuelle que connaissent plusieurs États africains, en marge voire en dehors des tribunaux internationaux, pourrait enrichir le projet d’une justice internationale pour les crimes de masse : depuis le terrain, quelles voies se dessinent pour plus d’efficacité (symbolique) ?

III – Sortir du tribunal ?

La réponse juridique à cette quête d’efficacité (fût-elle symbolique) n’est pas évidente. Outre une peine au sens strict, le Statut de la cpi paraît en effet exiger que l’« intention de traduire en justice » ait été mise en oeuvre par une « juridiction » (StCPI, art. 17 et 20). Autrement dit, les voies extrajudiciaires ne semblent pas envisageables au premier chef.

Il est néanmoins possible, malgré cette formulation du Statut, que le Procureur décide qu’un mécanisme non pénal, déjà en place, suffise aux « intérêts de la justice » (StCPI art. 53 ; Robinson 2003) et rende donc inopportunes d’ultérieures poursuites judiciaires. Ladite opportunité des poursuites étant évaluée par le ministère public, dans un premier temps du moins, celui-ci pourrait ainsi se satisfaire, théoriquement du moins, du travail d’une commission vérité et réconciliation (par exemple).

Mais si la Cour devait se prononcer à ce sujet, pourrait-elle accorder du crédit à un mécanisme extrajudiciaire ? L’article 20-3 de son statut lui interdit de juger une personne qui aurait déjà fait l’objet d’un jugement : « Quiconque a été jugé par une autre juridiction pour un comportement tombant aussi sous le coup des articles 6, 7 ou 8 ne peut être jugé par la Cour [...]. » Ces termes « jugé » et « juridiction » englobent certainement les cours et les tribunaux de droit commun et militaire (Broomhall 1999 : 206), mais paraissent exclure toute décision non judiciaire au sens strict, comme les transactions ou médiations pénales (Dugard 2002 : 702).

Si l’on reconnaissait la qualité de « juridictions » aux modes alternatifs de résolution des conflits (par exemple à un arbitre local ou à une commission de vérité et réconciliation), l’article 20-3 pourrait leur être appliqué ; ils bloqueraient alors toute procédure ultérieure devant la Cour. Cette interprétation très extensive de la notion de juridiction semble cependant difficile à soutenir – malgré les grandes différences qui les séparent, les modes alternatifs de résolution des conflits s’apparentent peu aux « juridictions »

Une commission vérité et réconciliation pourrait par contre être reconnue comme une « enquête suivie d’une décision de ne pas poursuivre » (StCPI, art. 17 ; Broomhall 1999 : 153). Sur cette base, la Cour peut en effet décider qu’une affaire n’est pas recevable, estimant qu’au vu de l’enquête et de la décision subséquente son action « complémentaire » ne se justifie pas. Bien que techniquement solide, cette option n’est pas tout à fait satisfaisante. Elle éviterait certes que la Cour juge des individus ayant déjà « subi » un passage devant une commission de réconciliation, mais elle occulte l’action de la Commission (non seulement une enquête, mais peut-être tout un processus de traitement de l’information, d’échange, de dialogue, de réconciliation) et lui ôte sa valeur pacificatrice et symbolique.

Cela dit, plusieurs auteurs observent que la Cour porte un intérêt grandissant au processus mis en oeuvre au niveau national, peut-être plus qu’au résultat obtenu par les États dans leur lutte contre l’impunité (Fry 2012 : 50). L’attention pour la qualité des enquêtes et des procès est grandissante. Peut-être se prolongera-t-elle par l’adhésion internationale à des processus non judiciaires de qualité, fussent-ils conclus d’un résultat non pénal. Des mécanismes non judiciaires et non pénaux pourraient alors être reconnus comme adéquats (et suffire à éviter que la Cour doive intervenir ensuite).

Il est important de relever ici que cette attention portée au processus plus qu’au résultat (pénal) est renforcée par la référence, dans le Statut de Rome, aux « garanties d’un procès équitable reconnues par le droit international » (StCPI, art. 17-2 et 20-3). Toute la question est de savoir si la Cour doit seulement vérifier les intentions et résultats nationaux, ou si elle a le pouvoir d’en contrôler la qualité. Un procès national doit-il punir les crimes ou, en sus, respecter certains standards de qualité (en termes de délai, de droits de la défense, de publicité, de preuve…) ? A priori, la cpi est un tribunal pénal et non une juridiction compétente en droits de l’homme : à ce titre, elle ne peut juger de la qualité procédurale des appareils judiciaires nationaux. La tendance est cependant à l’exigence, et l’accent est mis sur les droits de l’individu : des procès inéquitables (fût-ce sur des détails de forme) sont de moins en moins tolérés. Autrement dit, l’attention portée au processus, qui favoriserait la reconnaissance des mécanismes alternatifs au pénal, implique également des exigences à l’égard de ces alternatives : respect des droits de la défense, publicité, transparence pourraient être exigés des commissions de réconciliation et vérité. Un processus équitable paraît gage de justice.

Peut-être les expériences africaines actuelles n’ont-elles pas (encore) répondu à l’ensemble de ces exigences : souvent politisées, forcément mises en oeuvre dans des contextes politiques et émotionnels instables, voire explosifs, leurs résultats sont difficiles à évaluer, et elles font l’objet de lourds reproches quant à leurs qualités procédurales (voir par exemple l’analyse nuancée de Rosoux 2009). Les détracteurs des commissions de réconciliation et vérité pointent en effet le risque qu’elles soient instrumentalisées, voire tout à fait politisées (on pense à l’échec de la Truth, Justice and Reconciliation Commission kenyane en 2008-2010). Selon l’appartenance ethnique des mandataires, les mécanismes peuvent être faussés ; on déplore aussi les situations où des indemnités per diem sont versées par le gouvernement, faussant peut-être la sincérité des participants. Bref, les lacunes procédurales des mécanismes extrajudiciaires limitent leur impartialité et leur transparence, grevant ainsi leur crédibilité. Et c’est là sans doute, outre un idéal répressif, ce qui a freiné les négociateurs du Statut de Rome : assimilant amnisties de complaisance et simulacres politisés de réconciliation, ils ont refusé d’accorder le moindre crédit aux mécanismes sincères et sérieux.

Cet article a montré que l’articulation entre les procès et les procédures extrajudiciaires était possible, par l’interprétation extensive de la notion de juridiction ou (plus probablement) par l’ouverture d’esprit des procureurs internationaux. L’intervention pénale pourrait réendosser sa subsidiarité de principe (ultima ratio des réactions sociétales au crime) par une reconnaissance assumée de l’hors-tribunal ; ce serait là un enrichissement considérable du projet d’une justice internationale (pas forcément) pénale.

Cet infléchissement du projet ne peut partir que du terrain. Inspirés par la Commission sud-africaine qui continue à servir d’exemple à cet égard, d’autres États pourraient mettre en oeuvre des procédures non pénales exemplaires et, ainsi, proposer un modèle de justice renouvelé. L’Afrique peut, au vu de la richesse de son patrimoine oral et de l’intensité communautaire qui régit encore ses plus petites agglomérations, montrer au monde que la qualité procédurale et l’équité ne sont pas réservées aux tribunaux. Peut-être l’Occident n’a-t-il plus les ressources pour le démontrer, mais il paraît possible de donner tort aux négociateurs du Statut et aux défenseurs d’une stricte répression, en explorant la via media : sans jouer des procès fantoches ni céder au tout pénal, dans l’idée d’une éthique habermassienne de la discussion, penser des mécanismes qui respectent certains standards d’équité et qui donnent un espace de parole et de reconnaissance aux victimes, sans pour autant déboucher sur des condamnations pénales. Au fond, le gain est réciproque : l’Afrique pourrait nourrir le projet international pénal d’une vision plus sociale et moins strictement répressive, tout en améliorant ses processus sous influence internationale, au vu des exigences actuelles en termes de procès équitable. Cette articulation entre pénal (de dernier recours) et extrajudiciaire (de qualité) ne satisferait pas les aspirations critiques les plus radicales, ni évidemment les visions abolitionnistes du pénal ; elle permettrait peut-être la mise en oeuvre d’un projet dialectique de justice, tempérant les extrêmes pénalistes et critiques.

En pratique, les voies pénales et extrajudiciaires risquent de s’entraver mutuellement. Au vu de l’obligation qu’ont les États de coopérer avec la Cour pénale internationale, ils ne peuvent promettre que les éléments dégagés au cours d’une « réconciliation » ne serviront pas à alourdir le dossier pénal de certains accusés. Comment une commission pourrait-elle travailler si les participants savent que leur témoignage (à charge) est susceptible de les desservir dans un procès pénal ultérieur ? Comment une réconciliation pourrait-elle advenir entre des parties potentiellement appelées à s’opposer devant un juge ? Dans ces oppositions entre procès pénaux et autres actions transitionnelles, on a concrètement observé (en Sierra Leone notamment) que le mécanisme pénal l’emportait sur les autres dynamiques, confirmant une tendance générale à l’hyper-pénalisation (que nous avons commentée). Des expériences extrajudiciaires de grande qualité pourraient néanmoins infléchir cette dynamique.

Les affaires actuellement traitées par la cpi donnent ainsi l’occasion à certains États africains de contribuer à l’écriture du droit international pénal et de l’enrichir de propositions concrètes liées à la réconciliation. Ainsi, tout récemment, les équipes de défense de Ruto et Sang, juste après celles de Muthaura et Kenyatta (Jurisprudence de la cpi 2012), ont porté devant la Cour la question du lieu des procès, essentielle à la légitimité des procès devant la cpi. C’est en effet l’un des reproches adressés à la justice internationale pénale : La Haye paraît bien loin des populations directement touchées par les conflits que la cpi tente de juridiciser (afp 2013; Maupas 2013). Les équipes de défense ont dès lors introduit une demande pour que la Cour siège non à La Haye, mais au Kenya ou, à titre subsidiaire, en Tanzanie (dans les locaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda). Leurs arguments tenaient à l’économie judiciaire et à la proximité des populations affectées, « dans l’intérêt de toutes les parties et de la justice » (Jurisprudence de la cpi 2013a : 25). Sensible à ces arguments et constatant que le greffe et toutes les parties y étaient favorables, la Chambre de première instance de la cpi a recommandé à la Présidence de la cpi de permettre que l’ouverture du procès et certaines de ses étapes ultérieures (à déterminer) puissent avoir lieu au Kenya ou, à titre subsidiaire, en Tanzanie (Jurisprudence de la cpi 2013b). En séance plénière, le 15 juillet 2013, les juges de la Cour n’ont pas suivi cette recommandation, décidant que le procès de W. Ruto s’ouvrirait à La Haye :

bien qu’en principe favorables à l’idée d’amener les procédures de la cpi au plus près des communautés affectées, […] les juges ont pris en compte de nombreux éléments, tels que la sécurité et le coût de l’organisation des audiences en dehors de La Haye, le possible impact sur les victimes et les témoins et sur les procédures à La Haye, ainsi que la longueur des procédures qui seraient tenues en dehors du siège de la Cour ainsi que le possible impact sur la perception à l’égard de la Cour et la capacité de la Cour à conduire simultanément les autres procédures à La Haye.

cpi, communiqué de presse 15 juillet 2013

Même si des arguments politiques intervenaient évidemment dans la demande des équipes de défense, on perçoit là toute la richesse que l’expérience douloureuse de certains pays peut apporter à la justice internationale pénale (Huyse et Salter 2009). Il ne s’agit (encore) que du lieu de procès pénaux. Mais l’état du droit international pénal, in statu nascendi, n’interdit pas (encore) une réorientation, de l’hyper-pénal vers… autre chose.

Conclusion

L’horreur des faits complique terriblement la question des réactions collectives aux crimes de masse : nul ne peut admettre l’inaction face à l’horreur. Nous voulons tous (ré)agir. Les commissions de réconciliation et les tribunaux pénaux partagent de nombreux objectifs à cet égard : ils visent à ne pas rester silencieux après l’atrocité, à établir une vérité (ou du moins à travailler à l’établissement d’une certaine mémoire) et à pousser les perpétrateurs à assumer leurs actes face à la collectivité (voire à conduire la collectivité à admettre les extrêmes auxquels les collectifs humains peuvent parvenir).

Nous avons néanmoins observé que les procès pénaux n’atteignaient guère leurs objectifs et que les mécanismes alternatifs manquaient souvent de qualité. Face à l’insatisfaction que génère ce double constat, que pouvons-nous proposer ? Dans la limite des textes existants, loin donc des visées radicales (trop, sans doute – dans l’idéal, donc, encore), cantonner les procès pénaux au stade de « recours ultimes » et travailler à l’amélioration des procédures extrapénales (textuellement reconnaissables par les acteurs judiciaires) pourrait constituer une via media relativement satisfaisante. À cet égard, l’expérience rencontrée par certains États africains pourrait ainsi servir de laboratoire ou, mieux, d’exemple. Et l’Afrique pourrait apparaître moins comme « sujet » (asservi) de droit international pénal que comme moteur (doté d’une voix) des réactions aux atrocités collectives de l’humanité.

En plus de pouvoir être présentée comme hégémonique, la justice internationale est marquée par l’histoire du droit pénal occidental, teintée d’individualisme et de moralisme. Malgré leurs propres lacunes, les alternatives extrajudiciaires et non pénales peuvent répondre à certaines de ses lacunes. On peut donc espérer que ces deux pôles s’influencent pour leur bien respectif et, cessant d’être des alternatives, coopèrent et se complètent (Schabas 2004 ; Bisset 2012). Certes, la coopération paraît compliquée : malgré leurs objectifs communs, les juridictions ne paraissent a priori pas destinées à reconnaître l’action des commissions de réconciliation et vérité : nous avons néanmoins observé qu’une large interprétation des textes permettrait cette reconnaissance. En droit, même en l’état, un infléchissement du projet d’une justice internationale pénale est (encore) possible.

La paix en Afrique est d’abord désirée et préparée par les Africains. La force de dépasser l’horreur et le conflit émerge d’abord des personnes et des populations concernées, et non d’une abstraite « communauté » internationale, elle-même politisée et instrumentalisée.