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Au même titre que l’empire n’avait pas l’air impérial aux yeux de la plupart des Américains, l’État militarisé n’avait pas l’air militariste.

Michael Sherry (1995 : 139)

Peut-être la guerre est-elle trop souvent vue comme étant un phénomène naturel, plutôt que comme quelque chose que nous avons le pouvoir de forger. Il faudrait certainement que nous maîtrisions notre confusion à propos de la guerre et des jeux – et essayions de modifier les règles plutôt que de les reproduire stupidement –, mais de penser la guerre comme un jeu pourrait être la première étape pour changer la guerre pour le mieux[1].

International Relations and Security Network (ISN) (2012)

Il est difficile de nier que la vie américaine est militarisée. Mais qu’entend-on par militarisation, notamment dans le contexte américain ? Depuis quand peut-on parler de la militarisation de la vie américaine ? Cette réflexion sur la militarisation est d’abord une réflexion sur le contexte américain, qui a énormément d’influence sur l’espace nord-américain. Évoquer la militarisation, c’est déjà situer, territorialiser, faire le lien entre les rapports entre l’identité, la sécurité et la politique étrangère. Contrairement à l’objet des autres textes de ce numéro spécial, le cas à l’étude concerne la société américaine et se veut offrir une perspective nord-américaine : c’est effectivement en lisant ce texte en juxtaposition avec les autres articles du numéro qu’on peut voir ce que l’étude de la militarisation dans la culture populaire américaine peut nous dire sur la situation canadienne.

Dans la première section de ce travail, nous nous efforcerons de tracer quelques contours théoriques de notre compréhension de la militarisation américaine et de ses conditions de possibilité. En évoquant la militarisation de la politique étrangère, nous toucherons à une part importante de l’effet de ce processus sur la société : cette transformation qu’impose la gouvernementalité de sécurité nationale qui, elle-même, entraîne une nouvelle bureaucratisation de l’État américain marquée par l’appareil militaire et par la militarisation de la vie quotidienne. Dans la seconde section de ce texte, nous nous concentrerons sur l’emprise de la militarisation américaine en insistant sur la gouvernance psychologique de la population rendue possible par l’établissement du national security state et de ce que nous appellerons le régime gouvernemental de sécurité nationale. Pour bien comprendre l’emprise et l’empreinte de la militarisation sur la société, nous avancerons ensuite, dans les deux dernières sections du texte, qu’il faut porter une attention particulière aux espaces, objets et sites de la sécurité qui forment les paramètres de la vie quotidienne. C’est là l’un des apports de ce texte qui propose d’étudier la militarisation de la société américaine depuis 1945 en privilégiant à la fois la gestion psychologique de la nation par la gouvernementalité de sécurité nationale et les manifestations culturelles de la militarisation présentes dans la culture populaire.

La militarisation aux États-Unis est d’autant plus invisible qu’elle est banale et touche la vie quotidienne. Le point de départ de cette étude est donc qu’une analyse de la culture populaire permet de voir comment la vie sociale est transformée et habitée par la militarisation. D’une part, nous pourrons rendre compte, par cette analyse, de l’ancrage du fait militaire dans le tissu social de la vie quotidienne américaine et de la militarisation comme « mode de vie américain » (l’American way of life). D’autre part, nous pourrons saisir à quel point la guerre est banalisée en étant véhiculée et consommée comme divertissement. L’exemple des jeux vidéo montrera ainsi la militarisation profonde de la société américaine.

Bien que ce texte se concentre sur la militarisation de la vie quotidienne aux États-Unis, il apporte un éclairage pertinent pour le thème de ce numéro spécial consacré au Canada et au Québec. La première raison est que, si l’identité canadienne s’est construite, par certains égards, en opposition à celle des États-Unis (Roussel 2007), il y a indéniablement une ressemblance culturelle entre les deux sociétés. Cette ressemblance fait que l’on peut parler d’une « culture nord-américaine », déclinaison d’une culture occidentale qui tend, par certains côtés, à devenir globale. Les biens de consommation des deux côtés de la frontière sont d’ailleurs souvent similaires. La deuxième raison – en lien avec le point précédent –, est que les échanges économiques et culturels entre les deux pays sont parmi les plus denses au monde, et que, sous bien des aspects, les deux sociétés sont interdépendantes. L’échange de biens et de services (y compris de biens culturels) entre les deux pays s’élève annuellement à plusieurs centaines de milliards de dollars et représente une partie importante de l’économie canadienne. C’est, entre autres, par ce biais que la militarisation des biens de consommation – culturels ou non – aux États-Unis s’étend au Canada. La conclusion de ce texte fournira d’ailleurs quelques suggestions quant aux logiques similaires qu’un autre analyste pourrait suivre pour étudier l’effet de la militarisation de la vie politique canadienne par le biais de certains produits de la culture populaire (comme des publicités gouvernementales militaristes, des films et des jeux vidéo produits au Canada).

I – La militarisation, corollaire du régime gouvernemental de sécurité nationale

La période cruciale où se met en place le national security state coïncide avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide. C’est dans ce contexte que la militarisation et la guerre comme pratique sociale normale en sont venues à définir l’identité étatique américaine (Campbell 1998 ; Weldes 1999), voire à pénétrer le tissu social au point de faire partie du paysage politique américain (Lutz 2002). La société civile devient ainsi elle-même partie prenante du processus de normalisation et de production de la violence[2].

A — Une militarisation inédite

Il va sans dire que la militarisation de la société américaine puise ses racines dans l’histoire des États-Unis, nés d’une guerre révolutionnaire pour acquérir leur indépendance. Le militarisme fait donc partie de l’histoire des États-Unis, comme en témoignent les traditions militaristes et les nombreux faits d’armes militaires. Cela n’a toutefois pas empêché les tensions d’exister tout au long de l’histoire américaine entre des tendances militaristes et d’autres plutôt antimilitaristes (Ekirch 2010). Nous ne disons pas ici que la militarisation est nécessairement une nouveauté de l’après-Deuxième Guerre mondiale, mais plutôt que l’après-Deuxième Guerre mondiale a donné lieu à une forme inédite et étendue de militarisation, avec la préparation permanente à faire la guerre caractéristique de l’avènement du national security state.

Comme l’a soutenu en 1956 Arthur Ekirch Jr. dans son ouvrage devenu classique The Civilian and the Military : A History of the American Anti-Militarist Tradition : « Avec l’impact de la Deuxième Guerre mondiale, la population américaine a largement écarté les convictions antimilitaristes du passé. Sur toutes les questions concernant la guerre et la préparation à la guerre, […] il y a eu un changement complet de l’opinion, qui s’est retournée contre les années 1930 [caractérisées par l’absence de préparation à la guerre] » (Ekirch 2010 : 270). Comme nous l’avons écrit ailleurs à propos de l’héritage culturel du national security state :

L’impact idéologique dans la gouvernementalité états-unienne du national security state est le développement d’une mentalité voyant le danger comme étant constamment présent dans la vie politique états-unienne et qui entraîne l’acceptation d’une préparation militaire constante pour que les États-Unis puissent répondre au contexte stratégique global et assumer leurs nouvelles responsabilités de puissance globale.

Grondin 2006 : 48

Ce texte parle donc de la culture politique de sécurité nationale et du national security state, associé ici au régime gouvernemental de sécurité nationale et qui appelle à une préparation militaire permanente à partir de 1945[3]. Cette caractéristique est demeurée cruciale jusqu’à ce jour. Son esprit est bien résumé par l’historien Michael Sherry : 

La préparation à la guerre allait aider l’infrastructure scientifique requise pour l’expansion économique ; elle renforcerait les liens entre l’élite du monde des affaires et celle du monde politique et défendrait l’accès aux marchés et au matériel nécessaires pour une croissance économique continue. Et la préparation à la guerre pourrait stimuler l’investissement intérieur brut à un moment où d’autres formes de dépenses gouvernementales semblaient contraires aux intérêts les plus puissants.

Sherry 1977 : 236

Quand on pense que le département de la Défense est le plus gros employeur des États-Unis – et que le département de la Sécurité intérieure est aujourd’hui le deuxième –, que son budget est de plus de 620 milliards de dollars et que les institutions de la sécurité nationale (cia, Comité des chefs d’États-majors interarmées [Joint Chiefs of Staff], Conseil de sécurité nationale) n’ont pas cessé de croître en importance, on ne peut pas concevoir les États-Unis en dehors de cette vie par et pour la sécurité nationale, une vie marquée du sceau de la militarisation.

Dans ce texte, nous nous arrêtons donc plus précisément sur cette idée développée par Sherry dans son ouvrage The Shadow of War : The United States Since the 1930s :

La sécurité nationale a pris une importance permanente et primordiale dans la vie américaine, au point où une grande partie du budget national lui a été consacrée, que ses forces armées ont été envoyées sur toute la planète et que la science et l’industrie ont été profondément réorientées. […] [L]a guerre a défini la plus grande part de l’imaginaire américain, […] à un point tel que les Américains ont déclaré la « guerre » à toutes sortes de choses qui ne réclamaient pas de combat physique. La militarisation a ainsi forgé tous les aspects de la vie américaine – la politique et la politique étrangère, l’économie et la technologie, la culture et les relations sociales –, faisant de l’Amérique une nation profondément distincte.

Sherry 1995 : x

Ce constat a été ravivé par les pratiques gouvernementales instaurées dans la guerre contre la terreur par l’administration de George W. Bush à la suite des événements du 11 septembre 2001.

B — La militarisation comme un processus

Comment théoriser la militarisation ? Sherry décrit la transformation politique structurelle de la vie américaine instituée par le national security state comme étant sa « militarisation », un processus qu’il attribue aux actions de Franklin Delano Roosevelt plutôt qu’à celles de l’administration Truman. S’il est juste que c’est avec Roosevelt que le national security state a pris forme comme discours (Rosenberg 1993 ; Sherry 1995 ; Schrecker 1998), la loi sur la sécurité sociale de 1935 ayant familiarisé les Américains avec le nouveau concept de la « sécurité sociale » (Neocleous 2006a), force est de constater que l’institutionnalisation sera complétée par l’administration Truman et que des débats déterminants auront lieu entre 1945 et 1947 – après la mort de Roosevelt, donc – quant à l’emprise du national security state sur la vie politique des Américains (Yergin 1977 ; Hogan 1998 ; Bell 2004 ; Grondin 2008 ; Stuart 2009 ; Walker 2009).

Même si Sherry définit, comme nous le faisons, la militarisation comme un processus historique, son explication vient rejoindre plusieurs des idées qui s’appliquent à ce que nous appellerons le national security state :

La militarisation peut être définie comme « le processus social contradictoire et tendu dans lequel la société civile s’organise pour la production de la violence » [M. Geyer, The Militarisation of Europe, 1941-1945, 1989, p. 79]. J’emploie le terme plus largement pour renvoyer au processus par lequel la guerre et la sécurité nationale sont devenues causes d’anxiétés et ont fourni des souvenirs, des modèles et des métaphores qui ont forgé de larges pans de la vie nationale.

Sherry 1995 : xi

Ainsi, ce que Sherry nomme la militarisation de la vie politique américaine apparaît surtout comme une métaphore pour désigner l’ensemble des programmes fédéraux et des bureaucraties mis en place pour l’entreprise guerrière née de la Deuxième Guerre mondiale. Le sens conféré par Sherry à la notion de « militarisation » est donc plutôt réservé à son utilisation métaphorique par les présidents pour renforcer leur leadership et défendre la nécessité de recourir à une action nationale (Sherry 1995 : xii)[4]. Il ne recoupe qu’une partie des processus sociaux que nous associons à la militarisation définie de la façon suivante : un processus social large comprenant des microprocessus qui portent l’empreinte du fait militaire ou de la vision de la puissance militaire en dehors des sphères stratégiques et militaires pour s’étendre de façon durable dans les sphères sociales et culturelles de la vie américaine.

Nous nous distinguons de la façon dont Michael Sherry conçoit la militarisation en désignant par un autre terme les « réalités » qu’il associe à la militarisation : le national security state[5], une notion que nous étendons au-delà du gouvernement pour lui donner une signification élargie plus inclusive, celle de « régime gouvernemental de sécurité nationale[6] ». Par conséquent, sans nier le moindrement la force analytique que le terme national security state donne à la militarisation, nous lui préférons l’expression régime gouvernemental de sécurité nationale pour désigner l’insertion de la terminologie militaire et de l’expression « guerre » dans la gestion des affaires étatiques, dans la gouvernementalité américaine et dans l’art de gouverner que Sherry remarque. En d’autres mots, quand Sherry parle de militarisation, nous parlons plutôt en termes fonctionnels de « gouvernementalité de sécurité nationale », et, quand nous parlerons de militarisation, nous ferons directement référence au processus social que nous avons évoqué plus haut.

Notre compréhension de la militarisation se trouve également étroitement associée à la conception de Cynthia Enloe (2000) (voir l’introduction du numéro spécial et l’article de Cornut et Turenne-Sjolander dans ce numéro), qui la voit comme des processus variés qui se déroulent dans différents cadres sociaux plutôt que comme un seul processus général. C’est en misant sur ces différents microprocessus qu’elle s’intéresse aux conditions pour la « démilitarisation » (Enloe 2004 : 8). Là où nous la rejoignons, c’est quand elle dit qu’en assimilant la sécurité nationale à la sécurité militaire, on militarise. Elle soutient ainsi que :

[l]a militarisation de la politique étrangère d’un pays peut être mesurée en surveillant l’étendue à laquelle sa politique :

– est influencée par les vues des décideurs et des officiers militaires supérieurs du département de la Défense,

– émane de la présomption des officiels civils que le militaire doit se voir conférer un poids exceptionnel,

– attribue au militaire le rôle de leader dans l’implantation de la politique étrangère du pays et

– traite la sécurité militaire et la sécurité nationale comme si elles étaient synonymes.

En employant ces critères, on est forcé de conclure que la politique étrangère américaine est aujourd’hui militarisée (Enloe 2004 : 122).

En parlant de la vie américaine militarisée, on accepte d’entrée de jeu que la vie politique américaine depuis 1945, dans sa politique tant étrangère qu’intérieure (en tenant pour acquis que les deux sphères, aux frontières poreuses et presque indissociables, sont inséparables), a été marquée fonctionnellement par la sécurité nationale dans la gouvernance étatique et culturellement par la promotion des bienfaits militaires et l’adoption de pratiques militaires.

II – La militarisation de la vie psychologique américaine à travers le régime gouvernemental de sécurité nationale

L’un des aspects les plus évidents de la militarisation de la vie américaine concerne ce que nous allons exposer par le biais de la culture populaire dans la section suivante. Cependant, un autre aspect moins souvent mis en relief, mais tout aussi important, réside dans la militarisation de la vie psychologique de la nation américaine, qui a en grande partie été affectée par la culture politique de la guerre froide.

A — Gouverner par la peur

Cette culture de la guerre froide – on peut même dire qu’elle été ravivée par le contexte de la guerre contre la terreur – a alimenté une sorte de peur paranoïaque. Sans avoir été aussi présente du début à la fin de la guerre froide, cette peur peut être décrite comme une anxiété qui se propage dans le discours politique et dans les textes de la géopolitique populaire, par l’intermédiaire des médias, du cinéma, de la télévision, de la littérature et du discours gouvernemental (Dolan 1994 : 69). C’est là qu’on doit prendre en compte l’étendue des effets politiques résultant de la militarisation de la sphère psychologique, alors que l’espace intérieur a été militarisé par le discours sécuritaire des administrations américaines. C’est particulièrement le cas des administrations de George W. Bush et de Barack Obama, associées à la guerre contre la terreur. Il faut également considérer l’effet des réseaux publics et privés d’information qui véhiculent et reproduisent cette peur pour gouverner (Parmar 2006). Barack Obama en est d’ailleurs maintenant à vouloir mettre en place un contexte gouvernemental où la « guerre contre la terreur » est remplacée par la lutte antiterroriste. Dans ce nouveau contexte, le terrorisme est vu comme une activité criminelle, ce qui incite à tourner (un peu) la page du 11 septembre 2001 et des excès gouvernementaux qui l’ont accompagné (si l’on fait abstraction des assassinats ciblés par des frappes de drones et du programme prism orchestré par la National Security Agency (nsa), révélé par la fuite d’informations livrées par Edward Snowden au journaliste Glenn Greenwald du Guardian en juin 2013).

Avec l’avènement du régime gouvernemental de sécurité nationale et les effets probants de la militarisation de la vie politique américaine, depuis la guerre froide, les citoyens américains ont été amenés à voir leur espace psychologique privé devenir un véritable champ de bataille, comme l’explique la sociologue Jackie Orr (2004 : 472). Il est entendu qu’assurer la sécurité nationale ne signifie pasque protéger la vie des citoyens et préserver l’État et son territoire pour le régime gouvernemental de sécurité nationale : dans la gouvernementalité américaine, la sécurité nationale constitue avant tout « une construction rationalisant et justifiant l’étendue des pouvoirs – politique, militaire, économique et culturel – au-delà des frontières de la nation » (Kennedy et Lucas 2005 : 329, n. 4). Cela a pour effet d’accroître la militarisation de la vie américaine, comme l’explique Laura McEnaney dans son étude de l’idée de défense civile durant la guerre froide : « avec la fin de la guerre [la Deuxième Guerre mondiale] et la montée du national security state américain, le militarisme ambiant de la culture américaine de la guerre froide a traduit la signification même de la sécurité nationale en une “perception, un état d’esprit” – un état psychologique profond dans lequel la psyché civile est devenue une variable difficile et envahissante de la planification militaire » (McEnaney, dans Orr 2004 : 457).

La logique imputée au national security state veut qu’il entretienne et réorganise la société civile américaine en alimentant les insécurités et les peurs qui permettent au régime gouvernemental de sécurité nationale de montrer sa pertinence (Robin 2001). Cette peur, que nous venons tout juste d’évoquer, est l’élément essentiel sur lequel l’État peut jouer pour gouverner. Elle est surtout vécue comme étant une menace externe à l’identité du Soi, qui amène les « bons » citoyens américains à s’en remettre à leur État (au régime gouvernemental de sécurité nationale) pour qu’il l’éradique. Ultimement, la culture politique de la guerre froide – on pourrait aussi dire la culture de la sécurité nationale – rend possible une telle conduite passive et disciplinée face au pouvoir étatique (Grossman 2001), de sorte que le régime gouvernemental de sécurité nationale entretient une paranoïa dans la société et la vie politique américaines (Kaplan 2003). La culture idéologique qu’impose le régime gouvernemental de sécurité nationale transforme donc « le système symbolique social américain en une image inversée d’un spectacle anticipé collectivement comme un désastre » (Donald Pease, résumé dans Neocleous 2006b : 380).

B — La militarisation de la vie psychologique de la nation

Dans une société militarisée comme l’est la société américaine, la vie quotidienne est culturellement produite par la guerre, et la guerre est partie prenante de cette culture. Mais tout cela est un corollaire du phénomène qui fait de la guerre la normalité, la « matrice générale de toutes les relations de pouvoir et de toutes les techniques de domination » de cette société (Hardt et Negri 2004 : 13). Avec la culture politique de sécurité nationale, on assiste ainsi à une entreprise consciente et délibérée du régime gouvernemental de sécurité nationale américain de militariser l’espace intérieur du citoyen. Cet espace intérieur est « le lieu même où les sensations de tous les jours de ce qui est “intérieur” et de ce qui est “extérieur”, de ce qui est “eux” et de ce qui est “nous”, de ce qui semble sûr et de ce qui semble fatalement terrifiant sont culturellement (re)produites ou repoussées ; c’est une frontière qui est intensément consciente d’être une frontière » (Orr, 2004 : 456).

Des efforts considérables de régulation de la vie des citoyens américains sont donc déployés par le régime gouvernemental de sécurité nationale (Grondin 2010). C’est en ce sens qu’Orr parle d’une militarisation de la vie psychologique des citoyens américains, par l’emploi de la peur comme stratégie de gouvernementalité de la société de sécurité (Orr 2004 : 472) :

La militarisation de l’espace intérieur qu’une telle proclamation encourage et met en application est partie prenante de l’histoire des constructions imaginaires et réelles de l’idéal du citoyen-soldat. La domination tous azimuts et son ambition de lier une supériorité militaire hégémonique et multidimensionnelle ayant une portée économique globale peuvent seulement être réalisées à l’intérieur de l’espace psychologique de la population qui produit la violence demandée par une conjuration aussi aveugle et visionnaire du futur.

Orr 2004 : 473

Cependant, les générations qui ont succédé aux baby-boomers n’étaient pas aussi prêtes que leurs parents à s’en remettre au régime gouvernemental de sécurité nationale durant l’après-guerre froide. Comme l’historienne Elaine Tyler May l’explique : « Au moment où la guerre froide s’est officiellement terminée, les Américains étaient plus préoccupés par des enjeux personnels. Il faudra que survienne un nouveau choc, le 11 septembre 2001, pour ébranler profondément le sentiment de sécurité de la nation » (May 2008 : 216). C’est avec la psyché collective de la nation, elle-même devenue un lieu militarisé, qu’un espace est ainsi rendu disponible et même accueillant pour une militarisation accrue qui s’installe dans la vie quotidienne par le truchement de la culture populaire. Celle-ci pourra évidemment capitaliser sur ce nouvel événement perturbateur et catalyseur d’une transformation des perceptions d’insécurité. C’est là l’objet de la prochaine section.

III – La militarisation de la vie quotidienne dans et par la culture populaire

La culture populaire est étroitement liée à la culture publique et à la culture politique de la nation. Dans le contexte de l’après-Deuxième Guerre mondiale, cela veut aussi nécessairement dire que la culture populaire est affectée par la culture de sécurité nationale. La culture populaire joue un rôle crucial pour la nation sur le plan idéologique. Pour établir son autorité, le régime gouvernemental de sécurité nationale cherchera à inscrire ses actions dans le récit identitaire des mythes fondateurs des États-Unis. C’est donc dans cet esprit qu’on peut comprendre les manifestations culturelles de la militarisation que sont, par exemple, les survols aériens (les fameux « flyovers ») de l’US Air Force aux événements sportifs (qui ont lieu avant chaque match de la Ligue nationale de football américain).

En étant le plus souvent associées à des pratiques qui célèbrent ou mettent en évidence la puissance rhétorique de ces mythes fondateurs – comme la croyance en un destin providentiel, en l’exceptionnalisme américain, ainsi qu’une attitude moralisatrice –, ces manifestations culturelles s’appuient sur la fibre identitaire nationale pour être vues comme acceptables et devenir, au fil du temps, parties du cours normal des choses. Selon Jutta Weldes, ces pratiques de la culture populaire sont des pratiques représentationnelles qui participent au processus de construction idéologique. Elles ont permis à la « vision du monde marquée par la sécurité nationale » (national security worldview) des États-Unis de rendre compte de la compréhension dominante des intérêts nationaux américains et d’expliquer les pratiques globalistes, interventionnistes et militaristes de la politique étrangère américaine depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale (Weldes 1993).

A — La culture populaire militarisée

Pourquoi s’arrêter sur la vie quotidienne et sur la culture populaire ? D’une part, pour repenser les liens effectués entre les sphères internes et étrangères. La part prépondérante sur le plan mondial prise par l’industrie du divertissement américain après la Deuxième Guerre mondiale a grandement bénéficié du rôle stratégique de leadership assumé par les États-Unis sur la scène internationale, tant sur le plan militaire qu’économique. On avance même que cette domination des produits culturels de la consommation de masse américaine a été essentielle à la mise en place de l’hégémonie culturelle américaine de la seconde moitié du 20e siècle. En fait, comme l’a si bien expliqué le journaliste Nick Turse (2008 : 2-3), il est devenu impossible d’échapper à la militarisation dans la vie quotidienne américaine tellement les produits de consommation courante ont des ramifications de près ou de loin avec un fournisseur du Pentagone (Turse 2008 : 5-7)[7]. Pour mieux appréhender la militarisation, on peut notamment s’arrêter sur les objets de la vie quotidienne, des produits de consommation de masse (comme Sélection du Reader’s Digest [Sharp 2000] ou encore des caricatures [Dodds 2007]), nécessairement populaires donc, qui deviennent alors des sites de territorialisation et de matérialisation des menaces ou des éléments dangereux (Campbell 2005 : 946).

Prenons le cas du véhicule utilitaire sport (le « suv », pour Sport Utility Vehicle, abrégé vus en français ; on pourrait certes aussi mentionner les fameux Hummer, qui sont des adaptations civiles des Humvees de l’armée américaine, ces véhicules de transport sur roues qui ont été vus massivement pour la première fois dans la première guerre du Golfe). On pourrait dire, à plusieurs niveaux, qu’ils incarnent des éléments faisant partie de la rhétorique identitaire nationale des États-Unis : en rappelant l’importance de l’automobile dans l’American way of life, en montrant les signes de la militarisation de la vie socioculturelle avec la Jeep des forces armées américaines durant la Deuxième Guerre mondiale, par sa publicité évoquant l’attitude d’exploration de nouvelles frontières et contrées sauvages qui nous ramène dans la période coloniale américaine, sans oublier sa mise en relation avec le besoin national énergétique en pétrole et son identification comme moyen de transport familial culturellement privilégié. Il est en quelque sorte devenu une icône mettant parfaitement en relation l’identité de la nation et le besoin de sécurité aux États-Unis. David Campbell conclut même que le vus est devenu la matérialisation de l’attitude identitaire américaine à l’égard de la sécurité globale : 

Avec sa généalogie militaire et sa prétention à apporter la sécurité personnelle en rendant extérieur le danger, le vus est lui-même une performance politique de production de limites qui inscrit de nouvelles frontières géopolitiques chez soi comme ailleurs à travers des relations sociales de sécurité, de menace et de guerre. Le vus dépeint la compréhension de la sécurité comme une entreprise de la vie quotidienne assez importante, qui transforme ce qui est étranger en un élément domestique et relie l’intérieur à l’extérieur, transgressant simultanément des domaines délimités tout en entraînant une redéfinition performative des frontières identitaires américaines.

Campbell 2005 : 967

D’autre part, on n’étudie pas la culture populaire uniquement parce qu’elle est une représentation de la réalité. Elle est aussi une fiction qui peut influencer la population et elle nous renseigne sur certaines composantes identitaires de la politique étrangère américaine. Il existe certes des liens entre la culture populaire et la géopolitique pratique, c’est-à-dire celle des planificateurs de la défense américaine et des stratèges du Pentagone. Par exemple, la production culturelle cinématographique d’Hollywood (les films à grand déploiement ou « blockbusters ») favorise une image positive du rôle de l’appareil militaire américain dans la vie américaine (Shapiro, 2009 ; Power et Crampton 2005). Il suffit ainsi de penser à la trilogie cinématographique des Transformers de Michael Bay ou encore aux trois Iron Man produits par Marvel Comics pour observer, d’une part, la collaboration du Pentagone dans le tournage des scènes de combat et la mise à disposition du matériel employé et, d’autre part, l’influence indéniable et précieuse de la scénarisation hollywoodienne pour aider à la planification militaire de la machine de guerre américaine en façonnant des futurs possibles. On peut aussi penser aux films traitant d’espionnage ou de scénarios de menaces à la société américaine (ce qu’on va appeler le « cinéma de sécurité nationale » [Valantin 2003]), ou encore aux émissions de télévision sur la menace terroriste aux États-Unis (par exemple 24 sur la chaîne Fox), qui peuvent servir de propagande ou être vues comme des créations fictives inspirées par des débats d’actualité (pensons à Avatar de James Cameron et à la question de la protection environnementale).

B — La banalisation de la guerre et du fait militaire dans la culture populaire avec le militainment

Mais cela peut aller beaucoup plus loin, et la militarisation de la culture populaire passe également par la diffusion de films inspirés d’événements historiques. Ces oeuvres sont aussi des interventions politiques, en se présentant comme des récits qui se réclament d’une certaine autorité. Tel est le cas du film de Kathryn Bigelow (2012) Zero Dark Thirty, sur la mission ayant conduit à la traque et à l’assassinat ciblé d’Oussama Ben Laden, ou encore de Black Hawk Down (2001) de Ridley Scott, qui dépeint la mésaventure onusienne des Marines américains en sol somalien en 1993. Ces films reposent sur la participation d’ex-militaires ou de spécialistes du terrain qui deviennent des conseillers pour Hollywood. Ils utilisent leur expertise pour aider à la mise en scène de scénarios. Ce qui est nouveau, ce n’est pas la participation du Pentagone ou de la cia à certaines productions d’Hollywood (c’est une pratique courante depuis la Deuxième Guerre mondiale), mais c’est plutôt l’intérêt des milieux militaires et de l’industrie de la défense à vouloir influencer encore davantage l’industrie du divertissement. Certains parlent désormais d’un complexe militaro-industriel du divertissement (Der Derian 2009) ou d’un complexe militaro-médiatique (Solomon 2005), mais un terme, difficilement traduisible, a émergé : le militainment, qui renvoie au divertissement militaire (Stahl 2010). Ce mot désigne tout ce qui relève de cette production culturelle qui militarise la vie quotidienne de façon encore plus invisible et banale, alors que la guerre et le fait militaire en viennent à être rendus populaires et consommés comme des divertissements. Cela a un effet probant sur la perception de l’activité militaire en général.

Cette dernière situation est emblématique des traces et du poids de la militarisation dans la culture populaire américaine. La militarisation va ainsi de pair avec la banalisation de la guerre et du fait militaire. Elle met en scène l’expérimentation de la guerre comme performance (pour ceux et celles qui y participent) et comme spectacle (pour ceux et celles qui sont témoins de cette performance). Comme nous l’avons vu, les films hollywoodiens (nous avons déjà évoqué Zero Dark Thirty) et les émissions de télévision (par exemple une émission de téléréalité du réseau américain nbc, Stars Earn Stripes[8]) sont autant d’éléments de la vie quotidienne d’aujourd’hui où la guerre est banalisée.

Pour clore cette recherche, nous allons nous intéresser au cas des jeux vidéo. Ces supports plus interactifs sont particulièrement intéressants pour répondre aux questions abordées dans ce texte en raison de leur existence indissociable de l’activité militaire américaine et aussi parce qu’ils sont devenus l’un des produits de consommation et de divertissement les plus populaires. Non seulement les revenus annuels de la vente de films sont plus bas dès 2010 que ceux de la vente de jeux vidéo (The Economist 2011), mais, comme l’explique ci-après Roger Stahl, les films sont délaissés par le public au profit des jeux vidéo lorsqu’il est question de la guerre :

Les jeux vidéo avec un thème de guerre qui ont mis en scène les multiples conflits de la guerre contre la terreur ont obtenu des ventes fracassant des records. […] Avec l’exception rare de la Libye en 2011, la myriade d’interventions et d’occupations américaines actuelles autour de la planète a acquis une invisibilité remarquable dans les nouvelles et à Hollywood, où le film de guerre a été classé comme un « genre toxique ». Cela a, par la force des choses, fait du jeu vidéo le support de référence pour la compréhension publique de la guerre.

Stahl 2013

Il faut par ailleurs souligner à quel point il n’y a plus de comparaison possible entre les revenus des jeux vidéo et ceux des ventes de films. Ainsi, par rapport au film Harry Potter and the Deathly Hallows – Part 2, qui était en 2011 le film ayant fait les meilleures recettes pour le premier weekend avec 169 millions de dollars américains, Modern Warfare 3 a obtenu 400 millions le jour de sa sortie et, après cinq jours, on parlait de revenus mondiaux de 650 millions de dollars américains. Modern Warfare 3 a également atteint le milliard en revenus plus rapidement que le film Avatar de James Cameron (Hill 2012).

Enfin, en soulignant leur popularité croissante, il faut noter que, depuis 2009, une nouvelle version de la série Call of Duty sort chaque année, au début de mois de novembre (en prévision des achats des cadeaux pour les fêtes de Noël), et devient en un rien de temps le jeu vidéo qui se vend le plus. Ce fut d’abord le cas de Call of Duty : Modern Warfare 2 en 2009, puis de Call of Duty : Black Ops en 2010 avec 5,6 millions de copies vendues en 24 heures. Ont respectivement suivi Call of Duty : Modern Warfare 3 et Call of Duty : Black Ops ii. En 2012, c’était au tour de Black Ops ii, dont 7,5 millions de copies se sont vendues la première journée aux États-Unis seulement et qui a atteint le milliard en revenus en quinze jours à peine, un nouveau record. Black Ops ii a récolté plus de 800 millions de dollars américains pour les cinq premiers jours, battant les 775 millions de dollars engrangés par Modern Warfare 3 en cinq jours et, du même coup, le record établi en 2011 (Stuart 2012), les 650 millions de dollars de Black Ops obtenus en 2010 et les « maigres » 550 millions de Modern Warfare 2 en 2009, un record à l’époque (The Economist 2011). À souligner : le 5 novembre 2013 a vu la sortie d’un nouveau Call of Duty, à savoir Call of Duty : Ghosts, qui devrait encore fracasser des records.

IV – Les jeux vidéo pour jouer à la guerre et s’y préparer

Les jeux vidéo sont à la fois des véhicules de promotion de l’expérience militaire et de divertissement et des véhicules d’entraînement (Turse 2008 : 116 ; Thompson 2008 ; Payne 2009). Ce faisant, par l’étude des jeux vidéo dits de « first-person shooters » et « third-person shooters »[9] et de ceux ayant la guerre comme thème, on peut mieux comprendre l’intérêt des militaires pour l’immersion virtuelle, qui prépare affectivement à la guerre et qui attire les jeunes joueurs vers la carrière militaire – notamment pour devenir pilotes de drones (Nieborg 2010).

A — Les jeux vidéo pour recruter et entraîner

Les jeux vidéo sont la plate-forme idéale pour banaliser la guerre en la dissimulant dans le tissu social de la vie quotidienne. Évidemment, les jeux vidéo se veulent tout indiqués pour s’adresser à la jeunesse, et il n’est pas du tout surprenant que « la culture des jeux vidéo [soit vue comme] un cadre rhétorique puissant et une machine de territorialisation, d’endoctrinement et de recrutement » (Jordan Crandall, cité dans Power 2007 : 274). En soulignant l’ancrage des jeux vidéo dans la sphère militaire (Crogan 2011), on ne doit pas oublier qu’une véritable synergie a été établie durant la guerre froide, en raison de la stratégie nucléaire, entre le département américain de la Défense et les industries de modélisation et de simulation informatiques (Edwards 1996 ; Halter 2006). Non seulement cette collaboration s’est ensuite poursuivie, mais elle s’est accrue au cours des quinze dernières années avec la popularité croissante des jeux vidéo comme biens de consommation et les nouvelles capacités de simulation virtuelles offertes par les technologies d’information. La résultante est une augmentation de la production de jeux vidéo sur des thèmes militaires pour des auditoires militaires et non militaires, mais avec la participation complice des militaires pour le développement de certains jeux (l’exemple ultime étant America’s Army), alimentant du coup ce que certains ont appelé le complexe du militaire et du divertissement ou le complexe du militainment (Payne 2009 : 234).

La militarisation s’avère indissociable des industries médiatiques et du divertissement, ce que le concept de militainment créé par Roger Stahl met bien en scène (Stahl 2010 : 6-7). Mais ce qui fait la force des jeux vidéo est leur hyperréalisme, c’est-à-dire leur capacité à confondre les limites entre ce qui est virtuel et réel dans leur représentation de la guerre simulée et du champ de bataille. Une compagnie emblématique du militainment, Strategic Operations, Inc. (stops), qui a pignon sur rue en Californie, a justement compris l’importance de combiner les avantages du cinéma et ceux des jeux vidéo dans la préparation des soldats aux réalités du combat par des entraînements qu’elle qualifie d’« hyperréalistes ». Cette entreprise se vante d’ailleurs d’avoir fourni de tels entraînements, « depuis 2002, [à] plus de 450 000 soldats, marins, Marines et membres du personnel de la Garde côtière avant leur déploiement pour les opérations Liberté immuable [en Afghanistan] et Liberté pour l’Irak » (stops 2013). Elle a d’ailleurs aussi fourni ses services au Canada par l’entremise de la compagnie qu’elle a créée à Calgary. Elle a également un bureau à Londres.

B — Le plaisir de jouer à la guerre

L’ampleur de la banalisation de la militarisation de la vie quotidienne qui découle de ce phénomène se voit à travers le mélange entre plaisir et activités militaires et la consommation de ce plaisir au sein même de l’industrie du divertissement (Huntemann et Payne 2010 ; Halter 2006). On peut d’ailleurs souligner que la force de cette relation entre l’industrie du jeu vidéo lié au militainment et l’appareil militaire est sa nature hybride entre la préparation militaire et le divertissement pur (Der Derian 2003 : 39). C’est pourquoi il n’est pas exagéré de parler d’une symbiose entre le Pentagone et l’industrie du jeu vidéo lorsque l’on considère le jeu produit par l’armée même, America’s Army, et la panoplie des jeux de « first-person shooters » que sont Full Spectrum Warrior, Army of Two et la série Call of Duty qui sont conçus comme de véritables outils de propagande et de recrutement chez les jeunes par leur possibilité d’immersion virtuelle (qui permet la familiarisation avec les armes, la vision d’anticipation pour agir en situation de stress, etc.).

Un de ces partenariats révélateurs est justement la création de l’Institute of Creative Technologies (ict) à l’Université de Southern California en 1999 grâce à un financement de l’armée américaine. C’est un lieu établi pour rassembler la « planification militaire, la simulation informatique, les studios de cinéma et les développeurs de jeux vidéo » (Dyer-Whiteford et de Peuter 2009 : 102). Cela doit servir d’entraînement virtuel pour les futurs soldats. En effet, l’ict sert de « véhicule pour l’articulation des technologies du divertissement d’Hollywood » pour l’armée au moyen de son Experience Learning System qui « éduquera les soldats et les étudiants sur le futur en les amenant “virtuellement” là » (Shapiro 2007 : 308). Le jeu Full Spectrum Warrior, un des produits commerciaux d’ict, a d’ailleurs servi de simulateur pour les opérations d’après-combat avant de devenir Virtual Iraq et d’aider à soigner des soldats souffrant de chocs post-traumatiques (Dyer-Whiteford et de Peuter 2009 : 98-99).

Cela dit, la simulation informatique et les jeux de guerre ne sont pas des nouveautés et l’histoire même du jeu vidéo est associée à l’appareil militaire américain[10]. Mais ce qui est clair et que nous voulons souligner ici, en continuité avec l’argument que nous avons soutenu tout au long de ce texte, c’est que le militainment contribue encore plus à la banalisation de la guerre. En fait, quand la guerre devient un jeu, nous assistons littéralement à la banalisation de la guerre, que Nick Dyer-Whiteford et Greg de Peuter décrivent comme « le processus socioculturel-émotionnel enveloppant qui habitue les populations au conflit perpétuel de la guerre contre la terreur » (Dyer-Whiteford et de Peuter 2009 : 99).

C — La guerre avec les jeux vidéo

Un autre exemple probant qui vient à l’esprit concerne les drones de combat employés par les forces armées américaines. On a d’ailleurs souvent dit, à tort, que le fait de piloter un drone et de pratiquer des assassinats ciblés au Pakistan faisait de la guerre un simple jeu vidéo (Shaw 2010). À cet effet, le géographe Derek Gregory (2013) et le philosophe Grégoire Chamayou (2013) ont raison de soutenir que l’argument invoqué par certains concernant la mentalité « Playstation » qui caractériserait les pilotes de drones est intenable (PlayStation est la console de jeu de Sony qu’on retrouve aussi dans les drones Predator et les Reaper, les deux types de drones armés employés par les États-Unis pour mener des assassinats ciblés) (Dobbing et al. 2010). Il faudrait plutôt mettre en relief que ce qui compte, ce n’est pas tant le fait que piloter un drone soit vu comme un jeu vidéo ou non (bien que cela ne le soit pas), mais plutôt que les pilotes de drones soient aussi de grands joueurs de jeux vidéo (Dyer-Whiteford et de Peuter, 2009 : 121) et qu’ils reconnaissent les ressemblances entre les deux interfaces (Peter Asaro, cité dans Gregory 2013). Cela dit, comme l’explique Stahl, l’interactivité offerte par le jeu vidéo contribue à donner du vernis à cette impression que les « jeux vidéo sont à la fois un médium et une métaphore pour le nouveau débat politique du jeu de guerre interactif » (Stahl 2010 : 17).

Il n’est donc pas surprenant que les tactiques de recrutement américaines misent sur le jeu vidéo pour rendre la guerre interactive, plus familière, en orchestrant la vente commerciale d’un jeu vidéo (America’s Army) ou même en invitant les gens à jouer au simulateur d’un drone armé Reaper à partir de la page d’accueil de l’US Air Force. Comme l’explique le journaliste de Salon.com qui couvre les questions de sécurité nationale, David Sirota, en parlant des récentes publicités de l’US Air Force, elles captent l’attention des jeunes en donnant l’aspect visuel d’un jeu vidéo à une annonce publicitaire de recrutement :

Je suis un maniaque des jeux vidéo. Donc, pendant que je regardais les bandes-annonces au cinéma il y a quelques semaines, j’étais persuadé que je voyais des publicités de Nintendo.

[…] une carte topographique multicolore, des ordres qui sont criés – et dans ma tête, des images me rappelant les graphiques de Call of Duty. Et finalement deux gars en face d’une console de jeu, et voilà la ligne bien envoyée : « It’s not science fiction ; it’s what we do every day ! », dit le type qui est chauve, avant que cela ne soit suivi d’un symbole de l’US Air Force.

Sirota 2009

Si nous avons souligné précédemment que les jeux vidéo constituaient une plate-forme idéale pour la militarisation, c’est parce qu’ils permettent de dissimuler la banalité de la guerre de deux façons : 1) en la montrant visuellement et 2) en en faisant un divertissement interactif. En effet, l’esthétique du jeu vidéo présentée sous un format cinématique dans la publicité de l’US Air Force fait en sorte qu’on voit la guerre comme un divertissement : le spectacle de la guerre est visualisé sans qu’on le remarque vraiment et on se méprend sur le sens de ce qu’on voit. On croit regarder un jeu vidéo de guerre, alors qu’on est en train de se faire vendre le travail de soldat comme si c’était un jeu vidéo vanté par une publicité télévisée. L’image numérique, qui permet au jeu vidéo de montrer le divertissement violent autant que les reportages télévisés des médias rapportent la violence, fait donc en sorte de confondre « les styles graphiques et les sensibilités des jeux vidéo » dans la production télévisuelle et cinématique représentant la guerre.

Conclusion : La militarisation… un mode de vie nord-américain

Par ce texte, nous avions entrepris d’investiguer la militarisation de la vie quotidienne dans le contexte américain. L’angle privilégié dans notre étude portait sur les effets et manifestations culturels du discours sécuritaire et de la militarisation dans la vie politique américaine par le truchement de la culture populaire. Nous avons d’abord établi le contexte d’émergence de la militarisation de la politique étrangère américaine dans l’après-guerre en insistant sur cette transformation fondamentale de l’État américain avec la gouvernementalité de sécurité nationale. Celle-ci a entraîné une nouvelle bureaucratisation associée à la préparation militaire permanente et caractérisée par la militarisation de la vie quotidienne avec la création de la cia, du département de la Défense, du Joint Chiefs of Staff et du Conseil de sécurité nationale (nsc) par le National Security Act of 1947 puis celle du département de la Sécurité intérieure en 2004. Nous avons ensuite examiné l’empreinte psychologique laissée par la militarisation américaine avec l’émergence du régime gouvernemental de sécurité nationale, qui rend d’autant plus possible une militarisation étendue (Raskin et LeVan 2005). Nous avons terminé notre texte en soulignant le lien synergique de la machine de guerre américaine avec l’industrie du divertissement dans la préparation aux changements dans les façons américaines de faire la guerre. Nous avons mentionné l’impact de la culture populaire cinématographique résultant de la collaboration entre l’appareil militaire et l’industrie cinématographique et du divertissement d’Hollywood. Afin de mieux comprendre l’interpénétration entre les gestionnaires militaires et les architectes du divertissement – qui forment ensemble le complexe militaro-industriel-du divertissement ou le complexe du militainment –, nous avons analysé la représentation de l’appareil militaire et la promotion d’immersion interactive dans la guerre véhiculée par les jeux vidéo.

Bien que cet exercice porte d’abord sur la situation aux États-Unis, les leçons que l’on peut tirer de ces recherches sur le complexe du militainment et la militarisation de la vie politique américaine en général sont également pertinentes pour le contexte canadien[11]. Il est en effet très clair que la militarisation de la culture politique et populaire s’observe également au Canada (voir l’introduction de Jérémie Cornut à ce numéro spécial pour de nombreux exemples). Pensons, entre autres, aux nombreuses publicités de l’armée canadienne qui s’inspirent fortement des campagnes des forces armées américaines ou des publicités entourant la commémoration (et la révision de l’importance) de la guerre de 1812[12]. Les Canadiens, comme les Américains, consomment massivement des biens (culturels) militarisés. Hollywood produit ainsi les oeuvres culturelles cinématographiques les plus populaires au Canada, tandis que les jeux vidéo consommés sont souvent les mêmes des deux côtés de la frontière. On n’observe pas, bien sûr, la même intégration entre l’industrie du divertissement et l’industrie de la défense – même si l’on notera que plusieurs des jeux vidéo connus comme les jeux FPS (« first-person shooters ») et fortement axés sur la simulation et l’immersion dans la guerre sont développés à Montréal chez Ubisoft (notamment la série des Ghost Recon de Tom Clancy). Il n’en demeure pas moins vrai que la consommation des produits – qu’ils soient culturels ou non – que l’on a analysés dans cette recherche militarise la société aux États-Unis avec des répercussions au Canada, contribuant à la formation d’une culture nord-américaine fortement militarisée.