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Historiquement isolé des conflits et du militarisme européens, le Canada a longtemps eu la réputation d’être un « paisible royaume ». La primauté du pouvoir civil sur le militaire semble par ailleurs définitivement acquise. Parler de militarisation et de militarisme au Canada peut donc paraître étonnant, voire iconoclaste : si la société américaine et la société israélienne, par exemple, sont souvent perçues comme étant militarisées, tel ne serait pas le cas du Canada, où prédomineraient plutôt le pacifisme et l’antimilitarisme.
Il existe pourtant une indéniable tradition militaire canadienne qui remonte à l’époque de la colonisation et des guerres impériales britanniques. Par ailleurs, la société civile canadienne semble connaître depuis quelques années une militarisation renouvelée. Ainsi, dans l’espace public, les symboles militaristes se multiplient, comme en témoignent par exemple les billets de 20 $ émis en 2013 où figure le Monument commémoratif du Canada à Vimy en France, l’autoroute entre Trenton et Toronto rebaptisée en 2007 « autoroute des héros » et la campagne du « ruban jaune » en signe de soutien aux militaires canadiens et à leurs familles. En plus du jour du Souvenir le 11 novembre et d’autres commémorations organisées annuellement – en souvenir, par exemple, de la Bataille d’Angleterre –, les célébrations collectives pour rendre hommage aux militaires occupent une place grandissante. Des festivités pour le bicentenaire de la guerre de 1812, un festival culturel militaire à Montréal en 2012 et 2013, de même qu’un défilé militaire à Toronto pour le 60e anniversaire du jour de la Victoire en Europe en 2005, témoignent de cet engouement. Tout cela ne manque pas d’entraîner des réactions et des mobilisations de la part de mouvements antimilitaristes.
Ce numéro spécial propose un tour d’horizon de la militarisation et de l’antimilitarisme au Canada et au Québec, en abordant ces thèmes sous l’angle de la politique étrangère canadienne. Autrement dit, il s’agit d’étudier le lien entre (anti)militarisme et politique étrangère, en s’intéressant aux conséquences internes d’une politique étrangère canadienne militarisée, à l’effet de la militarisation de la société sur la politique étrangère du Canada et aux forces qui encouragent ces tendances ou qui leur résistent. Ce numéro d’Études internationales contribue ainsi aux débats fréquents au Canada et au Québec touchant la question de savoir si le pays est militarisé, non militarisé, antimilitariste ou même en voie de militarisation accrue. Il faut d’emblée préciser que, si les termes – que l’on définira plus loin – « militarisation », « militarisme » et « antimilitarisme » ont une forte charge émotive et normative, les articles de ce numéro les utilisent comme catégories analytiques pour désigner différents phénomènes sociaux dans le but de mieux les comprendre, et non pas pour les dénoncer ou les approuver.
Comme l’ont montré de nombreux commentateurs et polémistes, si le gouvernement Harper rompt avec ses prédécesseurs à bien des égards, il semble particulièrement innovant en réservant une place de choix au militaire (McKay et Swift 2012 ; Engler 2012 ; Richler 2012). Dès son élection à la tête du Parti conservateur en 2004, Harper annonce qu’il entend revaloriser l’image de l’armée canadienne. Cette promesse est confirmée dans la plateforme électorale conservatrice de 2006, et elle est progressivement mise en oeuvre à la suite de son élection, ce qui fait naître des résistances. Les articles de ce numéro spécial ne s’intéressent pourtant pas seulement à la période récente. Au contraire, plusieurs auteurs montrent que le militarisme et l’antimilitarisme ont des racines anciennes, qui précèdent l’élection du gouvernement Harper.
Comment penser la militarisation et l’antimilitarisme dans les relations internationales et la politique étrangère canadienne ? La conception dominant les Relations internationales sépare la politique internationale de la politique intérieure : tel est notamment le cas de l’ensemble des théories systémiques, par exemple le néoréalisme de Waltz, le néolibéralisme institutionnaliste de Keohane et le constructivisme systémique de Wendt (Gourevitch 2006). Cette séparation a longtemps été vue comme la seule légitimation possible pour l’existence d’une discipline autonome des Relations internationales. Elle conduit à considérer que la militarisation, le militarisme et l’antimilitarisme ne font pas partie des objets d’étude de la discipline.
Au contraire, d’autres approches, et notamment le réalisme néoclassique, la politique bureaucratique, la culture stratégique, le poststructuralisme, le féminisme et les théories critiques de la sécurité, ont montré l’importance du militarisme, de l’antimilitarisme et de la militarisation pour comprendre les relations internationales. Comme on le verra mieux plus loin, lorsqu’elles ont été appliquées au cas canadien, certaines de ces approches ont amené les chercheurs à conclure que le Canada n’était pas militarisé, tandis que d’autres en arrivent à la conclusion opposée.
Dans cette introduction, nous expliquerons dans un premier temps en quoi le militarisme et la militarisation sont fondamentaux pour comprendre la politique étrangère et les relations internationales. Dans un deuxième temps, nous clarifierons pourquoi, pour certains chercheurs, le Canada est un « paisible royaume » où domine plutôt l’antimilitarisme. Dans un troisième temps, nous présenterons les arguments théoriques et empiriques qui appuient l’idée d’un Canada militarisé. Nous reviendrons enfin sur les grandes lignes de chacun des articles en montrant leur contribution, notamment, à deux débats : l’un sur le rôle du gouvernement Harper dans la militarisation de la société canadienne, et l’autre sur les particularités de la société québécoise par rapport au reste du Canada en ce qui a trait à la place du militaire.
I – Militarisation, militarisme et antimilitarisme dans la politique étrangère et dans les relations internationales
La militarisation, le militarisme et l’antimilitarisme ont une influence déterminante sur la politique étrangère et les relations internationales[1]. Cette influence peut être directe. Elle peut également s’exercer sur les esprits et dans la vie quotidienne.
A — Militarisation, militarisme et antimilitarisme
La militarisation désigne l’ensemble des processus sociaux qui conduisent des individus à donner graduellement du pouvoir – symbolique ou non – aux institutions militaires :
La militarisation est un processus progressif par lequel une personne ou une chose en vient peu à peu à être contrôlée par l’armée ou en vient à dépendre, pour son bien-être, d’idées militaristes. Plus la militarisation transforme un individu ou une société, plus cette personne ou cette société en vient à concevoir les besoins militaires et les préjugés militaristes comme non seulement utiles, mais aussi normaux. C’est ainsi que la militarisation implique des transformations culturelles, institutionnelles, idéologiques et économiques.
Enloe 2000 : 3[2]
Le militarisme place l’armée au plus haut de la hiérarchie des institutions sociales, en voyant en elle une source d’inspiration appelée à jouer un rôle indispensable. Tandis que la militarisation renvoie à un ensemble de processus sociaux, le militarisme désigne l’idéologie qui résulte de ces processus. Même s’il existe différents degrés et différents types de militarismes, on peut dire que celui-ci entraîne généralement une hybridation plus ou moins importante entre le civil et le militaire. Il englobe ainsi « tout système de pensée et d’évaluation et tout ensemble de sentiments qui classent les institutions militaires et leurs façons de faire au-dessus des façons de faire de la vie civile, important la mentalité militaire et les modes d’action et de décision dans le domaine civil » (Vagts 1967 : 17).
Les vecteurs de la militarisation sont nombreux : comme le souligne Cynthia Enloe (2000), une société est militarisée à travers tout ce qui diffuse une image positive de l’armée, tout en constituant une culture et une identité partagées (discours politiques, médias, films grand public, cérémonies et commémorations, biens de consommation). L’espace public est particulièrement susceptible d’être militarisé. Les acteurs de cette militarisation sont variés, allant des militaires eux-mêmes jusqu’aux leaders d’opinion et aux dirigeants politiques, en passant par l’ensemble des membres de la société qui se font – parfois à leur insu – les vecteurs de l’idéologie militariste.
La militarisation rencontre des résistances. L’antimilitarisme – qui conduit à « rejeter ou à être réticent vis-à-vis des institutions militaires, de leur éthique et de leurs valeurs » (Roussel et Boucher 2008 : 166) – est souvent le fait de groupes issus de la société civile (mouvements pacifistes, groupes de femmes, syndicats) qui se mobilisent pour promouvoir une politique étrangère pacifique et lutter contre l’influence de l’armée dans la société (Angenot 2003). La résistance à la militarisation peut également être institutionnelle, lorsqu’elle est reprise par certains partis politiques, ou individuelle, quand elle pousse par exemple des individus à refuser de s’enrôler dans l’armée. Elle peut par ailleurs être collective, comme l’affirment ceux qui pensent que la société québécoise est antimilitariste (Mongeau 1993 ; Comeau 2004)[3].
Le degré de militarisation d’une société est un enjeu fondamental pour sa politique étrangère et, plus généralement, pour les relations internationales (Enloe 1983 ; 1990 ; 2000). En effet, dans un premier temps, le militarisme peut être un soutien à l’effort de guerre, puisqu’il prédispose une société à appuyer l’armée et à accepter de mettre des ressources humaines et matérielles à sa disposition. Ce qui est vrai en temps de guerre l’est également en temps de paix : le militarisme contribue au maintien des budgets militaires et au recrutement en dehors de toute menace directe. Dans un deuxième temps, il légitime le recours à l’outil militaire : dans une société militarisée, la force – plutôt que la négociation, la diplomatie, la lutte contre la pauvreté, le renforcement de la société civile, le droit, les sanctions économiques ou les pressions politiques – devient un recours acceptable pour résoudre les conflits internationaux. Dans un troisième temps, pendant les conflits, le militarisme tend à faire taire les dissidences et à empêcher toute remise en cause de la conduite de la guerre. Il réduit au silence les opposants, en délégitimant non seulement ce que ceux-ci disent, mais également le fait même de contester, de discuter et de débattre. Ainsi, dans le cas du Canada, la militarisation favorise la guerre, légitime les dépenses dans l’armée, encourage le recrutement et limite les débats à propos des interventions militaires à l’étranger (Dupuis-Déri 2007). Au contraire, l’antimilitarisme s’oppose à ces tendances.
B — Effets du militarisme sur la vie quotidienne et les mentalités
Le militarisme influence de plus les gestes les plus anodins de la vie quotidienne et contraint les individus, en leur assignant une place déterminée dans l’ordre social. Il détermine quelle est la place des hommes, des femmes, des mères, des pères, des fils, des filles, des civils, des militaires, des travailleurs, des dirigeants politiques, des citoyens, des étrangers, etc. À chacun, il attribue une fonction précise d’autant plus efficacement qu’il s’appuie souvent pour cela sur une définition traditionnelle de ces rôles. Il exerce ainsi une influence dans des domaines très éloignés de la conduite de la guerre (l’école, le divertissement, la politique, l’industrie, la vie quotidienne, etc.) et, lorsqu’il est poussé à son extrême, il devient un projet de société totale. Il définit et délimite ce qui est normal et ce qui est anormal pour l’ensemble des individus. Tout cela, bien sûr, ne peut pas rester sans conséquence sur les relations internationales (Enloe 1990 ; 2000).
Au-delà des individus, ce sont les mentalités elles-mêmes qui sont influencées par le militarisme : dans une société militarisée, la façon militaire de poser les problèmes et de les résoudre, le respect de la hiérarchie, le sens du sacrifice et de l’héroïsme, la solidarité entre membres du groupe, la peur de l’étranger, le refus de la dissidence, l’homogénéisation des individus et le machisme envahissent l’espace public et influencent la vie quotidienne. Cela amène les antimilitaristes à considérer que le militarisme est partiellement incompatible avec la démocratie, qui place la liberté et l’égalité au centre de son système de valeurs (Angenot 2003 ; Dupuis-Déri 2010).
La militarisation et la guerre sont deux phénomènes liés, mais distincts. On peut certes dire que l’un est le pendant interne de l’autre et que les deux phénomènes s’alimentent mutuellement. Mais une société peut être militarisée en dehors des périodes de guerre, puisque le militarisme est une idéologie susceptible d’être profondément intériorisée, au point de devenir parfois un trait définissant la culture et l’identité d’une société. Il va perdurer bien en dehors des périodes de combats. Le concept est ainsi pertinent pour qui veut comprendre l’« infrastructure profonde et large qui soutient une paix-qui-ressemble-à-la-guerre, qui tourne autour non seulement de la préparation au conflit collectif, mais également d’une politique qui ressemble à celle qui existe en temps de guerre » (Elshtain et Tobias 1990 : X). Des sociétés peuvent être militarisées par exemple à des fins de contrôle interne, pour encourager le patriotisme et pour lutter contre un ennemi politique de l’intérieur.
Il en est de même pour l’antimilitarisme. D’une part, il est doublement lié à la guerre : si celle-ci rend plus difficile la contestation antimilitariste, elle lui donne également de nouveaux arguments. Le cas de la participation canadienne à la guerre en Afghanistan est exemplaire à cet égard, puisqu’elle s’accompagne à la fois d’une critique et d’un renouveau de l’antimilitarisme (Dupuis-Déri 2010). D’autre part, il est susceptible d’être profondément intégré à la culture et à l’identité d’un groupe social, y compris en dehors de toute période de guerre.
Mesurer le degré de militarisation d’une société amène à poser différentes questions. Le recours à la force et la conduite de la guerre font-ils l’objet de débats publics ? Les dépenses militaires – y compris en temps de paix – sont-elles contestées ? Les militaires exercent-ils une influence sur les décisions politiques ? Comment sont traités ceux qui critiquent la guerre et la place des militaires dans la société ? Le recrutement est-il facile ? Dans quels domaines – a priori non militaires – l’organisation militaire exerce-t-elle une influence ? Quelle est la place réservée à ceux qui ne se conforment pas au rôle que l’idéologie militaire leur assigne – par exemple les hommes qui ne veulent pas faire la guerre et les mères qui refusent que leur enfant parte à la guerre ?
Lorsqu’ils répondent à ces questions, les chercheurs en Politique étrangère canadienne sont divisés : certains considèrent que la société canadienne n’est pas militarisée, contrairement à d’autres.
II – Le Canada, un « paisible royaume »
Pour certains, les questions abordées ici ne sont pas adaptées au contexte canadien. Comme l’expliquent Danford Middlemiss et Denis Stairs, parler de militarisme au Canada peut sembler « étrange » (Middlemiss et Stairs 2008 : 68). Le Canada est en effet pour beaucoup d’analystes un « paisible royaume ».
A — La difficile extraction des ressources de la puissance et la subordination du pouvoir militaire
Certains réalistes classiques remarquent qu’une évaluation de la puissance passe par une mesure non seulement des forces militaires à disposition, mais également de la volonté de s’en servir et de ce que Raymond Aron appelle « le consentement des masses aux sacrifices » (Aron 1962 : 73). Dans cette lignée, ces chercheurs s’intéressent aux facteurs qui déterminent la capacité d’un État à extraire les éléments de puissance, la mobilisation de la population étant l’un de ces éléments. Jeffrey Taliaferro définit ainsi la puissance étatique comme « la capacité relative de l’État à extraire ou à mobiliser les ressources sociétales en fonction des institutions de cet État, ainsi que du nationalisme et de l’idéologie » (2006 : 467). Il existe selon lui une forme d’émulation entre les États qui les poussent à adopter les techniques d’extraction des ressources de la puissance les plus performantes, même si certaines contraintes intérieures interagissent avec cette logique systémique et influent sur le type d’équilibrage interne adopté.
Randall Schweller montre quant à lui que les réalistes offensifs ne se sont pas beaucoup intéressés au « contenu politique (idéologie) le plus à même de motiver les masses pour le comportement expansionniste que leurs théories préconisent » (2008 : 230). En prenant l’exemple de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon au début du 20e siècle, il explique de façon polémique que le militarisme fasciste représente le modèle idéal pour cette mobilisation, notamment parce qu’il supprime toute forme de contestation interne à l’expansionnisme.
Ces analyses ont été transposées à l’étude de la politique étrangère canadienne. La conclusion de ces recherches est claire : la société canadienne est faiblement militarisée, ce qui limite la capacité d’extraction des ressources de la puissance. De nombreux commentateurs notent ainsi que l’armée canadienne est systématiquement sous-financée (Richter 2006 ; Cohen 2004), même s’il est difficile d’évaluer objectivement ce que serait une armée adéquatement financée (McDonough 2004). Il y a bien sûr des raisons géostratégiques (« structurelles » diraient les réalistes néoclassiques) qui l’expliquent. Douglas Bland (1998-1999) en identifie trois : il n’y aurait pas de menace existentielle contre le Canada, et donc pas de raison de s’armer significativement en temps de paix ; le Canada serait protégé par son voisin américain ; depuis la fin de la guerre froide, la force ne serait plus adéquate pour régler les problèmes internationaux. Le Canada serait ainsi une « nation non militaire » (ibid. : 143).
Certains ajoutent toutefois que des pressions internes expliquent les coupes budgétaires que l’armée canadienne subit périodiquement. Par exemple, pour Jack Granatstein, si les premiers ministres canadiens décident des coupes, ce sont en définitive les Canadiens qui les appuient (2004). L’auteur regrette que le pays soit traditionnellement associé à l’internationalisme et au maintien de la paix, ce qui conduit les Canadiens à ignorer l’importance de leur contribution aux guerres du 20e siècle. C’est précisément pour réhabiliter ce passé et rehausser l’image de l’armée qu’avec David Bercuson il documente l’histoire militaire canadienne (1991).
En étudiant notamment les individus, l’appareil bureaucratique et les différents groupes de pression, les auteurs libéraux se sont eux aussi intéressés aux processus internes qui influent sur les relations internationales. Cela a conduit certains chercheurs à analyser les relations entre civils et militaires, la place des militaires dans l’appareil bureaucratique et l’influence des officiers sur la prise de décision.
Dans son ouvrage fécond, Samuel Huntington s’appuie ainsi sur une histoire des relations entre civils et militaires aux États-Unis pour montrer que deux forces déterminent les institutions militaires d’une société : un « impératif fonctionnel provenant des menaces à la sécurité de cette société, et un impératif sociétal qui découle des forces sociales, idéologies et institutions qui dominent à l’intérieur de cette société » (1957 : 2). Il s’agit pour une société de trouver le meilleur équilibre possible entre ces deux impératifs, en maximisant la sécurité et en minimisant les coûts sociétaux. Si un équilibre n’est pas trouvé, une société peut être amenée à gaspiller ses ressources, prendre des risques inconsidérés ou remettre en cause sa sécurité. À la suite de cet ouvrage, de nombreuses études ont été conduites sur l’évolution des liens entre civils et militaires (Nielsen et Snider 2009). Il faut notamment souligner l’apport des approches bureaucratiques, qui se sont intéressées à l’influence des fonctionnaires du ministère de la Défense et des officiers militaires sur les décideurs politiques (Perlmutter et Bennett 1980).
Ces approches ont elles aussi été appliquées au cas canadien. Middlemiss et Stairs se demandent ainsi « dans quelle mesure les élites de la défense déterminent la politique étrangère du Canada » (2008). Ils notent qu’il est difficile de répondre à une telle question, parce que les décisions sont prises en secret, que les acteurs sont nombreux, que les élites de la défense forment un groupe hétérogène et que la politique étrangère canadienne recoupe une réalité large et imprécise. Néanmoins, ils évaluent l’influence des élites de la défense dans différents domaines, et notamment sur la formulation des grandes lignes de la politique étrangère, sur l’allocation des ressources de l’État et sur la mise en application des décisions. Ils comparent également leur influence par rapport à celle des préférences des décideurs politiques, ainsi qu’à celle des circonstances et du contexte dans lequel se déroulent les relations internationales. Leur conclusion est sans appel : parce que le pouvoir militaire est systématiquement subordonné au pouvoir civil, en ce qui concerne la défense « le principe de la responsabilité gouvernementale doit être vu comme une réalité effective » (2008 : 86). Ils rejoignent Jocelyn Coulon qui désigne les Forces canadiennes comme « la Grande Invisible », en référence à l’armée française, décrite comme la « Grande Muette » (1991 : 17-18).
Ce débat a été réactualisé par la participation du Canada à la guerre en Afghanistan. Dans ce contexte, le chef d’état-major de la défense a pris part aux décisions politiques comme rarement auparavant : jouant sur sa popularité et sur celle des Forces canadiennes, Rick Hillier a pu, entre 2005 et 2008, publiquement critiquer le gouvernement et orienter certaines décisions (Stein et Lang 2007 ; Lagassé et Sokolsky 2009). Il reste qu’il est l’exception beaucoup plus que la règle, et que son volontarisme a fini par avoir l’effet contraire à celui qu’il souhaitait, en amenant le pouvoir civil à raffermir son contrôle sur les décisions touchant la défense (Lagassé 2009).
Les analyses de l’attitude de l’élite et de la population autant que celles portant sur la prise de décision ont amené les chercheurs à considérer que le Canada n’est pas militarisé, voire qu’il serait antimilitariste. L’extraction des ressources de la puissance est problématique, tandis que les élites de la défense ont peu ou pas d’influence sur les décisions[4].
B — L’internationalisme comme culture stratégique
Une telle conception est dans la lignée de celle qui associe la culture stratégique du Canada à l’internationalisme. Inspiré par le constructivisme en sciences sociales et en Relations internationales, la culture stratégique « désigne un ensemble cohérent et persistant d’idées, propre à un contexte sociohistorique donné, qu’entretient une communauté à l’égard de l’usage de la force armée et du rôle des institutions militaires » (Roussel et Morin 2007 : 18). Elle « sous-entend généralement que les États ont des préférences stratégiques dominantes, enracinées dans leurs expériences formatives et influencées dans une certaine mesure par les caractéristiques philosophiques, politiques, culturelles, cognitives de l’État et de ses élites » (Colson 2000 : 150). Les chercheurs qui se sont intéressés à la culture stratégique canadienne se sont ainsi posé deux questions complémentaires : Existe-t-il une culture stratégique canadienne ? Quelle est son influence sur la politique étrangère du Canada ?
La culture stratégique est particulièrement pertinente pour aborder le thème de ce numéro spécial, puisqu’elle fait un lien entre culture dominante et politique étrangère en s’intéressant aux institutions militaires et à leur place dans l’identité collective. Elle fonde le comportement international d’un État sur les conceptions partagées par les élites et les citoyens de cet État quant au rôle de la guerre dans les affaires humaines, quant à la nature de l’adversaire et à la menace qu’il représente et quant à l’efficacité de l’utilisation de la force (Johnston 1995 : 46-47). Dans cette optique, le militarisme (ou l’antimilitarisme) serait une forme de contrainte pour les dirigeants canadiens qui partagent avec la population une culture stratégique commune.
La culture stratégique canadienne est traditionnellement associée à l’internationalisme : le Canada est vu comme un pays pacifique et non militarisé, contrairement à son voisin du sud (Roussel et Robichaud 2004 ; Roussel 2007 ; Massie 2007). C’est même pour beaucoup de commentateurs un trait distinctif de la société canadienne et de la politique étrangère qui en découle : « la “communauté imaginée” du Canada s’est pendant longtemps distinguée à travers des (re)présentations opposées du militaire : les Américains font la guerre, mais les Canadiens font la paix » (Whitworth 2005 : 102).
L’internationalisme est en effet souvent perçu comme l’idée dominante de la politique étrangère canadienne depuis l’« âge d’or », lorsque Louis Saint-Laurent était premier ministre et Lester B. Pearson ministre des Affaires étrangères (1948-1957). Même si certains débats existent quant à la nature de l’internationalisme (Smith et Sjolander 2013), ses traits distinctifs ont teinté la politique étrangère pendant toute la seconde moitié du 20e siècle. Les dirigeants canadiens ont régulièrement suivi une politique étrangère internationaliste, « de l’“internationalisme pearsonien” des années 1950 jusqu’à l’“internationalisme constructif” (appelé aussi “nouvel internationalisme”) du gouvernement Mulroney, à la fin des années 1980 ». Même Trudeau, « malgré toutes ses critiques à l’endroit de l’internationalisme à la fin des années 1960, n’en a jamais complètement abandonné les principes de base » (Nossal, Roussel et Paquin 2007 : 262).
Cette vision repose sur une certaine conception de la société canadienne et de son rapport à l’armée et à la guerre. L’internationalisme permettrait la promotion sur la scène internationale des « valeurs canadiennes », dont il serait le prolongement. Profondément démocratiques et égalitaires, les Canadiens seraient habitués, notamment à cause de leurs divisions internes, à la négociation et au compromis. Les Canadiens sont vus comme un peuple non belliqueux, réticent à recourir à la guerre, réservé quant à la pertinence des forces armées et méfiant à l’égard de l’idéologie militariste. La militarisation serait un phénomène éloigné de leur réalité, et ils vivraient dans un pays où l’armée est généralement repoussée en marge de la société.
Cela influence la politique étrangère du Canada. Le Canada a longtemps été vu comme une puissance moyenne, qui s’investit dans les institutions multilatérales, convaincu que les négociations diplomatiques permettent de résoudre les différends et de maintenir la paix (Nossal, Roussel et Paquin 2007 ; Keating 2002 ; Munton 2002-2003). Dans cette conception, le respect du droit international est fondamental, tandis que la prévention des conflits et la limitation des armements occupent la diplomatie canadienne. La force armée joue alors un rôle secondaire : tout au plus le Canada envoie-t-il des Casques bleus dans le cadre des missions multilatérales de maintien de la paix et après avoir obtenu un mandat du Conseil de sécurité. Ces déploiements sont prévus pour une durée limitée et se déroulent avec le consentement des parties en conflit. L’armée canadienne n’est de ce fait pas vue comme une armée conquérante et impérialiste, mais serait plutôt au service de la paix. Autrement dit, dans la culture stratégique canadienne, le militaire cède le pas au diplomate, ce qui reflète les valeurs de la société canadienne.
Comme le montre le sondage trip (Teaching, Research, and International Policy) réalisé en 2008, cette conception est très largement partagée par les chercheurs en Politique étrangère canadienne. Ce sondage est régulièrement envoyé depuis 2004 aux chercheurs en Relations internationales de différents pays, dont le Canada. En 2008, on a demandé aux répondants canadiens quel était le paradigme théorique dont les arguments à propos de la politique étrangère canadienne correspondent le mieux aux citoyens canadiens. Le résultat est pratiquement unanime : 82 % des chercheurs en Politique étrangère canadienne considèrent qu’il s’agit du libéralisme. Les chercheurs canadiens en Relations internationales considèrent que tel est le cas à hauteur de 71 %, ce qui place les citoyens canadiens parmi les plus « libéraux » des dix pays dans lesquels le sondage a été mené en 2008, après la Nouvelle-Zélande (73 %). Seuls 3 % des chercheurs en Politique étrangère canadienne (et 10 % des chercheurs canadiens) considèrent que le réalisme est le paradigme qui correspond le mieux aux citoyens canadiens (Cornut, à paraître). À titre de comparaison, la tendance aux États-Unis est inversée : 56 % des chercheurs des États-Unis considèrent que le réalisme correspond le mieux aux citoyens des États-Unis, contre 34 % pour le libéralisme. Pour l’ensemble des pays, le réalisme domine largement : 48 % des répondants estiment qu’il correspond le mieux aux citoyens de leur pays, contre 38 % pour le libéralisme (Jordan, Maliniak, Oakes, Peterson et Tierney 2009 : 72).
Or, ces deux paradigmes prédisposent à des attitudes très différentes face à l’usage de la force. Le réalisme pousse à trouver la guerre légitime lorsqu’elle vise à « dissuader ou repousser une violation de la souveraineté » ou à « contenir une puissance montante » et il conduit à « tolérer de lourdes pertes humaines et matérielles ». Quant au libéralisme, il « appuie d’autres types de missions militaires, comme les interventions humanitaires, le maintien de la paix multilatéral et l’intervention dans des guerres civiles » (Drezner 2008 : 55). On peut donc faire un lien entre libéralisme et internationalisme, et en conclure qu’une très grande majorité de chercheurs en Politique étrangère canadienne voient l’internationalisme – qui est justement souvent décrit comme libéral – comme étant la culture stratégique dominante au Canada.
III – Un Canada militarisé
Au-delà de ces éléments qui montrent que le Canada n’est pas militarisé, pour certains chercheurs il faut aller plus en profondeur et s’intéresser aux processus – parfois subtils et invisibles – qui militarisent la société canadienne. Le gouvernement Harper réactiverait – de façon beaucoup plus visible – ce militarisme latent.
A — La tradition militariste et sa récente actualisation
Certains chercheurs considèrent qu’il existe une tradition militaire canadienne forte, héritée de l’époque coloniale, puis de l’Empire britannique. Pour un pays qui n’a pratiquement jamais connu d’invasion (la dernière remontant à 1775-1776) et qui est éloigné des principales menaces militaires dans le monde, le Canada est particulièrement belliqueux. Il a ainsi participé à presque toutes les guerres majeures du 20e siècle : les deux guerres mondiales, la guerre de Corée, la guerre en Irak en 1991, la guerre au Kosovo et, plus récemment, la guerre en Afghanistan, puis, en 2010, la guerre en Libye. Il est un membre actif de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) et un fidèle allié des États-Unis : le refus de participer à la guerre en Irak en 2003 est à bien des égards une exception.
Ainsi, l’âge d’or de l’internationalisme libéral est également l’époque où la coopération de défense avec les États-Unis s’institutionnalise, où le Canada intervient en Corée aux côtés de ses alliés, où il participe avec enthousiasme à la création de l’otan, où il envoie des troupes en Europe de façon permanente et où il consacre le plus haut pourcentage de son produit intérieur brut (pib) à la défense en temps de paix – autant de signes que l’internationalisme n’est pas nécessairement synonyme de paix. Les missions de maintien de la paix auxquelles il a par la suite participé peuvent également être vues comme une nouvelle forme de « guerres impériales » (Charbonneau et Parent 2010).
Le gouvernement canadien consacre par ailleurs annuellement une part substantielle de son budget aux dépenses militaires. Ainsi, 4,2 % du pib canadien va à la défense en 1960, 2,4 % en 1970 et 1,8 % en 1980 (Hartley et Todd 1990). Si la tendance est donc à une diminution, les années 2000 ont vu un réinvestissement notable. De ce point de vue, même si le retrait d’Afghanistan s’accompagne d’une réduction des dépenses liées à la défense, le gouvernement Harper envisage d’importants investissements sur le long terme (achat d’avions F-35, de sous-marins, de frégates, d’hélicoptères). En 2011, le Canada est ainsi le 13e pays au monde qui dépense le plus pour l’armée en chiffres absolus, avec 22,3 milliards de dollars prévus pour l’année fiscale 2010-2011. Il est le sixième plus gros contributeur des 28 pays de l’otan, derrière des pays dont la population et l’économie sont beaucoup plus fortes (Robinson 2011).
Le chiffre de 1,5 % du pib consacré à la défense en 2010, plutôt faible en termes relatifs, est par conséquent trompeur : comme le souligne Bill Robinson, beaucoup de raisons font que certains pays investissent un pourcentage plus grand de leur pib dans la défense. Il faut plutôt retenir que, globalement, « les dépenses militaires du Canada ne sont pas basses, que ce soit en termes de dépenses absolues, de fardeau économique ou de tendances historiques. Le Canada n’a jamais autant dépensé sur le plan militaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » (Robinson 2011 : 9 ; voir également Morin dans ce numéro).
Ce phénomène n’est pas seulement lié à l’élection du gouvernement Harper, puisque le réinvestissement dans l’armée canadienne avait été amorcé par Paul Martin. Il y a de plus d’autres précédents : en 1987, le ministre conservateur de la Défense Perrin Beatty a rendu public un livre blanc, « Défis et engagements : une politique de défense pour le Canada », qui prévoit l’achat de nouveaux équipements, une relance de l’industrie de la défense et un élargissement de la réserve. C’est là pour certains le signe de l’émergence d’un « complexe militaro-industriel » au Canada (Langille 1990). Le Canada possède une forte industrie militaire, notamment au Québec, et l’économie de défense canadienne représente plusieurs dizaines de milliards de dollars (Bélanger 2009).
La société canadienne elle-même est, par certains côtés, militarisée ; l’une des contributions les plus originales des articles de ce numéro est justement de documenter ce phénomène. Comme le montrent Soulié et Roussel, d’une part, et Cornut et Turenne-Sjolander, d’autre part, les monuments aux soldats morts – dont celui à Ottawa – et les commémorations, notamment celles qui se déroulent partout dans le pays le 11 novembre, réactualisent constamment le passé militaire canadien. Ce phénomène a été renforcé par la participation du Canada à la guerre en Afghanistan. Massie et Boucher montrent quant à eux que cette participation a rehaussé le prestige de l’armée canadienne, même si l’intervention elle-même est devenue de moins en moins populaire. La mort de soldats semble notamment avoir un effet ambigu : d’une part, elle renforce le soutien à l’armée canadienne de la part d’une population reconnaissante pour ces sacrifices – c’est là une forme d’« union sacrée » –, mais, d’autre part, elle donne des arguments à ceux qui contestent l’intervention en Afghanistan, rendant celle-ci moins populaire (Boucher 2010 ; Dupuis-Déri 2010 ; Lagassé et Sokolsky 2009). Autre phénomène susceptible de militariser la société canadienne, comme dans d’autres pays les journalistes, chercheurs et leaders d’opinion ont été régulièrement invités à visiter les terrains d’opération et à rencontrer des officiers des Forces canadiennes. L’approche pangouvernementale et l’approche intégrée appliquée en Afghanistan ont par ailleurs donné lieu à une nouvelle forme d’hybridation entre pouvoir civil et pouvoir militaire, particulièrement au Canada (Coning et Friis 2011).
B — Nationalisme, militarisation et sécurisation
Des approches constructivistes, critiques, féministes et poststructuralistes se sont également intéressées à la militarisation. Les chercheurs qui ont appliqué ces approches au cas canadien ont été amenés à conclure que la société canadienne est militarisée.
En partant de la définition wébérienne de l’État comme disposant du monopole de la violence légitime, il est possible de faire un lien entre États et forces armées : pendant des siècles, c’est l’armée qui a permis au souverain de maintenir l’ordre à l’intérieur de ses frontières et d’entreprendre des guerres de conquête pour les étendre, comme le rappelle Morin dans ce numéro. L’impôt était alors principalement consacré à l’entretien de ces forces armées, si bien que l’on peut dire que l’ensemble de l’appareil étatique était mis au service de l’armée, et vice-versa.
L’armée est également intrinsèquement liée au nationalisme, et le patriotisme au militarisme – on le voit dans le phénomène « rally-around-the-flag », ce qu’en français on appelle parfois l’« union sacrée » (Baker et Oneal 2001). En temps de guerre ou face à une menace, l’armée tend à devenir l’incarnation de la nation elle-même, qu’elle a pour tâche de protéger. L’ensemble de la société est alors réorganisé en fonction de ses besoins et de ses exigences. La société devient dominée par le militarisme, comme on l’a vu dans de nombreux pays en guerre.
Il est intéressant de noter que, pour certains, tel n’est pas le cas au Québec. Au contraire même : il y aurait une dissociation, voire une opposition, entre militarisme et nationalisme, l’armée étant perçue comme un bastion anglophone et une institution qui brime les francophones. La société québécoise est parfois qualifiée de « communauté d’asécurité » (Roussel 2006 : 296), tandis que le Québec serait du côté de l’antimilitarisme (Mongeau 1993 ; Comeau 2004) et s’opposerait à ce que le Canada participe à la guerre – par exemple en Irak en 2003 (Lachapelle 2003). De nombreux historiens, notant que la société québécoise ignore sa propre histoire militaire, tentent de mieux faire connaître celle-ci (Richard 2002 ; Djebabla-Brun 2004 ; Vennat 1997 ; Vennat 1999 ; Vennat et Litalien 2003; Vincent 2004).
L’imbrication entre l’armée, l’État et la nation est le point de départ des analyses féministes, qui font du militarisme l’un des éléments centraux de leur compréhension des relations internationales. Ces analyses partent du constat qu’une même idéologie patriarcale et militariste lie ces trois institutions (Enloe 1990 ; Goldstein 2001 ; Sutton 1995 ; Higate 2003). Cette idéologie assigne à chacun un rôle en fonction de son genre : l’homme soldat va combattre à l’extérieur, tandis que la femme incarne la mère patrie qu’il s’agit de protéger (Elshtain 1987). Que ce soit dans la conduite de la guerre ou dans la division des tâches au sein de la société, la dichotomie femme protégée / homme protecteur conditionne le comportement de chaque individu. Cela permet aux hommes de maintenir leur domination, y compris en temps de paix (Michel 1995). Ann Tickner en conclut que l’État censé assurer la sécurité des femmes est souvent un vecteur d’insécurité pour elles (Tickner 1997).
Les féministes vont également mettre au jour les mécanismes qui permettent à cette idéologie de perdurer. Une société peut par exemple être militarisée à travers des objets anodins – Enloe utilise le cas emblématique d’une boîte de soupe Heinz, militarisée en recourant à l’imagerie du film La Guerre des étoiles (Enloe 2000 : 1-2). Un très grand nombre de biens de consommation militarisent ainsi, d’une façon ou d’une autre, la vie quotidienne. Ainsi, aux États-Unis, « chaque Américain [...] est, au moins passivement, un soutien au [c]omplexe [militaro-industriel] chaque fois qu’il ou elle fait ses courses, envoie un paquet, conduit une voiture ou regarde la télévision » (Turse 2008 : 18 ; voir également Grondin dans ce numéro). Cette militarisation de la vie quotidienne rendant populaires l’armée et la guerre, on voit en quoi « ce qui est personnel est international » et vice-versa (Enloe 1983 : 195-201).
Ces analyses féministes ont été appliquées au cas canadien. Par exemple, Sandra Whitworth (2005) se penche sur le cas des soldats canadiens reconnus coupables de meurtres et de torture lors d’une mission de maintien de la paix en Somalie en 1993. Elle démontre qu’un tel phénomène ne peut se comprendre qu’en référence à la militarisation de la masculinité qui caractérise l’entraînement de ces soldats. Cette militarisation a notamment conduit à définir la masculinité en l’associant à la violence, au racisme, à l’agression et à la haine des femmes. Cela amène Whitworth à conclure que leur entraînement ne les préparait pas à participer à des missions de maintien de la paix. Claire Turenne-Sjolander et Kathryn Trevenen (2010) se sont intéressées à la façon dont les représentations médiatiques de la mort de la capitaine Nichola Goddard ont permis de limiter les débats à propos de la guerre du Canada en Afghanistan. Comme mentionné précédemment, dans le contexte de cette guerre, Francis Dupuis-Déri (2010) documente autant la militarisation au Canada et au Québec que les résistances que cette militarisation fait naître. C’est dans la continuité de ces analyses que s’inscrivent certains articles de ce numéro (Cornut et Turenne-Sjolander ; Grondin).
Dans la perspective des études critiques de la sécurité, il existe un lien entre militarisation et sécurisation – c’est-à-dire la transformation d’un objet, quel qu’il soit, en enjeu de sécurité. Le point de départ de ces analyses est que la sécurisation est essentiellement un processus intersubjectif. Les sentiments de menace, de vulnérabilité, d’(in)sécurité sont « socialement construits plutôt qu’objectivement présents ou absents » (Buzan, Waever et de Wilde 1998 : 57). Tout objet est susceptible d’être sécurisé ou non sécurisé, puisque « la paranoïa (la sécurisation de menaces inexistantes) et la complaisance (la non-sécurisation de menaces apparentes) sont toutes les deux possibles » (ibid.).
Dans certains cas, la sécurisation s’accompagne d’une militarisation, lorsqu’elle conduit à voir dans l’objet sécurisé une menace d’ordre militaire, et qui donc nécessite, sous une forme ou sous une autre, l’intervention de l’armée. Ainsi, la sécurisation de l’Arctique au Canada s’accompagne d’une militarisation du Nord. Marie-Christine Lalonde-Fiset montre que la transformation de l’Arctique en enjeu de sécurité permet de justifier des investissements dans la modernisation des forces armées canadiennes, notamment par un discours qui construit une menace à la souveraineté (2012). Ce discours conduit la population canadienne sondée en 2009 à être majoritairement « d’accord avec l’affirmation selon laquelle une présence militaire importante dans la région est la meilleure garantie pour la défense de la souveraineté » (Lalonde-Fiset 2012 : 70). Les menaces dans l’Arctique sont donc entretenues par certains dirigeants « souvent pour des raisons de politique intérieure » (Lasserre 2010).
IV – Présentation des articles
Les articles de ce numéro spécial utilisent différentes méthodes – aussi bien quantitatives que qualitatives – en prenant les processus constitutifs de la militarisation eux-mêmes comme objet d’étude. En s’appuyant sur différentes perspectives théoriques, ils se demandent tous, d’une façon ou d’une, dans quelle mesure le Canada et sa politique étrangère sont militarisés, et quelle est la place de l’antimilitarisme dans la société canadienne. Le premier article revient ainsi sur l’attitude de l’opinion publique face aux engagements internationaux du Canada (Massie et Boucher). Le deuxième s’intéresse au rôle de l’histoire militaire dans la constitution de l’identité nationale (Soulié et Roussel). Le troisième porte sur l’utilisation des mères de soldats pour militariser la société ou résister à cette militarisation (Cornut et Turenne-Sjolander). Le suivant se concentre sur les liens entre usage de la force armée et unité nationale (Morin). Il faut ajouter que, si tous ces articles s’intéressent au Canada, leurs analyses sont susceptibles d’être pertinentes pour éclairer d’autres contextes nationaux. Par ailleurs, le dernier article de Grondin, en étudiant la militarisation de la culture populaire aux États-Unis, apporte une perspective comparée et élargit ainsi la portée des analyses menées dans les autres articles.
Ces articles reviennent notamment sur deux questions. Dans un premier temps, ils s’interrogent sur le rôle du gouvernement Harper dans la militarisation de la société canadienne, et se demandent si la militarisation est nouvelle, ou bien si la société canadienne est traditionnellement militarisée. Dans un deuxième temps, ils s’intéressent à la place donnée par la société québécoise au militaire et à la guerre, ainsi qu’à ses différences avec la société canadienne anglophone de ce point de vue.
A — Le gouvernement Harper et la militarisation de la société canadienne
Il existe une autre version de la culture stratégique, pertinente pour aborder le thème de ce numéro. Selon cette approche, « instrumentaliste » et non plus « causale », la culture stratégique est « essentiellement l’expression d’un rapport de domination et vise à asseoir la légitimité de [l’]ordre social » (Roussel et Morin 2007 : 26). Dans cette conception, les « récits dominants auront pour effet de (re)produire et de maintenir les identités nationales officielles en représentant la culture nationale en tant qu’entité cohérente indiscutable » (Grondin 2007 : 77-78). Loin d’être la cause du comportement des dirigeants, la culture stratégique légitime les dirigeants et leurs politiques. Pour le dire en reprenant les termes de Poore, « la culture stratégique peut être manipulée dans le but de créer une stratégie qui maintient et promeut des intérêts particuliers, justifie la compétence des décideurs, détourne les critiques et oriente les termes du débat » (Poore 2004 : 55).
Selon cette approche, la militarisation serait une politique voulue par certains dirigeants pour justifier leur décision et renforcer leur pouvoir. Elle n’est plus la variable explicative du comportement du Canada, mais devient au contraire la variable dépendante de l’analyse (Roussel et Morin 2007 : 23). Le cas de Rick Hillier entre 2005 et 2008 a déjà été mentionné : en s’appuyant sur la popularité de l’armée – popularité qu’il a entretenue et encouragée –, celui-ci a réussi à maximiser son influence sur les décisions politiques.
Le rôle que joue le gouvernement de Stephen Harper dans la militarisation de la société canadienne est au coeur du débat entre les deux écoles de culture stratégique. Pour certains auteurs de ce numéro, le Québec et le Canada sont traditionnellement militarisés, et le gouvernement Harper est socialisé dans ce contexte culturel. Pour d’autres, le gouvernement a entrepris de redéfinir l’identité canadienne en donnant une place de choix au militaire par stratégie politique. Tandis que le premier groupe relève plutôt de l’école causale, le second est dans la lignée de l’école instrumentaliste.
Ainsi, Cornut et Turenne-Sjolander s’intéressent à la figure de la mère endeuillée par la mort d’un enfant à la guerre. Cette figure est mise en scène de façon opposée, d’une part par l’État, grâce entre autres aux mères décorées de la Croix d’argent, et, d’autre part, par des groupes pacifistes, à travers par exemple une capsule vidéo antimilitariste rendue publique par la Fédération des femmes du Québec (ffq) en 2010. Ces auteurs en concluent que la figure de la mère endeuillée est militarisée, puisque la mise en scène de l’État n’est pas contestée, contrairement à celle de la ffq. Cette militarisation n’est toutefois pas directement liée au gouvernement Harper, puisque les Croix d’argent sont données aux mères de soldats depuis bien longtemps. Grondin considère quant à lui que la militarisation est une tendance commune à l’Amérique du Nord. Il montre que la vie quotidienne de la société américaine est militarisée grâce notamment au « militainment », mot qui rend compte de l’hybridation entre divertissement et militaire. Il existe ainsi une imbrication entre industrie du divertissement (films grand public, jeux vidéo, séries télévisées) et industrie militaire qui vient soutenir ce que Grondin appelle le « régime gouvernemental de sécurité nationale ». Même si cette situation est propre aux États-Unis, elle fait sentir ses effets sur la vie quotidienne des Canadiens à cause de la proximité culturelle et de l’interdépendance entre les deux sociétés.
Pour ces auteurs, la militarisation au Canada et au Québec est un processus ancien ou le symptôme de l’émergence d’une culture nord-américaine, voire globale, mais elle n’est pas directement liée au gouvernement Harper. Pour d’autres auteurs, au contraire, le gouvernement conservateur innove et réactualise ces tendances historiques. Ainsi, pour Morin, le gouvernement Harper a entrepris une redéfinition de l’identité canadienne, en promouvant symboliquement et discursivement l’image d’une nation guerrière, qui mène une diplomatie robuste. Cette image repose « sur une conception militariste de la force armée ». Le gouvernement agit ainsi notamment par stratégie politique, pour faire en sorte que le Parti conservateur devienne le « parti naturel de gouvernement », en rompant avec l’internationalisme trop associé au Parti libéral (Nossal 2013).
Il faut ajouter que les deux versions de la culture stratégique sont complémentaires : il est tout à fait possible de considérer que l’élection du gouvernement Harper en 2006 favorise une militarisation accrue de la société susceptible de servir ses intérêts (école instrumentaliste) et qu’elle trouve également au Canada un terreau fertile (école causale). Certains auteurs se situent ainsi à l’intersection des deux écoles.
Manuel Dorion-Soulié et Stéphane Roussel observent ainsi que les célébrations du bicentenaire de la guerre de 1812 visent à transformer l’identité canadienne, en faisant d’un événement oublié de l’histoire militaire canadienne « un jalon crucial de la formation de la nation et de l’identité canadienne ». Une telle entreprise trouve un équivalent dans le centenaire de la guerre de 1812, dont les célébrations visaient elles aussi à transformer la culture stratégique canadienne en l’éloignant de l’impérialisme qui dominait à l’époque. En termes de culture stratégique, l’approche de Soulié et Roussel est donc nuancée, puisque, s’ils identifient les stratégies politiques à l’origine de ces différentes réinterprétations, les auteurs n’en oublient pas pour autant que, « pour plastique qu’elle soit, une identité nationale est aussi un contexte dans lequel le débat idéologique a lieu ».
B — Le Québec antimilitariste ?
Les articles du numéro contribuent également à un débat récurrent portant sur la différence entre le Québec et le reste du Canada quant à la place réservée au militaire et à la guerre. Comme il a été dit précédemment, certains analystes considèrent que la société québécoise est pacifiste et antimilitariste, ce qui la distingue de la société canadienne anglophone. De nombreux commentateurs soulignent en effet à quel point les Québécois se distinguent des Canadiens anglais, les premiers étant considérés comme pacifiques et pacifistes, alors que les seconds seraient plus enclins à soutenir un recours à la force et à honorer l’armée. Ainsi, Rioux fait de ce « choc des cultures de défense » « une convention courante » (2005 : 5). C’est là un phénomène qui serait lié à la situation particulière de la société québécoise. Comme l’explique Antoine Robitaille, « il y a au fond deux grandes raisons historiques qui ont amené les Québécois à opter pour une position “pacifique” radicale, à plusieurs moments de leur histoire : leur statut de minorité nationale sans véritable existence internationale, et le catholicisme » (2005 : 60).
Pour certains, c’est là une constante historique. Ainsi, pour Serge Mongeau, « l’attitude antimilitariste des Québécoises et des Québécois n’est pas nouvelle. L’examen de notre histoire nous révèle de nombreuses occasions où cette attitude s’est clairement manifestée » (1993 : 82). Plusieurs événements historiques sont cités pour appuyer cette thèse. Par exemple, le refus de la conscription lors des deux guerres mondiales est très régulièrement mentionné. En 1917 tout d’abord, « la loi sur la conscription, que les Canadiens français refusaient, fut accueillie par de nombreuses et violentes manifestations dans plusieurs villes du Québec ». En 1942 ensuite, « les résultats de la consultation populaire [sont] une illustration très claire du mouvement antimilitariste : le Canada anglais accepte le principe de la conscription à 79 % et le Québec le rejette à 72 % » (Robitaille 2005). D’autres événements historiques sont cités et Robert Comeau (2004) énumère les faits suivants : la révolte des Cipayes en Inde en 1858, le refus de payer les salaires des 7 000 soldats canadiens envoyés faire la guerre contre les Boers d’Afrique du Sud en 1899-1902 et les réticences du Québec face à l’entrée en guerre en 1914. Ce pacifisme parcourrait ainsi toute l’histoire du Québec.
Certains nuancent cette conception ou s’y opposent, en soulignant notamment la variété des réalités que recouvrent les termes de pacifisme et d’antimilitarisme, tels qu’ils sont appliqués au cas du Québec (Martin 2005 ; Massie, Boucher et Roussel 2010 ; Roussel et Boucher 2008). Les auteurs de ce numéro proposent un nouvel éclairage sur ces débats. Ainsi, Massie et Boucher s’intéressent aux particularités de l’opinion publique québécoise en matière de sécurité internationale, en testant sept hypothèses pour voir si les Québécois sont contre l’usage de la force, à quelles conditions ils l’appuient et si l’on peut dire qu’ils sont isolationnistes, anti-impérialistes et antimilitaristes. À la suite de l’analyse d’une série de sondages d’opinion réalisés au Canada et au Québec depuis le début des années 1990, ils en arrivent à une conclusion nuancée. Si « la société québécoise témoigne d’attitudes spécifiques en matière de sécurité internationale », ils observent un appui croissant de la part des Québécois aux missions d’imposition de la paix. Les Québécois restent particulièrement opposés à un recours à la force trop « impérialiste ». Ils sont par ailleurs très nombreux à se dire fiers des troupes militaires canadiennes, ce qui les rapproche des autres Canadiens.
Pour Morin, l’unité nationale – c’est-à-dire le maintien d’une forme de convergence entre les différents groupes sociaux qui constituent la société canadienne – serait une « victime collatérale » des efforts du gouvernement Harper visant à redéfinir l’identité canadienne. En effet, parce qu’il heurte certaines conceptions dominantes dans plusieurs provinces – et particulièrement au Québec –, ce nouveau discours militariste est susceptible de diviser la société canadienne, ce qui pourrait mener à une « rupture entre l’usage de la force armée et l’unité nationale ».
Ces auteurs s’intéressent donc plutôt aux particularités de l’attitude des Québécois vis-à-vis de la force armée. Pour sa part, Grondin ne distingue pas le Québec du reste du Canada, puisqu’il étudie la militarisation de la culture nord-américaine, et inclut donc le Québec dans un ensemble plus grand. Cornut et Turenne-Sjolander montrent pour leur part que le Québec n’échappe pas à la militarisation de la figure des mères de soldats qui s’observe également au Canada.
Conclusion
Les articles de ce numéro spécial permettent, chacun à sa façon, d’éclairer le thème abordé. Les auteurs brossent un portrait de la situation canadienne, notamment en ce qui concerne les innovations introduites par le gouvernement Harper et les particularités du Québec vis-à-vis du reste du Canada.
Selon les approches adoptées, les chercheurs utilisent différents critères pour mesurer le degré de militarisation de la société canadienne. Globalement, l’image qui se dégage ici est complexe, puisque le Canada et le Québec apparaissent par certains côtés militarisés et par d’autres non militarisés. C’est sans doute là le signe qu’un certain flou identitaire persiste, les Canadiens et les Québécois n’ayant pas tranché définitivement la question de leur rapport à l’usage de la force armée. Conséquence de ce flou identitaire, la politique étrangère canadienne peut sembler incertaine, apparaissant tour à tour pacifique – avec, par exemple, le refus de participer à la guerre en Irak en 2003 – et robuste, comme l’illustre l’envoi de troupes à Kandahar décidé en 2005.
Appendices
Remerciements
L’auteur tient à remercier Stéphane Roussel, Justin Massie, David Morin, Anne-Marie D’Aoust, David Grondin et Charles Létourneau pour leurs commentaires et suggestions. Une version préliminaire des articles de ce numéro spécial a été présentée au congrès de la Société québécoise de science politique, à l’Université de Montréal (mai 2013). L’auteur remercie également les commentateurs de l’atelier, Claire Turenne-Sjolander (Université d’Ottawa) et David Meren (Université de Montréal), ainsi que l’évaluateur anonyme de la revue.
Note biographique
Jérémie Cornut est chercheur postdoctoral à l’Université McGill.
Notes
-
[1]
La politique étrangère correspond à l’action d’un État sur la scène internationale, tandis que les relations internationales désignent l’ensemble des relations que nouent les acteurs internationaux, y compris les acteurs non étatiques. La Politique étrangère canadienne (avec une majuscule) désigne la discipline qui étudie la politique étrangère canadienne (sans majuscule).
-
[2]
Toutes les citations de textes en anglais ont été traduites par l’auteur.
-
[3]
Pour une analyse plus approfondie des différences entre antimilitarisme, pacifisme, anti-impérialisme, neutralisme, isolationnisme et non-interventionnisme, voir notamment l’article de Massie et Boucher dans ce numéro.
-
[4]
Justin Massie (2013) propose une interprétation différente, en soulignant que, sous certaines conditions, le Canada est à même de mener des opérations militaires robustes, notamment lorsqu’il y a un consensus fort parmi les élites politiques et parce que l’exécutif est autonome en ce qui concerne les engagements militaires du Canada.
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