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Depuis quelques années, la région de l’Arctique est devenue un sujet d’actualité internationale. Cet intérêt grandissant est reflété par les discours des médias sur l’abondance présumée de ses ressources naturelles, sur les enjeux de souveraineté et sur l’ouverture possible de nouvelles routes maritimes (Grupta 2009 :174-177 ; Holmes 2008 ; Lasserre 2010a). La région de l’Arctique concerne huit pays, dont cinq, le Canada, la Russie, les États-Unis, la Norvège et le Danemark (par le Groenland)[1], sont directement riverains de l’océan du même nom. Les changements climatiques causant la fonte rapide du pergélisol, le recul progressif des glaciers et la fonte de la banquise créent d’importantes opportunités géostratégiques et géoéconomiques qui n’ont pas échappé aux pays avoisinants en quête, d’une part, de ressources naturelles pour soutenir leur croissance économique et, d’autre part, de profits commerciaux que pourrait engendrer la mise en service d’une voie de navigation Nord-Est. Selon les experts, cette voie, plus courte mais pas nécessairement plus rapide, pourrait générer des gains significatifs par rapport aux possibilités qu’offre le canal de Suez (Li 2009a ; Lasserre 2010b ; Peresypkin et Iakovlev 2006).

Toutefois, l’intérêt pour la région ne se limite pas aux pays directement concernés. D’autres pays y voient également un enjeu géostratégique et sont parfois décrits comme nourrissant des convoitises à l’endroit de l’Arctique. Par exemple, le Japon, qui n’est pas un État riverain de l’Arctique, a récemment déclaré être concerné par les problèmes et les mutations de cette région du monde, surtout en ce qui concerne le développement du transport maritime et des activités de pêche dans les eaux arctiques (Weese 2010).

Réalisation : Département de géographie, Université Laval, 2012

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La Chine, qui n’a pas non plus d’accès géographique direct sur l’Arctique, a adopté une attitude très prudente et en apparence passive par rapport à cette région du monde (Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China 2010). Toutefois, sa présence en Arctique semble de plus en plus affirmée. En quelques années, Pékin a réussi à mettre en place et à conduire avec succès un vaste programme de recherches scientifiques indépendantes[2] tout en ayant très peu d’expérience préalable de recherches en cette zone géographique. En parallèle, la Chine a fait un effort considérable pour tisser des liens politiques et économiques avec les petits pays arctiques, mais aussi pour inscrire la problématique arctique à l’agenda de discussions diplomatiques avec la Russie et le Canada (Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China 2011).

Ces efforts chinois, depuis 2009 environ, suscitent des réactions négatives de la part des médias ou de certains analystes occidentaux, qui dressent souvent un portrait d’une Chine ambitieuse et arrogante, prête à bousculer l’ordre juridique établi pour défendre ses intérêts en Arctique et qui n’hésiterait pas à bousculer la souveraineté des pays de la région (voir par exemple Struzik 2007 ; New York Times 2012 ; pour une analyse, voir Wright 2011a et 2011b).

Dans cette optique, il nous paraît important de dresser un bilan de la présence chinoise en Arctique et de nous pencher sur l’analyse de sa politique à l’égard de cette région du monde, dont les ressources naturelles et les routes maritimes potentielles suscitent beaucoup de spéculations sur les convoitises des puissances régionales et mondiales, soucieuses de leur sécurité énergétique et de l’avenir de leur développement économique qui en découle. L’objectif de cet article est de donner un aperçu des activités de la Chine en Arctique et de tenter d’identifier quelle est la stratégie de Pékin dans cette zone polaire.

I – Des activités chinoises en Arctique surtout cantonnées à la recherche fondamentale jusqu’à récemment

L’intérêt de la Chine pour l’Arctique semble être un phénomène assez récent. L’une de premières publications de recherches qui a attiré l’attention de la communauté internationale sur la présence croissante de la Chine fut le rapport de l’Institut international de recherche pour la paix de Stockholm (sipri). Intitulé China Prepares for an Ice-free Arctic, ce rapport analyse les activités chinoises en Arctique ainsi que l’évolution du discours officiel de Pékin concernant les enjeux énergétiques et commerciaux de cette région (Jakobson 2010). Depuis, la Chine a fait objet d’un certain nombre d’articles et de reportages de médias, ainsi que de publications universitaires analysant les aspirations de Pékin à devenir l’un des principaux acteurs en Arctique et à participer de manière active à la gestion des ressources et au débat sur la gouvernance de cette zone géographique.

A — Quelle production scientifique chinoise au sujet de l’Arctique ?

L’étude détaillée des activités de la Chine en Arctique montre que l’intérêt de Pékin à l’égard de cette région n’est pas aussi récent, puisqu’il remonte aux années 1980. Le programme officiel chinois de recherches arctiques a formellement débuté en 1989 avec la fondation à Shanghai de l’Institut chinois de recherches polaires (Centre de recherches polaires de Chine 2007). Selon la plus grande base de données chinoise ‒ Wanfang Data[3] [万方数据 ‒ wanfang shuju] ‒, les premiers travaux de recherche consacrés aux problématiques arctiques ont commencé à être réalisés à partir de la fin des années 1980 (Wang 1988). En 1988, l’Académie chinoise des sciences a aussi commencé à publier une nouvelle revue trimestrielle entièrement consacrée aux problématiques liées à l’Arctique et à l’Antarctique, Beiji yanjiu [极地研究] ou Chinese Journal of Polar Research.

Depuis la fin des années 1980, les différentes revues scientifiques chinoises ont publié plusieurs centaines d’articles de chercheurs chinois, toutes disciplines confondues, consacrées à l’Arctique. La plupart de ces articles traitent essentiellement de sujets relevant de sciences exactes – les problèmes liés au réchauffement climatique en Arctique, l’impact de ces changements sur les variations de température et le volume de précipitation en Chine, etc. (voir par exemple Yan 2005). Ainsi, en faisant une recherche dans la Wanfang Data, nous avons relevé 1303 articles, publiés par une vingtaine de journaux chinois différents entre 1988 et 2012, qui comportaient le mot « Arctique » [北极 ‒ Beiji] dans leur titre. La majorité de ces publications (39 % du nombre total) est consacrée à toutes sortes de problèmes climatologiques (ex. : Gong et Wang, 2003 ; Wu et al., 2008) ; les autres analysent des questions de biodiversité (17 %), d’histoire et de langues des peuples autochtones d’Arctique (13 %), d’environnement (9 %), de technologie (8 %), de transport (4 %), de politique et de droit (6 %) ainsi que de santé (4 %).

Au cours des cinq dernières années, on a vu apparaître de plus en plus de publications davantage consacrées aux différentes questions propres au domaine des sciences humaines – questions de souveraineté en Arctique, analyse de la politique arctique des pays circumpolaires, rôle de l’Arctique dans le futur développement économique et géostratégique de la Chine, etc. (Lu 2010 ; Shi 2010). On relève ainsi 78 textes publiés entre 2006 et 2012, l’essentiel ayant paru entre 2010 et 2012 et portant sur la gouvernance de la région ou sur des enjeux politiques ou économiques. À notre connaissance, ces questions sont soulevées pour la première fois en 2006 avec un article (Yu 2006) sur la stratégie arctique du Canada. En 2007, Wang se penche sur les rivalités politiques et les enjeux de souveraineté en Arctique. En 2008, Liu analyse la stratégie russe en Arctique, tandis que Ren et Li évoquent à nouveau les questions de souveraineté. À partir de 2009 paraissent de très nombreux articles qui se penchent sur les enjeux politiques en Arctique ou qui soulignent les intérêts de la Chine dans cette région.

Les intérêts de la Chine en Arctique sont ainsi au coeur de discussions académiques où ce sujet est traité avec beaucoup moins de réserve et de prudence (Li 2009 et 2009b ; Zhang et Li 2010 ; Liu et Dong 2010 ; Liu et al. 2010 ; Lu 2011). Certains scientifiques chinois invitent leur gouvernement à changer sa position de neutralité en s’engageant davantage dans le processus de délimitation des zones de souveraineté en Arctique et du partage des ressources de cette région du monde, voire avançant l’idée que les ressources arctiques doivent relever du patrimoine de l’humanité (Li 2009 ; Jia 2010 ; Dutton 2012 ; Chen 2012), positions dont la presse se fait aussi l’écho (Chang 2010 ; Zhu 2011 ; voir l’analyse de Wright 2011b), sans préciser sur quelle base juridique cette politique pourrait être menée. Jia Yu (2010), de la State Oceanic Administration (soa), soutient ainsi que l’extension des plateaux continentaux au-delà des limites des zones économiques exclusives devrait être limitée et que l’espace maritime au-delà de ces limites devrait relever du patrimoine mondial : c’est la notion de plateau continental étendu que Pékin conteste sotto voce dans son application dans l’Arctique.

Ces opinions, parfois très différentes de celles du Pékin officiel, sont publiées non seulement par les revues scientifiques traditionnelles, mais aussi par les périodiques officiels chinois qui ne publient jamais de matériaux ou d’opinions non autorisés au préalable. L’existence de ce genre de publications, qui s’inscrit dans la tendance générale de la montée de nationalisme en Chine, est délicate à interpréter : elle pourrait être un signe de la volonté de Pékin de former l’opinion publique chinoise sur l’importance des enjeux arctiques pour l’avenir socioéconomique du pays et sur la nécessité pour la Chine de devenir un acteur plus actif dans cette partie du monde, ou bien tout simplement de laisser un champ d’expression à ce nationalisme afin de détourner l’attention de l’opinion publique, sans pour autant que le gouvernement ait l’intention d’intervenir. Par ailleurs, il faut aussi se garder de croire que tous les articles scientifiques chinois font la promotion des intérêts de la Chine dans l’Arctique : ainsi Liu et Yang (2010) ou Mei et Wang (2010) demeurent-ils très modérés dans leurs propos.

B — Le déploiement d’outils de recherche sur le terrain

L’intérêt de la Chine pour l’Arctique ne s’est pas manifesté uniquement sur les pages des articles scientifiques, mais aussi sur le terrain. En 1992, donc avant que l’on ne parle abondamment de l’ouverture possible des routes arctiques, Pékin a organisé son premier programme de recherches scientifiques de cinq ans dans l’océan Arctique en partenariat avec les universités allemandes de Kiel et de Brême. Ce projet a été suivi par l’admission de la Chine aux différents organismes internationaux ayant pour mission de favoriser la coopération dans tous les aspects de la recherche arctique, tels que le Comité international des sciences arctiques (cisa), Ny-Ålesund Science Managers Committee (nysmac), Pacific Arctic Group (pag) (Xu 2012).

L’achat en Ukraine, en 1994, d’un brise-glace (classe polaire 5) baptisé Xuelong [雪龙] ou Dragon des neiges a permis aux Chinois de monter un programme de recherches polaires indépendant et de mener plusieurs expéditions scientifiques en Arctique et en Antarctique. Coordonnés par l’agence nationale Chinese Arctic and Antarctic Administration (caa)[4], ces travaux de recherches ont pris une envergure impressionnante. Ainsi, outre 28 expéditions dans l’Antarctique, la Chine a préparé et conduit cinq expéditions en Arctique (1999, 2003, 2008, 2010 et 2012) et a fondé sa première station, « Fleuve Jaune » [黃河 – Huanghe], à Ny-Alesund, sur l’île de Spitzberg, archipel du Svalbard, en Norvège (2004), qui vient compléter un réseau de stations polaires comprenant aussi trois stations en Antarctique (Grande Muraille, fondée en 1985 ; Zhongshan, fondée en 1989 ; Kunlun, ouverte en 2009). En Chine, c’est la recherche en Antarctique, et non en Arctique, qui se taille la part du lion dans les budgets de recherche polaire, ne serait-ce que parce que Pékin, en vertu du traité de l’Antarctique (1959), n’a besoin d’aucune autorisation pour y développer bases et programmes de recherche (Keyuan 1993 ; Brady 2010). Il serait cependant inexact de penser que, dès le lancement en 1981 des programmes polaires, les agences de recherche chinoises considéraient l’Antarctique comme une étape vers l’Arctique : rien ne l’atteste dans la littérature sur le sujet. Le programme chinois de recherches en Arctique est en grande partie consacré à l’étude des interactions entre l’océan glacial Arctique, les glaces maritimes et l’atmosphère, afin d’en apprendre davantage sur l’influence des changements climatiques anormaux du pôle Nord sur le climat chinois (Wang 2010).

Récemment, le gouvernement chinois a annoncé la construction d’un second brise-glace qui devrait permettre aux scientifiques chinois d’élargir leurs recherches polaires. Le nouveau navire, qui devrait entrer en service en 2014, sera capable de se frayer un chemin à travers des glaces de 1,5 mètre d’épaisseur (classe polaire 3) et il pourra déplacer 8 000 tonnes de cargaison (Wang 2011 ; mren 2012). Il disposera également de nombre d’équipements spécialisés qui aideront les chercheurs à étudier l’environnement océanique ainsi qu’à intégrer beaucoup plus rapidement les données recueillies lors des expéditions polaires (People’s Daily 2011). Selon Chen Lianzeng, directeur adjoint de la State Oceanic Administration qui contrôle et coordonne les recherches chinoises en Arctique et en Antarctique, les deux brise-glaces vont réaliser des expéditions dans les régions polaires pendant plus de 200 jours par année (People’s Daily 2011).

II – Le déploiement d’une stratégie chinoise agressive en Arctique ?

A — Un certain mutisme quant à la position officielle de la Chine

Malgré l’intérêt croissant de la Chine pour l’Arctique, en particulier dans le domaine scientifique, mais aussi, et de plus en plus, sur les plans diplomatique et économique, aucune stratégie officielle guidant les actions et les déclarations du gouvernement chinois à propos de cette région et de son potentiel (énergétique, maritime, économique, scientifique, militaire, etc.) n’a été publiée jusqu’à maintenant. Pékin dément fermement l’existence d’une telle stratégie et souligne le caractère avant tout scientifique de son intérêt pour l’Arctique (Spears 2011). Le vice-ministre des Affaires étrangères, Hu Zhengyue, a ainsi souligné au cours d’une conférence tenue au Svalbard en novembre 2009 que la « Chine n’a[vait] pas de politique arctique » (cité par Jakobson 2010).

Les déclarations des représentants officiels sont très prudentes et traitent principalement de questions liées au changement climatique et à l’environnement (Zhang et Ren 2012). Les modifications dans la circulation atmosphérique en provenance de l’Arctique semblent être la cause principale des changements météorologiques importants observés en Chine depuis quelques années, notamment la baisse des précipitations en Chine du Nord. Ainsi, la région de l’Arctique serait directement liée à la sécurité du développement socioéconomique de la Chine, d’où l’intérêt du gouvernement chinois pour une meilleure compréhension des mécanismes climatiques de cette région (Qin et Chen 2011 ; Zhang et Ren 2012).

Quant aux questions de souveraineté en Arctique et à l’exploitation de ressources naturelles de la région, les déclarations de Pékin sont rares et restent assez vagues. Le gouvernement chinois souligne qu’il respecte les droits souverains des pays arctiques fondés sur la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (cnudm, 1982, entrée en vigueur en 1994), selon laquelle les zones de haute mer de l’océan Arctique sont situées au-delà de 200 miles marins (320 km) des côtes des pays l’entourant. Ces 200 miles marins représentent les zones économiques exclusives (zee) de chaque pays riverain, dans lesquelles les États côtiers détiennent des droits souverains sur les richesses de la colonne d’eau, des fonds marins et du sous-sol. Des droits souverains s’établissent aussi pour les ressources du sous-sol sur le plateau continental étendu, au-delà de la limite des 200 miles marins, mais seulement si ce dernier est une extension géologique naturelle du plateau continental physique. Les États arctiques revendiquent tous l’extension de leur zone de juridiction (Steinberg et al. 2010 ; Bartenstein 2010), d’où les litiges potentiels entre Russie, Danemark, Canada et États-Unis lorsque les revendications de ces trois derniers seront connues.

Ces disputes ont été analysées par de nombreux auteurs chinois qui concluent que la communauté internationale doit respecter les recommandations de la cnudm, bien que certaines zones revendiquées par les pays avoisinant l’Arctique semblent plutôt relever de la juridiction internationale et devraient demeurer ainsi ouvertes à tous (Zhao 2009 ; Liu et al. 2010) et relever, en bref, de ce que la cnudm appelle la « Zone ». En particulier, l’amiral Zhuo Yin est souvent cité depuis qu’il a affirmé que « l’Arctique appartient à tous les peuples du monde et aucun État n’y a de souveraineté » (cité par Chang 2010), sans pourtant que l’on sache trop à quels espaces maritimes l’amiral pensait, ni si ses propos radicaux, certes relayés par l’agence China News Service, sont endossés par le gouvernement.

Toutefois, cette position, si elle devenait la politique officielle de la Chine, serait surprenante, car elle pourrait nuire aux intérêts chinois dans les mers de Chine du Sud et de l’Est. Il serait difficile pour Pékin, qui depuis des années cherche à faire reconnaître ses revendications maritimes, de justifier l’extension des espaces maritimes chinois en niant ce droit aux États arctiques. De même, plusieurs analystes canadiens redoutent que la Chine conteste la souveraineté revendiquée par le Canada sur le passage du Nord-Ouest ; or, si Pékin conteste le statut d’eaux intérieures affirmé par Ottawa sur ce passage, il sera difficile pour la Chine de défendre une revendication très semblable sur le détroit de Qiongzhou (Lalonde et Lasserre 2013).

B — Une diplomatie chinoise active

En parallèle aux activités scientifiques chinoises, le gouvernement chinois a aussi établi de nombreux partenariats politiques et économiques avec les pays arctiques, notamment avec le Danemark, l’Islande, la Suède et la Finlande (Pascal 2010)[5]. Ainsi, en Islande, depuis la crise financière qui a frappé l’île en 2008, la Chine – profitant des préoccupations financières d’un gouvernement aux abois[6] – occupe une place importante dans la vie économique du pays[7]. L’aide financière de Pékin est jugée inestimable par le président actuel de l’Islande, Ólafur Ragnar Grímsson, qui a visité la Chine cinq fois durant les six dernières années et qui y fait la promotion de l’Islande en tant que centre logistique potentiel en Arctique (Ward et Hook 2011).

Au cours d’une visite officielle du premier ministre chinois, Wen Jiabao, à Reykjavik en avril 2012, la Chine a signé six accords de coopération avec l’Islande dans les domaines de l’énergie et des sciences et technologies (Nouvel Observateur 2012 ; China Daily 2012), confirmant ainsi le partenariat ébauché dès 2010. En même temps, l’Islande a confirmé son appui à la candidature de la Chine en tant qu’observateur permanent au sein du Conseil de l’Arctique (Hu 2012).

Le gouvernement chinois a aussi développé de nombreux partenariats politiques et économiques avec les pays arctiques, notamment avec la Norvège (2001) et le Danemark (2010). Ainsi, en mai 2010, le Danemark a accueilli la première délégation de commerçants et d’investisseurs chinois, qui ont signé des contrats et des lettres d’intentions dans les domaines de l’énergie, de l’économie verte, de l’agriculture et de la sécurité alimentaire dont la valeur totale est estimée à plus de 740 millions de dollars américains[8].

Les accords signés portent principalement sur le développement de la coopération dans le domaine des recherches sur la navigation en Arctique, de l’exploitation des ressources naturelles, des échanges scientifiques et des recherches conjointes, mais aussi sur l’appui de la candidature de la Chine auprès du Conseil de l’Arctique. En effet, la Chine tente depuis 2008 de devenir observateur permanent au Conseil, un poste qui ne lui donnerait guère de levier décisionnel, mais lui permettrait de faire entendre sa voix dans ce forum intergouvernemental régional qui promeut la coopération et la concertation entre les pays arctiques[9] (Koivurova 2009). Ce statut lui permettrait de prendre part aux discussions et de faire valoir sa position sur les questions d’ordre général, mais il ne lui donnerait pas le droit de participer au vote des recommandations, droit réservé aux seuls huit pays membres (Puel et Mélis 2012). Après avoir échoué à obtenir ce statut en 2009, la Chine a renouvelé sa demande, qui devrait être examinée en mai 2013 par les huit pays membres du Conseil.

En 2009, lorsque le Conseil a examiné les demandes de la Chine, de la Corée du Sud et de l’Union européenne, le refus de la Norvège, du Canada et de la Russie face à la candidature européenne l’a conduit à accorder aux pays demandeurs le statut provisoire d’observateurs ad hoc, en attendant le réexamen de leur candidature. Beijing déploie donc une intense campagne diplomatico-économique pour plaider sa cause auprès des pays scandinaves et souligner l’intérêt d’une coopération économique (Staalesen 2012). La Suède, le Danemark, l’Islande ont signifié leur appui à l’admission définitive de la Chine. Si la Norvège se montre moins réceptive aux arguments chinois, du fait de la controverse bilatérale entourant l’attribution du prix Nobel de la paix 2010 au dissident chinois Liu Xiaobo, elle a néanmoins affirmé qu’elle soutiendrait la candidature de la Chine (Terra Daily 2012). Le Canada et les États-Unis ne s’opposent pas à l’admission de la Chine, et Washington n’a pas commenté les projets chinois dans l’Arctique (Campbell 2012).

La question de l’admission de la Chine comme observateur permanent semble un enjeu majeur pour la diplomatie chinoise dans l’Arctique, non pas pour y infléchir la gouvernance de la région – le Conseil de l’Arctique prend très peu de décisions contraignantes pour les membres, et les observateurs n’y ont pas droit de vote –, mais bien simplement pour y faire entendre la voix de Pékin au sujet de l’exploitation des ressources, du régime de navigation et de l’application de la Convention sur le droit de la mer.

C — Des intérêts d’ordre économique pour la Chine ?

Un intérêt pour l’extraction minière qui prend forme

La Chine ne s’intéresse pas qu’au Conseil de l’Arctique : au Danemark, Pékin a souligné le potentiel minier conséquent du Groenland. Des capitaux chinois importants ont été investis dans l’entreprise britannique London Mining, qui doit entreprendre l’exploitation d’une très importante mine de fer à Isua en 2015 (London Mining 2011). Au Canada, Wisco envisage l’exploitation d’un gisement de fer majeur au lac Otelnuk (Nunavik) (Les Affaires 2012). En janvier 2010, Jilin Jien Nickel, l’un des plus gros producteurs chinois de nickel, a fait l’acquisition de Canadian Royalties Inc. afin d’exploiter un gisement de nickel situé près de la communauté inuite de Kangiqsujuaq, toujours au Nunavik (Investissement Québec 2011). mmg envisage d’ouvrir deux mines majeures de zinc et de cuivre près du golfe du Couronnement, dans le Nunavut continental (Izok Lake et High Lake) (Nunatsiaq News 2012).

L’exploitation des hydrocarbures

La problématique arctique est aussi au coeur des relations sino-russes, abordées dans le cadre de discussions plus générales sur le partenariat stratégique et énergétique entre les deux pays. Malgré la méfiance qui peut émailler les relations bilatérales en dépit de la signature des récents traités frontaliers, la Russie entend tirer parti de l’intérêt économique de la Chine pour l’Arctique. Moscou, qui contrôle le passage du Nord-Est et souhaiterait commencer prochainement l’exploitation massive des ressources naturelles dans sa zone arctique, voit en la Chine un client potentiel pour la Route maritime du Nord (rmn) (Popov 2010) et un pourvoyeur possible des capitaux nécessaires pour mettre en place ce projet. Toutefois, l’exploitation de ces ressources en milieu arctique nécessite une expertise technologique très avancée ainsi que de l’équipement spécifique (plateformes de forage adaptées) dont la Chine ne dispose pas et que la Russie maîtrise mal (Savelieva et Shiyan 2010). En témoignent les retards fréquents et les dépassements de coûts pour la mise en exploitation du gisement de gaz de Shtokman, en mer de Barents. Pour Pékin, y accéder suppose des investissements en recherche, développement et maîtrise des savoir-faire de l’ordre de plusieurs milliards de dollars et sur plusieurs années[10][11]. De plus, la Chine et la Russie conduisent conjointement un programme de recherches scientifiques qui portent entre autres sur les problèmes techniques et technologiques de la construction de gazoducs et oléoducs dans les conditions arctiques et subarctiques (Du et al. 2010).

Ces difficultés techniques dans l’exploitation des hydrocarbures et les coûts élevés des activités en Arctique ont poussé la Russie à chercher des partenaires à l’étranger, notamment en Chine, afin de faciliter l’exploitation des gisements, terrestres pour le moment. Trois compagnies chinoises ont proposé de fournir les capitaux et la main-d’oeuvre nécessaires : China National Petroleum Corporation, China National Offshore Oil Corporation et China Petroleum & Chemical Corporation Limited. Selon la presse russe, des discussions bilatérales russo-chinoises sont en cours afin de déterminer le niveau et le volume de la participation chinoise dans ce projet. La plus grande partie du pétrole et du gaz que la Russie pense extraire des gisements arctiques est destinée au marché asiatique, et à la Chine en particulier[12]. Face à ces développements et aux difficultés d’acquisition de la technologie de forage dans l’Arctique, la Chine sera sans doute plus tentée d’acheter le pétrole extrait dans le cadre de contrats d’achat ou de sociétés mixtes que d’essayer d’acheter elle-même des sites d’exploitation.

La navigation dans l’Arctique

La première tentative de transporter les hydrocarbures russes vers la Chine en utilisant la rmn a été entreprise en août 2010. Le navire-citerne Baltica, accompagné d’un brise-glace russe, a mis 27 jours pour livrer les 70 000 tonnes de condensat de gaz naturel de Mourmansk à Ningbo, au nord-est de la province chinoise de Zhejiang.

Ce premier essai a été suivi par la signature d’un accord sur la coopération à long terme dans le domaine de la navigation arctique et pour le développement de la Route maritime du Nord (rmn, nom commercial du segment du passage du Nord-Est entre les détroits de Kara et de Béring) entre la société russe de transport maritime Sovcomflot et China National Petroleum Corporation (cnpc), en novembre 2010. Cet accord, déclaré officiellement partie intégrante de la stratégie de coopération énergétique sino-russe, a été signé en présence de Igor Setchine, vice-premier ministre de la Fédération de Russie et accessoirement président du conseil d’administration de la compagnie Rosneft, le deuxième plus grand producteur du pétrole russe[13], et de Wang Qishan, vice-premier ministre du Conseil des affaires d’État de la rpc. Cet accord souligne que la Chine ne conteste pas la souveraineté revendiquée par Moscou sur les eaux intérieures des archipels arctiques russes et qu’il lui serait par conséquent difficile de contester par la suite la position canadienne, très semblable à la position russe.

En plus des conventions déjà existantes, cet accord détermine les modalités de l’utilisation partagée du potentiel passage du Nord-Est, qu’il s’agisse de transit ou de transport des hydrocarbures en provenance des gisements pétrogaziers arctiques, soulignant l’intérêt mutuel de cette route : Moscou y voit le développement possible d’un lucratif partenariat, et Pékin une route rapide pour acheminer les matières premières dont la Chine a besoin. Moscou s’efforce de promouvoir la rmn comme route maritime internationale depuis 1991. En 2011, puis en 2012, plusieurs vraquiers ont transporté du minerai de fer chargé à Mourmansk ou à Kirkenes (Norvège) vers des ports chinois, en transitant par la rmn, et plusieurs pétroliers et méthaniers ont fait de même entre Vitino et la Chine : plus de 600 000 tonnes de condensat ont ainsi été livrées en Asie via la rmn en 2011 (Nilsen 2011 ; Northern Sea Route Administration 2012).

Ainsi les efforts russes pour développer le trafic maritime international le long de la rmn commencent-ils à porter leurs fruits. De 5 transits en 2010, on est passé à 34 en 2011, puis à 47 en 2012 : des chiffres loin du trafic de Suez ou de Malacca, mais en croissance et essentiellement alimentés par l’exportation des ressources naturelles arctiques vers les marchés ultimes, Europe et Asie. Cependant, les entreprises de navigation commerciale chinoises ne se bousculent guère dans l’Arctique : tout le trafic est entre les mains de sociétés russes ou européennes, ce qui confirme le faible intérêt pour la navigation arctique des armateurs chinois (Lee 2012).

De fait, la Chine semble s’intéresser aux routes arctiques en ce qu’elles permettent d’accéder aux ressources naturelles, ressources qu’elle envisage d’acquérir selon les mécanismes du marché, plutôt qu’aux possibilités de transit. Finalement, le transit considéré globalement semble peu attirer les transporteurs maritimes (Lasserre et Pelletier 2011 : 1465-1473).

Conclusion

Malgré la présence croissante de la Chine en Arctique et l’ancienneté des programmes de recherche, l’affirmation d’une volonté politique est un fait très récent, dont de nombreux éléments restent encore à découvrir et à étudier, car Pékin n’a pas encore articulé de doctrine officielle en la matière. L’analyse de l’évolution de la politique de Pékin à l’égard de l’Arctique durant ces quinze dernières années nous a cependant permis de souligner l’existence d’une stratégie que la Chine est en train de mettre progressivement en place afin de défendre ses intérêts dans cette partie du monde.

D’une part, la Chine a réalisé un vaste programme de recherches polaires et a mis en place une vraie structure de gestion des activités chinoises en Arctique, renforçant ainsi sa présence dans cette région. D’autre part, en établissant des relations avec les pays qui entourent l’océan Arctique et en participant de manière active aux débats internationaux au sujet de l’avenir de l’Arctique et du rôle de cette région dans le développement mondial, la Chine a réussi à se faire reconnaître comme l’un des acteurs principaux sur la scène arctique tout en n’ayant aucun accès géographique à cette région. Bien qu’il reste encore beaucoup d’inconnues dans l’équation Chine-Arctique, il semble que la Chine soit parvenue à atteindre un premier objectif dans ce dossier international : faire entendre sa voix dans la gouvernance régionale et disposer d’options sur le développement des ressources par le recours aux mécanismes du marché. Enfin, il est certain que la Chine s’intéresse aux ressources naturelles et au potentiel en matière de transport maritime que présente l’Arctique : une intense activité diplomatique de la Chine et un fort dynamisme de ses entreprises dans la région s’efforcent de matérialiser les intérêts chinois. En cela, la Chine ne manifeste pas de comportement menaçant et ne diffère aucunement des nombreux autres acteurs internationaux.