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De la microbiologie qui décrit les cellules comme des « réseaux d’information » (Börzel 1997 : 1) aux « réseaux altermondialistes » en passant par Al Qaïda, le réseau semble être le dernier concept à la mode. Certains chercheurs n’hésitent plus à le considérer comme le modèle d’organisation le plus efficace (Börzel 1997 : 1), et ils y ont surtout recours pour résoudre une des énigmes les plus persistantes des relations internationales : celle de la coopération entre les différents acteurs du système international.

La présente étude analyse la création et le développement d’un réseau d’ong humanitaires en Europe et les relations que celui-ci entretient avec les institutions européennes. Elle vise à contribuer à expliquer les motifs, les dynamiques et les effets de la coopération inter-organisationnelle. Cette question repose sur deux postulats. Tout d’abord, nous considérons les organisations internationales comme des acteurs d’importance jouissant d’une relative autonomie. Ensuite, nous croyons non seulement que la coopération inter-organisationnelle est possible, mais qu’elle façonne la façon dont la politique humanitaire est conçue au sein de l’Union européenne. De ces postulats découlent trois hypothèses. S’il est souvent déclaré que les organisations non gouvernementales (ong) sont des agents désintéressés animés par des causes morales, il faut reconnaître qu’il s’agit aussi d’organisations qui luttent pour leur survie dans un marché hautement compétitif (Cooley et Ron 2002). Dès lors, les ong se regroupent en réseau pour être reconnues comme des partenaires crédibles par les organisations intergouvernementales (oig) (hyp. 1) et ainsi accéder à leurs financements. Si la création d’un réseau est étroitement liée aux exigences des oig, son affirmation relève d’une logique complexe. Dès lors, l’affirmation d’un réseau dépend de sa capacité à satisfaire ses membres ainsi qu’aux exigences de l’oig vis-à-vis de laquelle il s’est créé (hyp. 2). Enfin, la survie d’un réseau n’est jamais acquise. Les tentatives de regroupement sont nombreuses et les ong n’hésitent pas à rejoindre la structure qui défendrait le mieux leurs intérêts. Dans ce contexte, la survie d’un réseau à long terme dépend de sa capacité à adapter et à développer ses activités en fonction de l’évolution de l’oig cible (hyp. 3).

Cette étude de cas se base sur une immersion de huit mois au sein du réseau voice. Le corpus de données a été constitué par les centaines de pages d’un journal de terrain, de nombreux documents politiques et stratégiques. Une série de 12 entretiens semi-directifs enregistrés et de 70 entretiens non enregistrés avec des responsables d’ong, le personnel du réseau et des fonctionnaires de la Commission européenne ont permis de valider les résultats.

Dans la mesure où l’étude est exploratoire, notre choix s’est porté sur la monographie d’un réseau particulier. Selon Seawright et Gerring (2000 : 297), les études exploratoires peuvent s’appuyer sur des cas « extrêmes » afin d’ouvrir la voie à d’autres études comparatives. Ces cas ont l’avantage d’offrir une entrée dans un sujet peu exploré (Seawright et Gerring 2008 : 302). voice a été choisi sur la base des critères fonctionnels proposés par Mendizabal (2006) (les réseaux rassemblent, trient l’information, amplifient les messages, construisent une communauté et l’animent), mais également pour son accessibilité, sa visibilité sur la scène européenne et pour le contraste entre la taille de son secrétariat permanent (quatre personnes) et l’ampleur des activités que ce dernier pilote.

Après un bref retour sur l’impossibilité de la littérature actuelle d’expliquer les dynamiques de coopération inter-organisationnelle (i), nous reviendrons sur le contexte favorable qu’offre l’ue pour la mise en réseau des oig (ii). Nous développerons ensuite les résultats en trois temps portant sur l’analyse des structures du réseau (iii), des impacts de ses activités (iv) et des défis posés par un environnement changeant (v).

I - Des chercheurs pris de court par les stratégies de coopération inter-organisationnelle

L’étude de la coopération inter-organisationnelle demeure un parent pauvre des relations internationales, d’autant plus quand elle porte sur les stratégies de mise en réseau des ong perçues comme des acteurs marginaux. La plupart des théories majeures des relations internationales reconnaissent que la coopération peut exister mais qu’elle demeure exceptionnelle. Contre ce postulat et à la suite de quelques chercheurs (Schemeil et Eberwein 2005 ; Koops 2009), nous croyons que les organisations n’ont pas le choix : placées dans une situation de dépendance (que ce soit en termes de légitimité, d’information ou d’autres ressources) vis-à-vis d’une multitude d’acteurs intervenant dans le même domaine, les organisations doivent coopérer – mettre en place des stratégies conscientes d’ajustement mutuel pour réaliser des buts communs (Keohane 1984) – afin de rester pertinentes.

Nombre de chercheurs se sont concentrés sur les conditions qui facilitent la coopération. S’ils prétendent refuser d’avancer des hypothèses quant aux conditions favorables à l’interaction institutionnelle, Gehring et Oberthür évoquent pourtant quelques facteurs, tels que le concept de « délimitation juridictionnelle » qui borne les périmètres respectifs de deux organisations travaillant pourtant dans des domaines interconnectés. Si ces auteurs reconnaissent que les mouvements d’interaction mutuelle peuvent déboucher sur des « groupements coopératifs », leur étude peine à expliquer les dynamiques de coopération proprement dites (Gehring et Oberthür 2009). Schemeil et Eberwein élaborent un modèle sur les facteurs motivant la coopération inter-organisationnelle. Selon eux, la survie des organisations n’est possible que si elles mettent en place des stratégies d’adaptation au monde extérieur et qu’elles coopèrent. La coopération croissante entre organisations débouche sur une forte institutionnalisation du système international, une perspective qui dépasse l’objet de notre recherche (Eberwein et Schemeil 2005). En s’appuyant sur la théorie des réseaux sociaux, Jönsson développe une théorie de la coopération entre organisations et énonce une vaste série de facteurs liés à l’enjeu de la coopération (high politics ou low politics, présence ou non d’un régime, dépendance des acteurs, etc.) et aux propriétés des organisations qui s’y engagent. Il analyse ainsi le rôle clé des « organisations de raccordement » et, en leur sein, des employés situés à la limite des frontières des organisations, seuls capables de créer des liens entre les différentes institutions d’un réseau. Il ne propose toutefois aucune hypothèse sur les conditions nécessaires à l’affirmation de ce type d’organisations et sur les structures du réseau d’organisation ainsi formé (Jönsson 1986 : 41-46). Biermann vante les mérites de l’analyse des réseaux pour construire les bases d’une théorie de la coopération inter-organisationnelle, mais limite son analyse au niveau dyadique (Biermann 2007).

Certains chercheurs s’intéressent à la façon dont les caractéristiques d’un réseau influent sur sa capacité à entrer en relation avec d’autres organisations. Perkin et Court, dans leur revue de la littérature consacrée aux réseaux, identifient une dizaine de facteurs qui contribuent à accroître l’impact des stratégies d’influence d’un réseau sur les processus politiques (Perkin et Court 2005). Sandström et Carlsson postulent qu’il existe un lien de causalité directe entre le degré d’hétérogénéité et d’intégration d’un réseau et sa faculté d’influence (Sandström et Carlsson 2008). Mendizabal (2006) met en lumière les fonctions clés d’un réseau (rassembler, trier, amplifier, construire une communauté, animer) et la façon dont leur priorisation a un impact sur la performance globale du collectif. Toutes ces études parlent toutefois d’influence et non de coopération.

Enfin, très peu d’auteurs s’intéressent à la coopération entre oig et ong. Le monde des ong est considéré comme un monde anarchique marqué par une intense compétition pour un nombre de contrats limité (Cooley et Ron 2002). Schemeil propose une explication à la coopération entre oig et ong. Selon lui, cette coopération est possible mais restreinte : elle prend la forme d’une reconnaissance mutuelle, implicite, informelle et asymétrique. Cette coopération repose sur une spécialisation forte des ong sur les enjeux traités par les oig, de même que sur leur mise en réseau pour agir collectivement. L’auteur reconnaît toutefois que la situation européenne fait figure d’exception dans la mesure où il s’agit d’une forme de gouvernance impliquant une diversité d’acteurs (« démocratie associative ») (Schemeil 2009).

Dans cette étude, nous souhaitons aborder la question des relations inter-organisationnelles sous un angle différent en construisant un lien entre des théories complémentaires. Tout d’abord, les sciences organisationnelles proposent des outils et des concepts intéressants pour l’étude des oig, bien qu’ils aient été, jusqu’à récemment, ignorés par les chercheurs en relations internationales (Biermann 2011). Le cadre théorique de l’étude est ainsi fourni par l’institutionnalisme. Les chercheurs de ce courant considèrent que les organisations sont des acteurs dotés d’une rationalité limitée (March et Oslen 1989 ; Di Maggio et Powell 1983). Routines, normes intégrées et processus cognitifs jouent un rôle important dans l’explication des choix opérés par les organisations (March et Olsen 1989). L’environnement dans lequel les organisations évoluent est aussi central. La capacité d’adaptation est essentielle pour la survie des organisations (Di Maggio et Powell 1983).

En outre, les études des réseaux sont fécondes pour étudier les dynamiques de coopération inter-organisationnelle. Selon Le Galès, les réseaux sont « le résultat de la coopération plus ou moins stable et non hiérarchique entre des organisations qui se connaissent et se reconnaissent, négocient, échangent des ressources et peuvent partager des normes et des intérêts » (Le Galès et Thatcher 1995). Leur fonction première est l’instrumentalisation de soutiens dans la confrontation avec d’autres unités sociopolitiques (Colonomos 1995 : 23). Paradoxalement, la coopération suppose une confrontation lorsque l’élargissement des mandats des oig les rend dépendantes des ong pour mettre en oeuvre des programmes.

Enfin la théorie principal/agent en relations internationales est utile pour étudier les dynamiques de création des organisations reposant sur un processus de délégation entre un ou des principaux (les créateurs) et un agent (sa créature). Les principaux délèguent des compétences de façon contractuelle et assortissent ce processus de moyens de contrôle et de sanction de leur agent. Cependant, il existe toujours un écart entre les intérêts des principaux et ceux de leur agent qui peut conduire à une émancipation incontrôlable de ce dernier (Hawkins, Lake et Nielsen 2006).

II - La politique humanitaire européenne : un cadre favorable à la mise en réseau des ong

L’influence des acteurs non gouvernementaux sur les processus politiques est conditionnée par l’existence de structures d’opportunité favorables (Grossman et Saurugger 2006). Dans le cas de la politique humanitaire, l’ue dispose d’un certain nombre de caractéristiques uniques – liées à la réforme de la gouvernance européenne et à la spécificité de la politique humanitaire – qui facilitent la coopération entre les ong.

A ― L’ouverture de la gouvernance européenne à une société civile organisée

La première spécificité du contexte européen réside dans la reconnaissance du rôle que les acteurs non gouvernementaux – dont la nébuleuse est qualifiée de « société civile » – doivent jouer la prise de décision communautaire. Cette reconnaissance est liée à l’adoption d’un livre blanc qui s’impose lors d’une crise de légitimité des institutions européennes. Toutefois, la société civile dont on célèbre l’avènement est priée de s’organiser pour prétendre s’impliquer dans le jeu communautaire (Commission européenne 2001 : 18-20).

En interagissant avec la société civile, l’ue espère regagner en légitimité et en capital de sympathie (Michel 2008 : 110). L’un des atouts du concept de société civile est son caractère vague. La définition adoptée par la Commission s’avère ainsi large et imprécise :

La société civile regroupe notamment les organisations syndicales et patronales (« les partenaires sociaux »), les organisations non gouvernementales, les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des églises et des communautés religieuses »

Commission européenne 2001 : 17

Loin d’être un obstacle, le flou qui entoure les concepts de « dialogue », de « consultation » et de « société civile » a permis à chaque acteur de remplir le mot du sens souhaité et, ainsi, d’aboutir à un certain consensus sur la valeur de ces concepts (Michel 2008 : 110).

Toutefois, le Livre blanc ajoute une contrepartie essentielle à la participation de la société civile : celle d’une responsabilisation accrue (Commission européenne 2001). Ainsi, la Commission s’efforce de concilier les impératifs de légitimité et d’efficacité (Scharpf 2000) : toute participation est conditionnée par la nécessité de se montrer « responsable » pour assurer l’efficacité du processus de consultation.

B ― Le développement d’une politique humanitaire spécifique

La création de l’Office de la communauté européenne pour l’aide humanitaire (echo) en 1992 va marquer durablement la politique d’aide humanitaire européenne. Jusqu’alors, l’aide humanitaire européenne était constituée d’un ensemble de politiques séparées tant sur le plan juridique qu’administratif. On distinguait ainsi l’aide alimentaire d’urgence[1] et l’aide d’urgence[2], qualifiée plus tard d’aide humanitaire, chacune étant régie par des procédures administratives et des processus de décision spécifiques. Il était dès lors très difficile pour les ong de « jongler » entre plusieurs interlocuteurs aux règles du jeu différentes (Aptel 1995 : 18).

Un événement clé motivera la création d’un office indépendant responsable de la politique d’aide humanitaire. En décembre 1988, un tremblement de terre meurtrier frappe l’Arménie. La communauté européenne et les États-Unis mettent rapidement en oeuvre des secours d’urgence sur le terrain. L’ue ne brille pas en Arménie : l’éclatement des compétences entre directions générales nuit à l’efficacité de l’aide et seulement quatre personnes sont chargées de l’aide humanitaire au sein de la dg Huit. Dès lors, une réforme de la politique humanitaire européenne s’impose pour accroître l’efficacité et la cohérence de l’aide, améliorer la visibilité de la communauté européenne et rompre la dépendance avec les partenaires humanitaires (Aptel 1995 : 35).

echo va devenir le symbole du statut spécifique de l’aide humanitaire européenne. Afin de créer une structure flexible et adaptable aux activités d’urgence, une catégorie administrative inédite fut employée, celle d’office. La prise de décision y est simplifiée, rapide et le directeur d’echo dispose d’une marge de manoeuvre considérable.

Le lien très fort qu’echo entretient avec les « partenaires humanitaires », notamment les ong, est une autre spécificité. Le bilan mitigé des opérations directes entreprises par le service dans les Balkans clôt les débats sur son opérationnalité et renforce la nécessité de bâtir des relations stables et de confiance avec les ong (Aptel 1995 : 47). L’article 7 de la régulation du Conseil portant sur l’aide humanitaire de 1996 (Council Regulation (ec) No. 1257/96) détaille les caractéristiques du « bon » partenaire aux yeux des institutions européennes. L’ensemble des critères s’avère, de l’avis même de la Commission, extrêmement exigeant pour les organisations[3]. Pour remplir les exigences de ce partenariat, les ong vont devoir se soutenir mutuellement et échanger des bonnes pratiques, d’autant plus que ces critères semblent flous et subjectifs (Conseil européen 1996). Ces relations prennent corps dans un contrat de financement, plus tard qualifié de contrat-cadre de partenariat (ccp), régulièrement cité par la Commission comme un exemple de bonne pratique régulant les liens entre la Commission et les acteurs non gouvernementaux (Commission européenne 2000).

Ainsi, la réforme de la gouvernance européenne et la création d’echo tendent à faciliter la mise en réseau des ong et dotent les ong du statut de contractants responsables chargés de mettre en oeuvre les programmes (Joachim, Reinalda et Verbeek 2008).

III - Les structures de voice : entre représentativité, centralisation de la prise de décision et asymétrie de pouvoir

L’étude des structures de voice met en lumière la valeur ajoutée de ce réseau. Celui-ci cherche à être un interlocuteur stable et clairement identifié pour les institutions européennes. Sa légitimité découle de sa représentativité et du caractère démocratique de son fonctionnement.

Son histoire est étroitement liée à celle d’echo. En 1992, lorsque l’ue s’est dotée d’un office pour l’aide humanitaire, les ong ont créé une interface spécialement consacrée à l’action humanitaire au sein du clong. Rufini, le coordinateur de voice au sein de clong, établira même un lien de causalité entre la création d’echo et celle de voice (Maillet 1998 : 44-45).

La mission de voice découle d’une double stratégie de légitimation du réseau vers les institutions européennes d’abord et vers ses membres ensuite. Les statuts de voice mettent en avant l’objectif d’accroître « la qualité générale et l’efficacité de l’aide humanitaire » en renforçant la coopération entre ong humanitaires, en facilitant le transfert d’information des institutions vers leurs partenaires et en synthétisant la contribution des ong aux processus de décision (voice 2009 : 2). Toutefois, le secrétariat se présente auprès de ses membres comme un ardent défenseur de la spécificité de l’aide humanitaire, comme le « principal interlocuteur de l’ue sur les questions d’aide humanitaire » et affirme agir comme « un multiplicateur » des propositions des ong individuelles (voice 2010). Cette qualité est centrale : voice ne se contente pas d’agréger les positions de ses membres. Bien plus, en adhérant au réseau, les ong peuvent revendiquer l’adoption de leur position par l’ensemble du réseau, ce qui démultiplie la force de leur argumentaire. Cet aspect est essentiel, car le marché des réseaux est hautement compétitif et les ong revendiquent un retour rapide sur investissement[4].

En faisant le choix de se doter de critères d’adhésion peu contraignants, voice est devenu un interlocuteur très représentatif des ong européennes et donc incontournable. En 2010, voice était le seul réseau européen à compter parmi ses membres 45 % des partenaires d’echo possédant un contrat-cadre de partenariat (ccp). La valeur ajoutée de voice réside aussi dans l’« effet de nombre » (Perkin et Court 2005) : avec 83 membres répartis dans 16 États européens (ainsi qu’en Suisse et en Norvège), il est très représentatif des différences de taille et de capacité qui existent au sein de la communauté humanitaire européenne.

Enfin, les structures de voice sont justifiées par son mandat : l’accès aux institutions européennes et leur influence. Les très larges pouvoirs de l’Assemblée générale (ag) et l’élection de l’organe de décision, le Board, témoignent d’un fonctionnement démocratique. L’ag – composée de tous les membres du réseau – dispose de larges pouvoirs de décision et de contrôle. C’est parce que le réseau parle au nom de 83 ong européennes qu’il peut légitimement accéder aux institutions et qu’il cherche à influencer leur fonctionnement.

Toutefois, la pratique montre que l’égalité en droit des membres de voice cache une inégalité de fait. Tous n’ont pas les mêmes ressources et capacités pour contribuer aux activités de la même façon. Il y a des membres actifs qui façonnent la vie du réseau et des membres passifs qui « sont là sans être là[5] ». Leur stratégie de passager clandestin (Hirschman 1970) n’est nullement pénalisée : ces organisations jouissent de la légitimité que confère l’appartenance au réseau, elles ont régulièrement accès à de l’information de première main et disposent de messages de plaidoyer crédibles.

À cette inégalité s’ajoute une pratique du vote consensuel et du consentement tacite. En général, l’ag n’est pas un lieu de débat, car les discussions stratégiques ont lieu au sein du ca. Certes, l’ag peut amender les documents préparés par le ca, mais rares sont les membres qui osent remettre en cause ses compétences et celle du secrétariat. Ce mode de fonctionnement n’est pas incohérent, mais permet de conjuguer les impératifs d’efficacité et de représentativité qui se posent pour tout réseau.

En outre, les inégalités de ressources entre les membres de voice engendrent une rotation faible des mandats au sein du ca.

Nombre de mandats au ca par organisation (2000-2010)

Nombre de mandats au ca par organisation (2000-2010)

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Pour être élue, une organisation doit jouir d’un capital social important, c’est-à-dire d’un ensemble de relations sociales importantes et diversifiées qui peuvent être utilisées comme soutien pour obtenir un poste à responsabilité au sein du réseau (Bourdieu 1982 : 133). Pourtant, plus que la mobilisation du réseau c’est la qualité des liens unissant un membre à ses connaissances qui permet son élection. Ainsi, il importe peu qu’une organisation ait des rapports très fréquents avec un petit nombre d’organisations semblables (parce qu’ayant son siège dans un même État ou parce qu’agissant sur les mêmes thématiques). Les liens qui comptent peuvent être faibles – au sens où les responsables d’organisations se croisent peu souvent – tant qu’ils font le lien entre des réseaux différents. Au sein de voice, les membres ancrés au sein d’une famille possèdent ce type de « liens-ponts » (Granovetter 1973 : 1375). C’est ce qui explique qu’Action contre la Faim, Concern Worldwide et Médecins du Monde figurent parmi les membres les plus réguliers du ca.

Le risque d’instrumentalisation du réseau par ses membres actifs est néanmoins écarté par une très forte socialisation du ca par le secrétariat. Les nouveaux membres du ca reçoivent lors de leur première réunion une trousse informative et leurs responsabilités sont présentées par le secrétariat et les membres plus anciens. Très vite, les organisations mettent en avant leur mandat au sein de voice.

Si la légitimité du réseau lui est conférée par l’ensemble de ses membres, le secrétariat joue un rôle central dans le pilotage du réseau et dans l’efficacité des actions qu’il met en oeuvre. La taille du secrétariat contraste souvent avec l’ampleur de ses activités. Bien qu’il soit composé de quatre salariés assistés par un stagiaire, il exécute la totalité du programme de travail et la stratégie pluriannuelle du réseau. La directrice du réseau est une figure centrale. Ses pouvoirs sont très larges pour mener à bien le mandat confié au secrétariat par ses membres. À ces fonctions importantes, s’ajoutent des facteurs plus personnels. L’actuelle directrice de voice dirige le réseau depuis son indépendance en 2001. C’est sous sa direction que le réseau a acquis le statut d’interlocuteur privilégié des institutions européennes sur les questions humanitaires. Sa personnalité est donc fortement identifiée à voice[6]. La confiance qu’accordent les membres du réseau à sa directrice permet à celle-ci d’exercer un rôle dépassant ses prérogatives théoriques. Ainsi le secrétariat prépare-t-il l’ensemble des documents stratégiques devant être validés par le ca et la directrice n’hésite pas à recadrer les discussions.

Dès lors, les ong adhèrent à voice pour déléguer au secrétariat la défense des intérêts communs à la communauté humanitaire. Cette délégation est exprimée de façon contractuelle dans les statuts de voice (2009). La délégation de compétences se justifie par les nombreux gains qu’elle comporte par rapport à la simple coopération (Hawkins, Lake et Nielson 2007).

En effet, les ong ont très rarement accès à l’ue de façon unilatérale. La création d’un réseau et d’un secrétariat autonome leur permet de se reposer sur une agence spécialisée, disposant de temps, d’expertise et de compétences pour mettre en oeuvre le mandat d’influence des institutions européennes. Cette spécialisation est d’autant plus profitable que les rapports avec les institutions européennes sont fréquents, répétés et qu’ils requièrent de solides connaissances sur les points d’accès institutionnels. En confiant des compétences à un secrétariat, la méfiance des ong vis-à-vis de leurs concurrents est désamorcée puisque aucune ong n’est tentée de faire porter le fardeau de la coopération sur une autre. Par ailleurs, le recours à un agent facilite la prise de décision ; et le secrétariat a un rôle très important d’impulsion de la stratégie du réseau. Les ong ont tout intérêt à créer des réseaux, puisque la participation aux mécanismes de coopération est un critère majeur pour obtenir des financements communautaires. Enfin, les rapports de force du milieu humanitaire sont reflétés au sein de voice, si bien que différentes catégories d’ong y trouvent leur place. Certaines, souhaitant accroître leur crédibilité, briguent un mandat au sein du ca, d’autres, trop petites pour accéder aux institutions seules, ont besoin d’un réseau pour se faire entendre.

Ce rôle prédominant du secrétariat est renforcé par le fait que ses principaux ont mis en place des contrôles minimes (Hawkins, Lake et Nielson 2007). Les pouvoirs de contrôle du ca dépendent largement de la volonté du secrétariat de produire des rapports sur ces activités. Le seul véritable pouvoir des membres réside dans leur capacité à sanctionner le secrétariat en diminuant ses ressources ou en renégociant son mandat. La très forte spécialisation du réseau et le peu de connaissances des principaux sur son environnement institutionnel rendent les sanctions peu probables. Le secrétariat n’hésite pas à utiliser ces facteurs pour demander plus d’autonomie et de compétences, dans la mesure où voice a fait preuve de son utilité. Le revers de cette autonomie réside dans les phénomènes de « glissement d’agence » dans la mesure où les intérêts des principaux et ceux de leur agent ne coïncident jamais parfaitement (Hawkins, Lake et Nielson 2007). En effet, le secrétariat développe parfois des positions sur ce qu’il croit être l’opinion des membres, sans nécessairement les consulter.

IV - Un réseau de professionnels crédibles doté d’un sens de communauté limité

Si la première partie visait à analyser les structures et le fonctionnement de voice, il convient dans un second temps d’étudier ses activités et leur impact sur l’intégration du collectif.

A ― Devenir un partenaire crédible et informé

La vision de voice est de « soulager la souffrance humaine dans le monde en augmentant l’impact de l’aide humanitaire » (voice 2010). L’une de ses fonctions clés est d’accroître les compétences ainsi que le professionnalisme de ses membres. Le renforcement des capacités des membres se fait dans l’optique spécifique d’en faire des partenaires crédibles et informés aux yeux de l’ue. Cette fonction est paradoxale, puisqu’elle est ouverte à l’ensemble des partenaires d’echo disposant d’un ccp, et non aux seuls membres de voice.

Le fpa[7] Watch Group est né des critiques sur le travail de son prédécesseur, le Dialogue Group, perçu comme un club fermé. Quand il se constitue, en 1999, le secrétariat cherche immédiatement à l’ouvrir à tous les partenaires d’echo pour en accroître la légitimité. Cette ouverture est d’autant plus nécessaire qu’echo souhaite disposer d’un interlocuteur unique sur les questions procédurales. Aujourd’hui, le groupe est constitué d’une trentaine de membres répartis dans chacun des États membres disposant d’une importante tradition humanitaire. Ce groupe dispose de critères d’adhésion très stricts : l’entrée de nouveaux membres doit être soumise à l’approbation de l’ensemble du groupe et les membres s’engagent à suivre un véritable code déontologique (s’engager à être un expert des questions de contrats, ne pas traiter des questions concernant une ong seulement, confidentialité…) (voice 2008).

La composition du groupe ne devant pas dépasser plus de trente ong, sa représentativité est centrale. L’analyse de cette composition met en lumière une des dynamiques d’adhésion à voice pour les ong européennes. Les familles et les « grosses » ong sont massivement représentées, alors qu’elles n’ont aucun mal à obtenir des réunions avec la Commission. L’explication est à chercher dans la façon dont le groupe légitime les demandes d’une ong. Qu’il s’agisse de petits ou de gros partenaires, les demandes des ong sont toujours reçues avec méfiance de la part des oig, a fortiori lorsqu’elles concernent des enjeux ayant trait au financement de leurs activités (Schemeil 2009). Le fpa Watch Group permet de dépasser ces réticences, puisque son mode de fonctionnement, l’unité de ses valeurs, de ses principes et de son expérience le rapprochent d’une communauté épistémique dont le savoir et l’expertise sont hautement valorisés par echo (Haas 1992). En effet, echo a tout intérêt à consulter des experts pour faciliter la mise en oeuvre du partenariat et en réduire la charge administrative.

La deuxième activité phare de voice est l’organisation de formations destinées en priorité aux membres de voice mais ouvertes à la totalité des partenaires d’echo. Ces formations sont étroitement liées aux exigences que les bailleurs de fonds font peser sur les partenaires. Les thèmes de formations visent à satisfaire les besoins des membres du réseau, largement conditionnés par la nécessité d’obtenir des fonds communautaires. Depuis quelques années, ces formations portent sur la notion de « redditionnalité » (le fait de procéder à une reddition de comptes) dans la mise en oeuvre des projets humanitaires. Ces sujets sont une « niche » de choix, puisqu’il s’agit d’un aspect que les ong maîtrisent peu, qu’elles valorisent peu, où elles sont moins performantes et où les demandes des bailleurs sont les plus fortes (One World Trust 2008).

Voice joue également un rôle essentiel d’interface entre les ong et les institutions européennes. L’événement précédant l’ag du réseau est un lieu de rencontre entre les acteurs humanitaires où se confrontent les perspectives des ong membres, du personnel de la Commission et d’autres acteurs humanitaires sur des thématiques communes telles que les relations civilo-militaires ou l’avenir de l’aide humanitaire « à l’européenne ». voice dispose d’une légitimité assez forte pour se poser en quasi-médiateur et, en tant que seul réseau voué exclusivement aux questions humanitaires européennes, il jouit d’un monopole dans l’organisation de tels événements. Par ailleurs, le bulletin d’information (newsletter) du réseau est un outil de compréhension mutuelle entre les ong et les institutions. En donnant la parole aux institutions, le secrétariat de voice sensibilise les ong au fait que les oig disposent d’une pensée autonome sur les questions humanitaires et sont ouvertes au dialogue. La présentation du professionnalisme et de l’expertise des ong déconstruit, par ailleurs, la vision des ong comme étant un milieu anarchique, désorganisé et seulement préoccupé par sa survie financière (Cooley et Ron 2002).

B ― Unis dans la diversité Quand la faible intégration du réseau devient une force

Alors que la diversité des membres de voice est un atout aux yeux de l’ue, elle peut s’avérer un obstacle majeur à la définition de positions communes. Dans ses activités de plaidoyer, voice doit faire face à une situation paradoxale : si l’ensemble de ses membres s’accordent sur l’objectif général de défense de la spécificité de l’aide humanitaire européenne, peu sont prêts à faire des concessions afin d’aboutir à une position commune risquant de « noyer » leur mandat spécifique dans des considérations communes au secteur. Ce paradoxe révèle une difficulté majeure de la coopération entre ong : chacune ne survit sur un marché hautement compétitif qu’en affichant sa différence (Cooley et Ron 2002). Il est donc extrêmement risqué pour elles de définir des positions communes qui tendent à masquer leur valeur ajoutée.

L’expérience du groupe de travail sur les relations civilo-militaires est un exemple emblématique de la diversité des membres du réseau. Créé en février 2008, ce groupe a pour objectif de contribuer à la préservation de l’espace humanitaire par la promotion des principes humanitaires et du droit international humanitaire (dih). Dans le cahier des charges du groupe, le cadre de travail est présenté de façon très lâche : aucune définition des concepts clés n’est proposée et aucune barrière ne limite l’entrée des membres dans ce groupe (voice 2008). Dès lors, il n’est pas rare que les discussions soient laborieuses et le consensus, délicat à trouver. Un épisode symptomatique de ces tensions fut la rédaction de recommandations et d’un lexique sur les relations civilo-militaires. Pendant plus d’un an et demi, les débats furent caractérisés par une très forte hétérogénéité des positions : les ong scandinaves issues d’une tradition de fort partenariat avec leur État national ne concevaient pas la neutralité de la même manière que les ong françaises, qui refusaient d’être assimilées à la politique française.

À cette hétérogénéité de position, s’ajoutait un refus de compromettre les principes au coeur de l’existence d’une organisation. En effet, l’essence d’une ong humanitaire réside dans le mandat qu’elle s’est fixée. Dès lors, renoncer à ses principes ou accepter de les modifier revient à remettre en cause l’existence même de l’organisation. Il est donc primordial pour nombre d’ong de défendre « leur » interprétation des principes humanitaires.

La diversité du réseau a également un impact sur la poursuite d’une stratégie commune. Chaque ong se joint à voice pour des raisons différentes, ce qui rend délicates la définition et la conservation d’une ligne commune. Les enjeux européens paraissent lointains et flous pour les ong. Les activités de plaidoyer de voice manquent de visibilité et le réseau n’arrive pas en tête des collectifs récipiendaires des papiers de positionnement des ong[8]. Les ong cherchent à maximiser l’impact de leurs messages en choisissant le réseau le plus performant à leurs yeux. Ce phénomène conduit à une situation paradoxale ; il n’est pas rare que certaines grosses ong disposant d’un bureau de liaison à Bruxelles défendent des positions différentes de celles prises au sein du réseau et cherchent à se mettre en avant sur la scène européenne.

Ainsi, voice s’est affirmé en dépit de tensions récurrentes, car il a su acquérir une double légitimité : vis-à-vis des institutions et vis-à-vis de ses membres. C’est une organisation représentative de la communauté humanitaire européenne, experte et professionnelle, spécialisée dans la fourniture d’informations stratégiques à la Commission.

V - Les difficultés de s’adapter à un environnement changeant

Après avoir étudié les conditions nécessaires à la création d’un réseau d’ong et à son affirmation, il convient de s’interroger sur les dynamiques affectant la survie d’un réseau à long terme. L’hypothèse avancée ici est que la conservation de la pertinence d’un réseau dépend de sa capacité à diversifier ses répertoires d’action.

L’examen des atouts et des limites du réseau permet d’esquisser son profil : voice est avant tout une organisation experte dotée d’une structure centralisée et efficace. Ce statut révèle l’évolution d’un grand nombre d’ong qui se sont peu à peu montrées moins vocales pour s’imposer comme des organisations professionnelles et expertes (Joachim, Reinalda et Verbeek 2008). Toutefois, contrairement aux ong individuelles qui ne peuvent se passer du soutien du grand public pour des raisons financières, voice s’est développé en se coupant de tout ce qui paraissait étranger à sa vision du professionnalisme, qu’il s’agisse des médias, de personnalités universitaires ou du grand public. Si voice semble bien armé pour interagir avec des institutions caractérisées par un haut niveau de compétence et dépendantes de l’accès à des informations techniques pour développer leur politique (telles que la Commission), il lui est très difficile d’exercer une mobilisation au-delà d’une communauté de professionnels restreinte.

A ― Défendre la spécificité de l’aide humanitaire aux côtés d’echo

La relation entre echo et voice a connu des débuts chaotiques, jusqu’à se trouver dans une impasse à l’amorce des années 2000[9]. Dans un contexte de tensions et d’attaques répétées, la formalisation quelques années plus tard d’un partenariat fort entre echo et voice tient du miracle. Ce changement est lié à une nouvelle stratégie de voice visant à être un partenaire audible pour la Commission.

Tout d’abord, afin de renforcer sa crédibilité, voice décida d’élargir la composition du fpa Watch Group et d’obtenir une délégation formelle des ong de la communauté humanitaire. voice passe ainsi du statut de groupuscule à celui de représentant de la communauté humanitaire. Du côté de la Commission, l’affirmation d’echo suscite des vocations parmi les travailleurs humanitaires. Dès lors, personnel d’echo et membres des ong partagent rapidement de nombreux traits communs, créant des relations de confiance.

De plus, les membres de voice vont s’engager progressivement dans une stratégie basée sur la consultation et le recours à l’expertise. Il n’est plus question d’entreprendre des actions visibles de protestation. Pour sa part, echo réalise l’intérêt d’impliquer ses partenaires dans les processus décisionnels, surtout que cela permet à la Commission d’acquérir le statut de bailleur exemplaire sur la scène internationale (Dara 2010).

Dans ce contexte, le partenariat entre voice et echo prend la forme d’une communauté de politique publique, basée sur une très forte dépendance mutuelle (en termes d’information, d’expertise et de légitimité), une stabilité des acteurs impliqués et une clôture relative vis-à-vis de l’extérieur (Marsh 1998). Ce tandem se développe de manière parfaitement autonome par rapport aux autres institutions européennes et il oeuvre à la défense de ses relations privilégiées. Ainsi, les débats autour de la création d’un service européen d’action extérieure ont témoigné d’une volonté des parlementaires et du Conseil de voir l’aide humanitaire (et donc echo) intégrée au même titre que l’action au développement et la protection civile dans ce service commun. Tant echo, la Commissaire européenne à l’aide humanitaire et voice y percevaient une menace pour la spécificité et la neutralité de la politique humanitaire européenne. Cette inquiétude fut renforcée par l’annonce de la rédaction d’un rapport parlementaire sur l’intégration des instruments de politique extérieure européens, par l’intégration des services de protection civile au sein d’echo et par la renégociation de la régulation du Conseil portant sur l’aide humanitaire. Lors de discussions téléphoniques privées, quelques responsables d’echo ont cherché à obtenir du soutien auprès de voice afin que les ong puissent ouvertement défendre la spécificité d’un service comme echo, chose qui fut impossible à faire pour les fonctionnaires de la Commission, tenus à un devoir de réserve.

Cette situation met voice dans une position délicate. Fort de sa relation avec echo, le secrétariat de voice est pris entre deux feux : il connaît les pressions que subit le personnel d’echo, mais ne peut être sourd aux revendications de ses membres à l’égard de leur bailleur.

B ― La découverte de l’aide humanitaire par le Parlement européen

Avec l’adoption du traité de Lisbonne et la création du poste de rapporteur permanent à l’aide humanitaire, le Parlement européen (pe) a acquis une importance particulière dans la politique humanitaire européenne. Toutefois, la relation entre voice et le pe est ambivalente. Si le réseau parvient à saisir les opportunités qui lui sont offertes par les parlementaires (consultation publique avant la rédaction de rapports, organisation d’événements sur la politique humanitaire, préparation de questions pour l’audition des commissaires), il paraît peu à l’aise avec le fonctionnement de cette institution.

Si le pe est une institution largement ouverte à la société civile, son rapport aux groupes d’intérêt est ambigu. Comme le montre Quittkat, les parlementaires souhaitent se poser en « porte-parole des inquiétudes des électeurs européens ». Dès lors, ils voient souvent le dialogue avec la société civile comme un moyen d’interagir avec leur électorat (Quittkat 2002 : 71). Dans le même temps, le Parlement revendique son statut de « voix démocratique » de l’Union. La légitimité d’une élection est jugée bien supérieure à celle d’une société civile aux vertus supposées mais non vérifiées (Delcourt et Paye et al. 2007).

Une autre spécificité du Parlement européen réside dans son fonctionnement par commissions. Avant d’être adoptée en plénière, toute résolution doit être débattue par plusieurs commissions. Dans le cas de l’action humanitaire, voice devrait cibler son action sur au moins trois commissions pour obtenir des résultats en termes d’influence : la commission Budget (budg), la commission Affaires étrangères (afet) – qui a acquis une importance croissante avec les débats sur l’approche globale européenne – et la commission Développement (deve), qui est l’instance principale chargée de l’aide humanitaire. Si l’on analyse les prérogatives de la commission Développement, force est de constater que l’aide humanitaire n’est jamais citée.

Dans ce contexte d’éclatement de la prise de décision, la création d’un poste de rapporteur permanent à l’aide humanitaire a été bien accueillie par le réseau. Toutefois, depuis sa création en 2006, ce poste n’a jamais été doté d’un mandat très précis, ce qui rend sa mission étroitement dépendante de la personnalité qui l’incarne. La rapporteuse actuelle ne dispose pas d’une forte compétence à traiter les enjeux humanitaires. Si sa nomination ne correspondait pas à son choix et que, selon ses termes, « au départ c’était l’agriculture qui [l]’intéressait en premier. Mais comme personne ne voulait du développement et de l’humanitaire, [elle l’a] pris[10] », elle s’est rapidement passionnée pour les crises humanitaires et s’est avérée une voix forte pour la défense des populations touchées par les crises.

L’étude des structures du Parlement européen met en lumière deux caractéristiques essentielles de cet organe qui le distinguent fortement de la Commission. Les débats sur l’aide humanitaire sont tout d’abord éclatés en une multitude de structures difficiles à suivre et à cibler conjointement. La dotation de pouvoirs et de structures au pe pour traiter l’aide humanitaire est un fait récent, ce qui explique la faible compétence des parlementaires à évoquer ces questions.

C ― Un conseil jugé opaque et peu compétent

La compétence du Conseil européen et son intérêt à jouer un rôle dans la politique d’aide humanitaire de l’ue dépendent largement des programmes des présidences tournantes. Afin de doter le Conseil d’une structure stable, on a créé le cohafa[11], mais celui-ci peine à imposer sa légitimité aujourd’hui.

Comme la place accordée ici ne permet pas de comparer les spécificités des différentes présidences, nous nous attarderons sur l’étude du cohafa. Il s’agit d’un des plus jeunes groupes de travail du Conseil. Établi en 2009, il est le principal forum de discussion des enjeux liés à l’aide humanitaire et alimentaire européenne. Dans la hiérarchie des groupes du Conseil, ce groupe est un working party, un organe de discussion mineur. Si le cohafa souhaite jouer un rôle actif dans la politique humanitaire européenne, les faits contrastent avec cette ambition affichée : il ne joue qu’un rôle mineur dans le processus de décision communautaire et ses agendas sont plus liés aux priorités des présidences successives qu’aux enjeux réels de la politique humanitaire européenne.

En effet, les États membres investissent peu dans les working parties, la participation dans les comités étant beaucoup plus valorisante. Les membres du cohafa sont souvent promus du jour au lendemain spécialistes des questions humanitaires. Leur connaissance des enjeux est si faible qu’il n’est pas rare qu’echo produise des notes d’appui pour la discussion.

S’ajoute à ces facteurs le fait que voice n’a jamais vu la collaboration avec cette instance comme une priorité. Le Conseil a d’une mauvaise réputation parmi les groupes représentant la société civile européenne. Les organes de la société civile le considèrent comme une institution opaque, peu ouverte et archaïque (eu Civil Society Contact Group 2009 : 3). Une autre raison du désintérêt de voice est à lier au partage des tâches entre le secrétariat, le ca et les membres du réseau. Ainsi, pour le secrétariat, le Conseil n’est pas le lieu approprié pour défendre l’intérêt général européen, puisque les batailles d’intérêts nationaux y sont très présentes. De plus, il peine à trouver un interlocuteur compétent. Dès lors, le secrétariat laisse à ses membres la charge du plaidoyer auprès de leurs États membres.

D ― Expertise vs poids politique : repenser sa stratégie pour rester pertinent

Sous sa forme actuelle, voice ne peut saisir que quelques-unes des opportunités d’influence offertes par le pe et par le Conseil. Qu’il s’agisse du pe ou du Conseil, ces deux institutions ont un besoin vital d’information pour être reconnues comme des acteurs compétents face à la Commission. Dès lors, voice s’impose comme un partenaire crédible et informé et répond ainsi souvent aux sollicitations de ces deux institutions. Toutefois, le réseau n’a pas adopté une stratégie active de construction d’une compétence à interagir avec ces institutions comme il avait pu le faire pour echo. De plus, voice n’est pas le seul acteur à fournir de l’information, et les lacunes du pe et du Conseil seront rapidement comblées.

L’étude des relations entre voice et les institutions européennes met en lumière les phénomènes de « dépendance au sentier », bien que les réseaux soient jugés flexibles (Pierson 2000). voice s’est enfermé dans une relation exclusive avec echo. Cette déviance se traduit par l’incapacité du réseau à s’intéresser à une institution puissante comme le Conseil, par des choix stratégiques inadéquats et par une difficulté à cibler les différentes commissions du pe.

La ressource expertise est une ressource peu exploitable au regard de ces institutions. Parlementaires et représentants des États membres sont dans une phase d’apprentissage et non de réflexion stratégique où l’expertise serait une ressource clé. Les atouts de voice deviennent dès lors des obstacles. En outre, les politiciens du Parlement et du Conseil ne sont pas des technocrates : leur carrière dépend du soutien de l’opinion publique européenne. Par conséquent, ils sont plus sensibles à des répertoires d’action spectaculaires susceptibles de mobiliser l’opinion publique.

Voice paraît peu à l’aise avec le registre de la scandalisation et s’est construit une crédibilité par le caractère policé et raisonnable de son attitude (Beyers 2004). De plus, le faible emploi des moyens de communication et des campagnes destinées au grand public nuit à la réputation du réseau. voice réagit avec méfiance aux demandes des médias et ne parvient pas à s’emparer des événements médiatiques : il s’agit d’un des rares mouvements à ne pas interpeller publiquement les candidats aux élections européennes. En l’absence de réforme, voice est placé devant un dilemme : lui faut-il transformer ses modes d’action pour s’adapter à ce nouvel environnement, au risque d’affecter sa crédibilité vis-à-vis de la Commission ? Ou doit-il choisir de prioriser la relation avec echo, au risque de devenir un acteur marginal de la politique humanitaire européenne ?

Conclusion

Les résultats de cette étude permettent d’abord d’affiner la connaissance des facteurs, des dynamiques et des effets de la coopération inter-organisationnelle. Si la coopération entre organisations n’est jamais spontanée, elle n’est pas marginale, tellement il existe de forces puissantes qui poussent les organisations à entrer dans des stratégies coopératives.

La seconde partie de notre étude met en lumière les dynamiques de l’affirmation d’un réseau. Tout réseau doit, pour survivre, concilier l’impératif de satisfaction des besoins de ses membres et l’impératif de réponses aux exigences de l’oig qu’il cible. La prétention de voice au monopole de la représentation des ong humanitaires s’explique par la capacité du réseau à rester légitime en répondant aux besoins diversifiés de ses membres (soutien technique, plaidoyer, etc.), tout en restant efficace grâce à une organisation hiérarchique et rigoureuse où la prise de décision est centralisée. D’une part, le réseau joue un rôle de soutien technique permettant aux membres de s’affirmer comme des partenaires professionnels, crédibles et responsables aux yeux des institutions européennes. D’autre part, grâce à voice, les ong peuvent s’informer sur les stratégies de leurs concurrents et développer des positions communes, sans pour autant fondre leur spécificité dans un collectif intégrateur et englobant.

Enfin, la dernière partie de notre recherche a révélé des phénomènes de résistance au changement et les dilemmes stratégiques qui affectent les réseaux d’ong. Même si les réseaux se présentent comme des organisations souples, ils restent souvent prisonniers des modes d’action qu’ils ont développés pour influencer une organisation particulière. Voice s’est bâti comme un réseau de professionnels doté d’une très forte expertise, mais il ne dispose d’aucune expérience dans l’activisme et la mobilisation de larges publics. Au fil des années, voice et echo ont construit – sur la base de leur dépendance mutuelle – une communauté de politique publique fortement intégrée et coupée des autres institutions européennes. À l’heure où la politique humanitaire européenne s’élargit à d’autres acteurs, cette relation peut mettre en danger le réseau. Le système politique dans lequel voice s’est créé et affirmé ne sera pas celui où il devra se développer dans les années à venir. Voice excelle au sein d’une politique humanitaire européenne où echo est l’acteur dominant et jouit d’une marge de manoeuvre très large. Les dernières années ont vu se multiplier les tentatives de remise en cause du monopole d’echo par l’affirmation du pe et du Conseil.

Dans ce contexte inédit, voice doit s’adapter pour survivre et rester pertinent alors qu’il est mis en concurrence avec d’autres regroupements. Le risque est fort de se trouver isolé au sein du processus de décision communautaire, si bien que ses membres ne percevront plus l’intérêt de l’alimenter en ressources et qu’ils adhéreront à d’autres collectifs. La survie de voice dépend de sa capacité à acquérir un poids politique fort et visible, en investissant les médias, en maximisant l’usage des moyens de communication et en s’entourant de professionnels du lobbying.