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En dix ans, l’Asie est devenue la région du monde la plus active en matière de création d’ententes bilatérales et régionales de commerce. Près d’une centaine d’accords de libre-échange (ale) existent dans cette région et d’autres sont en négociation. Les accords, qui s’enchevêtrent, comportent chacun leurs règles et principes. Ce phénomène a été comparé à un bol de spaghettis par Jagdish Bhaghwati, économiste de politique commerciale influent. Les ententes se superposent, s’entrecroisent et établissent des réseaux complexes. Cette image est devenue centrale aux études de politiques commerciales portant sur la forme organisationnelle des ententes et accords. Au multilatéralisme de l’Organisation mondiale du commerce (omc) s’ajoutent des ententes régionales, plurilatérales et bilatérales. On parle maintenant du bol de nouilles asiatiques pour décrire la dynamique commerciale de cette région si densément tapissée d’ale. Qu’est-ce que cela signifie pour les entreprises privées asiatiques ? Comment les petites, moyennes et grandes entreprises se positionnent-elles dans ce contexte ? Les multiples accords de libre-échange ont-ils un effet négatif sur les entreprises ? Comment celles-ci se retrouvent-elles dans toutes ces règles ? Bien des études ont été menées sur les retombées des ale. Elles sont pour la majorité basées sur des modèles économétriques, ce qui permet de quantifier l’impact des accords sur les économies des pays et des régions. La présente étude menée sous l’égide de la Banque asiatique de développement aborde les choses autrement.
Les auteurs, sous la direction des économistes Masahiro Kawai et Ganeshan Wignaraja, ont procédé à une étude empirique ambitieuse qui consistait à interviewer plus de neuf cents hauts dirigeants d’entreprise pour connaître leur avis sur l’usage des règles des accords de libre-échange dans leurs activités commerciales. Les entrevues se sont déroulées en face à face. Les entreprises se trouvent dans plusieurs pays de la région asiatique : la Chine, la Corée du Sud, les Philippines, le Japon, Singapour et la Thaïlande. Les principaux secteurs de l’économie ont été ciblés. Les auteurs se penchent sur l’appui institutionnel dont bénéficient les entreprises pour se prévaloir des règles des multiples ale. Il va de soi que l’appui administratif varie significativement d’un pays à l’autre et selon les secteurs économiques.
Les résultats sont présentés par pays, chaque pays faisant l’objet d’un chapitre. Des similitudes intéressantes se dégagent d’un pays à l’autre. Les divers auteurs présentent des conclusions et des recommandations pratiques à la fin des chapitres. Les chercheurs concluent qu’il serait utile que les pays signataires des accords développent une approche plus pragmatique aux ale visant à simplifier les multiples contraintes institutionnelles et réglementaires qui se posent aux entreprises des zones affectées. En fait, les auteurs recommandent une plus grande harmonisation des règles des ale avec les normes de l’omc. Il faudrait, selon cette étude, inclure davantage les thèmes dits omc-plus, c’est-à-dire les investissements, les marchés publics, les questions de propriété intellectuelle et la création de normes de règlement des différends. Une plus grande ouverture à l’entrée de nouveaux partenaires aux ententes d’ale serait souhaitée. De plus, il faudrait, selon les auteurs, qu’il y ait une volonté plus affirmée de stimuler des réformes structurelles aux politiques internes des pays membres.
Il apparaît clair qu’au fur et à mesure que les barrières tarifaires et non tarifaires s’amenuiseront dans cette région, les ale vont devenir au moins partiellement répétitifs. Il faudra que les pays signataires cherchent à harmoniser les règles. À cette fin, les gouvernements devront être vigilants et ouverts à la simplification des normes et règles, sans quoi les coûts administratifs pour les petites et moyennes entreprises (pme) devant se plier aux normes multiples limiteront les échanges commerciaux.
Les auteurs concluent également que les règles d’origine doivent être simplifiées. Selon eux, des règles d’origine plus flexibles stimuleraient grandement le commerce, car il s’agit à l’heure actuelle du plus grand irritant pour les entreprises qui cherchent à se prévaloir des dispositions des ale. Ils recommandent par conséquent que l’administration des règles soit moins onéreuse et qu’il soit plus simple de se prévaloir d’un certificat de règles d’origine. Les pratiques en vigueur à l’alena, à cet égard, sont vues comme un exemple à suivre.
Les auteurs démontrent cependant qu’il est faux de penser que le bol de nouilles asiatiques freine le commerce et pose un défi de taille aux entreprises. L’enchevêtrement d’accords de libre-échange implique des contraintes pour les entreprises. Il y a évidemment dans certains secteurs, comme l’électronique, une délocalisation de la production. Il faut dire aussi que les bénéfices des ale dans certains marchés sont marginaux. Malgré cela, dans l’ensemble, les entreprises savent tirer leur épingle du jeu.
Asia’s Free Trade Agreements est une étude novatrice d’envergure qui pourrait servir de modèle pour d’autres régions du monde. Nous constatons cependant que l’exercice manque quelque peu de contenu qualitatif. Il aurait été bien d’aller au-delà des chiffres et de présenter des extraits des positions des entreprises interviewées. On aurait sans doute mieux compris les défis des entreprises face à la multitude de règles et de normes à respecter afin de tirer le maximum des échanges dans le contexte d’accords multiples. De plus, il aurait été intéressant de chercher à apprécier les changements de comportements des entreprises à la suite de la conclusion des accords. Cela aurait pu être mis en relation avec les modifications des flux de commerce. En somme, il aurait été pertinent d’offrir plus que des résultats au sujet de l’utilisation ou non des règles des ale. En fait, nous pourrions reprocher à l’étude d’être trop pragmatique et sous-théorisée, ce qui limite beaucoup la portée des résultats. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage, qui intéressera les chercheurs en économie politique internationale, propose une approche novatrice pour comprendre les défis posés par la multiplication des accords de libre-échange dans une région du monde qui connaît un développement commercial majeur.