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L’ouvrage collectif dirigé par Ronald H. Linden s’interroge sur l’évolution de la politique extérieure de la Turquie, en particulier à l’égard de ses voisins, depuis le changement de pouvoir intervenu au début des années 2000. La diplomatie turque étant qualifiée de « proactive » par les uns ou de « néo-ottomane » par d’autres, les analyses sont d’accord pour souligner, au tournant des années 2000, son activisme qui suscite des questionnements multiples. S’agirait-il d’un renouveau dans lequel interviendraient des facteurs à l’échelle interne, régionale ou mondiale ? Y aurait-il l’entame d’une réorientation aux dépens du bloc occidental ? Quelle est la place de l’Europe dans les nouvelles orientations ? Sur le plan intérieur, quels sont les éléments qui permettent de légitimer l’activisme et la régionalisation dont la politique étrangère de la Turquie a fait l’objet ces dernières années ?
L’un des constats effectués par les auteurs est que la Turquie n’est plus indifférente à son environnement régional et qu’elle est désormais affectée par ce qui s’y passe, voire, dans certains cas, profondément impliquée. Pour comprendre cette évolution, les analyses distinguent deux types de facteurs explicatifs : externes et internes. Parmi les facteurs externes, c’est la mondialisation qui est mise en avant. Celle-ci se manifeste tout d’abord dans sa dimension économique, à travers les interdépendances qu’elle a générées. Plus intégrée à l’économie mondiale, la Turquie a besoin de sécuriser ses débouchés extérieurs ainsi que les flux de capitaux. Elle est également dépendante de l’extérieur pour les deux tiers de sa consommation d’énergie. Dans sa dimension politique, la mondialisation, avec le développement des technologies de l’information, semble pousser le gouvernement turc à se montrer plus sensible à l’opinion publique internationale. En même temps, dans le cadre de la thèse de « choc des civilisations », les initiatives des grands acteurs comme les États-Unis ou l’Union européenne (ue) exercent une grande influence sur les relations de la Turquie non seulement avec ces puissances, mais aussi avec les pays de la région. Les tergiversations de l’ue ont fini par influencer aussi bien les rapports de force internes en Turquie que l’attitude de celle-ci envers ses voisins, soit en l’encourageant ou en la décourageant dans ses relations avec les Balkans ou avec le Proche-Orient. Enfin, dans la région de la mer Noire, devenue plus centrale stratégiquement, la présence de la Russie en tant que puissance régionale constitue un autre facteur externe important, comme l’a si bien démontré l’intervention militaire russe en Géorgie en 2008. Très sensible comme principal investisseur et partenaire commercial de la Géorgie, la Turquie n’était pourtant guère en mesure de contester Moscou, dans la mesure où la Russie est son partenaire commercial le plus important et sa principale source d’approvisionnements énergétiques.
L’évolution des initiatives diplomatiques d’Ankara envers ses voisins s’explique également par des facteurs internes, parmi lesquels figure en premier l’arrivée au pouvoir de l’akp (Parti de la Justice et du Développement) en 2002 qui inaugure une période dominée par une seule formation politique, en contraste avec la période précédente caractérisée par des gouvernements de coalition instables. Si la période ayant précédé l’ouverture des négociations d’adhésion à l’ue en 2005 est marquée par des efforts de démocratisation, ceux-ci cèdent la place à des initiatives plutôt autoritaires. Or, comme le font remarquer une partie des analyses effectuées dans cet ouvrage, les implications internationales de l’évolution vers plus ou moins de démocratie sont multiples. Tout d’abord, cela signifie une plus grande implication des acteurs de la société civile dans les questions de relations extérieures. À côté des acteurs qui viennent du monde des affaires, des syndicats, des ong, ou des think tanks, on observe des lobbies fondés tantôt sur l’origine ethnique (comme les Abkhazes), tantôt sur l’idéologie (comme les nationalistes s’opposant à la normalisation des relations avec l’Arménie). Ensuite, de façon plus générale, peut-être pour la première fois dans l’histoire, les dirigeants turcs sont conscients de l’impact de la politique étrangère sur l’opinion publique et, par voie de conséquence, sur leurs perspectives de réélection. Enfin, l’analyse des facteurs internes tient compte du rôle des idées qui trouve sa traduction dans la doctrine du professeur Ahmet Davutoglu, conseiller du premier ministre en politique étrangère d’abord, puis ministre des Affaires étrangères. Cette doctrine destinée à assurer une « profondeur stratégique » à la Turquie permet de comprendre la plupart des initiatives diplomatiques, même si celles-ci n’atteignent pas les objectifs fixés. Sur le même registre, un autre facteur potentiellement puissant renvoie aux considérations identitaires faisant de la Turquie l’héritier de l’Empire ottoman. Cette perception de soi influencerait son modèle de voisinage, même si le ministre Davutoglu s’emploie à rejeter fermement l’usage du terme « néo-ottoman » pour qualifier sa doctrine.
Constitué de dix chapitres ayant fait l’objet de communications dans les conférences annuelles de l’Association des études internationales, du Conseil des études européennes et de l’Association américaine de science politique, cet ouvrage constitue une contribution originale et très utile à la littérature sur la question. Les analyses qui s’inscrivent dans une perspective pluridisciplinaire évitent de s’enfermer dans un cadre théorique unique, constructiviste ou réaliste. La complexité des analyses qui y sont menées ainsi que la rigueur de la démarche n’empêchent pas pour autant de s’adresser à un public relativement large, allant des spécialistes du pays aux non-initiés.