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Alors qu’aucun conflit armé n’a opposé directement deux puissances depuis 1945 et que le nombre de conflits internes est en baisse depuis quelques années, il est étrange de constater que l’opinion publique, dans le monde occidental, voit le monde comme étant plus dangereux que jamais et qu’elle a une vision quasiment apocalyptique du futur.
C’est sur ce constat que Christopher J. Fettweis ouvre l’ouvrage Dangerous Times ? The International Politics of Great Power Peace. L’argument principal de l’auteur est que les guerres entre grandes puissances seraient en voie avancée de disparition et que cette tendance pourrait bien être en train de se propager à tous les pays, rendant la guerre définitivement obsolète en tant que mode de résolution des différends. Selon lui, ce processus amorcé de disparition progressive des conflits armés rend nécessaire de repenser en profondeur la théorie et la pratique des relations internationales.
Afin de prouver son point, Fettweis développe un argumentaire résolument constructiviste qui se décompose en trois parties.
Dans la première partie, l’auteur bâtit l’argument théorique selon lequel le monde serait régi par des normes sociales, que ces normes évolueraient avec le temps et que cette institution sociale qu’est la guerre, qui a longtemps été considérée par les dirigeants comme immuable, inévitable, voire normale, serait en train de tomber en obsolescence. L’auteur « explique » le mécanisme ayant pu rendre la guerre obsolète en étudiant les processus qui ont mené à la disparition des pratiques longtemps répandues qu’ont été l’esclavage et les duels. Il examine ainsi la confrontation entre le monde matériel et le monde idéationnel et analyse l’impact de cette confrontation sur les normes nationales ou internationales. En ce qui concerne l’obsolescence des conflits armés, Christopher Fettweis reconnaît que les facteurs matériels que sont la technologie militaire et le renforcement de l’interdépendance économique peuvent en partie expliquer l’absence de guerres entre grandes puissances. Il insiste toutefois également sur l’importance du contexte idéationnel bien particulier qui a émergé depuis la fin de la guerre froide – contexte lié à la vision libérale associée à la fin de l’histoire de Francis Fukuyama – pour expliquer que la guerre apparaît aux yeux des décideurs politiques comme une option de plus en plus sous-rationnelle, au point où cette option ne serait, dans certaines régions du monde, même plus considérée, tout comme l’esclavage et les duels ont cessé d’être des pratiques acceptées au fil des siècles.
La deuxième partie du livre analyse les preuves qui viennent étayer l’argument du livre. À cette fin, l’auteur met en place une démonstration que certains pourront qualifier de sophistiquée (et d’autres de téméraire) : après avoir indiqué que l’argument du livre se base sur la théorie constructiviste et expliqué pourquoi le libéralisme et surtout le réalisme ne peuvent acquiescer à l’argument de l’obsolescence de la guerre – qui représente finalement une certaine vision du futur –, l’auteur estime que le meilleur moyen de savoir si son argument est valide est de comparer les capacités prédictives de ces trois théories des ri. Ainsi, après avoir comparé la manière dont les trois théories en question ont, a posteriori, expliqué l’effondrement de l’Union soviétique, Fettweis en arrive à la conclusion que le constructivisme remporte haut la main le premier prix de la prédiction.
Enfin, la troisième partie du livre représente un exercice de leap of faith auquel l’auteur demande au lecteur de se soumettre. M. Fettweis demande en effet au lecteur, même le plus réservé face à l’argument du livre, d’imaginer ne serait-ce que quelques minutes que la prémisse du livre soit vraie et que les guerres soient bel et bien en train de disparaître. Il étudie ensuite l’impact de cette obsolescence sur la recherche, et surtout sur la pratique des RI. Il passe ainsi en revue les assomptions et les stratégies politiques et militaires qui devraient être revues et changées, notamment pour les États-Unis. L’auteur argue ainsi que, dans un monde exempt de guerres, la politique étrangère américaine devra être guidée par la modération en termes politiques et militaires, par un volontarisme modéré en ce qui a trait aux affaires humanitaires et par une grande agressivité dans le domaine économique.
Dangerous Times ? The International Politics of Great Power Peace a le mérite d’apporter une vision originale sur un phénomène qui a déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages, à savoir l’absence de guerre entre pays occidentaux depuis plus de 60 ans. On peut ainsi saluer le courage intellectuel de l’auteur, qui vise non seulement à convaincre le lecteur de la validité de son argument, l’obsolescence des guerres, mais aussi à en expliquer l’émergence. La manière dont il tente de s’acquitter de cette double tâche soulève toutefois quelques problèmes.
En effet, au fil des pages se dégage l’impression que le lecteur se trouve, face à l’argument de l’auteur, devant deux visions opposées : une vision réaliste/néoréaliste, selon laquelle la guerre existera toujours, et une vision constructiviste selon laquelle la guerre n’est plus. Devant ce choix des extrêmes, le lecteur se sent pris en otage dans une situation où les théories et les auteurs proposés par Fettweis sont réduits à un ou deux concepts et sont simplifiés à l’extrême. De plus, la méthodologie utilisée par Fettweis semble douteuse, puisqu’il juge de la capacité prédictive des théories présentées en comparant leur explication a posteriori de la chute de l’empire soviétique. Ce faisant, il est bien trop prompt, en se basant sur ce seul événement, si important soit-il, et sur cette seule méthodologie, si originale soit-elle, à clamer la supériorité du constructivisme dans l’art périlleux de la prédiction.
Autre point qui fera sourciller le lecteur : le constructivisme est décrit à plusieurs reprises par l’auteur comme une théorie intrinsèquement optimiste face à l’avenir, ce qu’il n’est pas forcément. Fettweis, faisant fi de la grande diversité des courants qui la composent, attribue ainsi à la théorie constructiviste une vision téléologique des RI qui ne lui correspond en rien.
Si la première partie de l’ouvrage est dans l’ensemble convaincante et que la troisième partie ouvre d’intéressantes perspectives de réflexion, la seconde partie du livre, qui représente malheureusement le coeur de l’argument de Christopher Fettweis, nous semble faible. Plusieurs lecteurs refermeront donc le livre avec l’impression que l’objectif de l’auteur aura été de convaincre plus que de démontrer.