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Jozef Bátora et Monika Mokre ont dirigé la rédaction d’un livre riche et complexe sur la place de la culture dans les relations internationales et les politiques extérieures. L’angle est principalement celui de la philosophie, de la science politique et de la théorie des relations internationales.
L’introduction du livre est une robuste mise en place des questions centrales du livre : Qu’est-ce que la culture ? Quelles sont les hypothèses sur le rôle de ce phénomène dans les relations internationales ? Quels sont les débats principaux ? Bátora, qui a lui-même écrit sur les questions de diplomatie publique et culturelle, rappelle le chantier que constituent, d’un côté, la question anthropologique des relations culturelles entre nations et, de l’autre, l’utilisation de la culture comme outil dans les politiques étrangères. Il insiste sur la question des politiques culturelles de l’Union européenne (ue), rappelant les ambiguïtés entourant la notion même de politique culturelle européenne : hormis les problèmes généraux liés à la prise de décision au sein de l’ue, une action culturelle commune pose le problème de la définition d’une culture commune. L’existence même d’un socle immatériel commun à « l’Europe » pose problème, et les problèmes se démultiplient quand la culture devient un instrument politique. Bátora expose ensuite rapidement différents débats entourant la notion de culture, en particulier la critique par Julie Reeves de la définition essentialiste, « civilisationnelle » de la culture.
Le livre ouvre sur la contribution d’Erik Ringmar concernant le « grand débat chinois » conduit au Parlement britannique en 1857 autour de la question d’une intervention en Chine pour ouvrir ce pays au commerce. En traitant ce sujet, Ringmar met en avant les différents arguments qui ont accompagné les débats : la construction d’un Autre « barbare » chinois, la façon dont les partisans du libre-échange appuyèrent leur argumentaire sur un nationalisme culturel britannique et sur un « complexe de supériorité » européen, le fond politique et économique de cette question. Ringmar ne se prive pas de souligner les parallèles entre ce cas et les politiques américaines et européennes actuelles.
L’article suivant pose essentiellement la même question. Agent des politiques nationales de puissance et d’intérêt, le libéralisme peut-il se considérer comme homogène et universel, confronté à un Autre barbare à « convertir », sans pour autant nier ses fondements mêmes ? Le texte est un essai de philosophie politique, écrit par Iver B. Neumann en critique des thèses de Richard Rorty. Neumann critique l’idée avancée par Rorty d’une « civilisation libérale démocrate » comme mouvement universel impliquant une dichotomie entre barbares et civilisés, Eux et Nous, et une dynamique de défense et d’attaque entre ces groupes. Neumann désapprouve aussi bien la définition de base de Rorty que l’aspect normatif de son travail.
La contribution de Srdjan Vučetić revient sur un sujet mal connu, traitant de ce qu’on pourrait appeler en français le « monde anglophile » comme catégorie culturelle. La façon dont cette catégorie est construite est intéressante, et l’on pourrait faire le parallèle avec d’autres créations : les pays nordiques, le monde slave, la francophonie, etc. L’auteur ne sort pas tout le jus d’un sujet par ailleurs intéressant, mais on ne peut guère le lui reprocher considérant le format de sa contribution.
Les chapitres 4 et 5 sont écrits par les directeurs de l’ouvrage. Monika Mokre revient sur les différentes formes prises par la construction de communauté au moyen d’instruments culturels, alors que Jozef Bátora expose les façons dont l’ue a intégré dans son approche de politique étrangère des outils culturels dans le cadre d’un « adoucissement » de la pesc. La contribution de Mokre est un bon guide sur la question, qui s’achève sur un appel à des recherches en contexte sur les politiques et les questions culturelles. Bátora s’intéresse à la culture au sein des politiques européennes, à la fois comme affirmation intérieure de la nature du projet européen et comme outil d’exclusion ou de coopération à destination des non-membres, et en particulier de cas « problématiques » comme la Turquie, les Balkans ou la Russie.
Dans le sixième chapitre, Bahar Rumelili et Didem Cakmali se penchent sur l’ambiguïté de la relation entre l’ue et la Turquie. Alors que les références claires à la différence culturelle entre les deux se sont faites plus discrètes depuis 2005, elles surnagent par exemple à travers la référence à des valeurs européennes. En même temps, l’ue utilise un outil « culturel » au sens humaniste, le statut de capitale européenne de la culture pour Istanbul, dans ses contacts avec la Turquie. La culture apparaît ici à la fois comme un pont et comme un instrument de division, également un thème récurrent du livre.
La troisième partie du livre expose trois cas particuliers. Le premier est le cas fascinant du soutien américain à l’expressionnisme abstrait comme ambassadeur culturel de la politique américaine de guerre froide. La politique de l’ue envers la Serbie est ensuite analysée. Le livre s’achève sur le témoignage d’Emil Brix, qui se penche sur les coopérations, mais aussi sur les divisions entre la politique culturelle de l’ue et celle des États membres.
L’ouvrage est traversé par une vision constructiviste de la « culture » comme construit, évolution, phénomène contesté, enjeu de pouvoir et d’identité. Les contributions tournent en général autour des mêmes questions : relations entre culture et identité, nature du libéralisme, création de logiques d’exclusion et d’inclusion. La relation du monde de la modernité libérale à des Autres fantasmés (Chine, Russie, Islam, Balkans…) est au coeur du livre.
Ce livre conviendra à un lecteur avancé, déjà bien au fait du sujet et cherchant des exemples ou des pistes de réflexion. Les contributions d’Erik Ringmar, de Holler/Klose-Ullmann et de Dragićević Šešić mettent en avant des cas d’école particulièrement intéressants. Le lecteur intéressé par le débat autour de Richard Rorty en trouvera de larges morceaux dans le texte d’Iver Neumann. L’anthropologue, le politiste ou le théoricien des relations internationales trouvera son compte dans les autres contributions, en particulier celles de Jozef Bátora et de Monika Mokre. Pour la forme, on regrettera le système de notation avec nom d’auteurs et bibliographie en fin de livre, qui complique l’utilisation de cet ouvrage.