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Autrefois, les nations appréhendaient les murs et les barrières entourant leurs villes et villages suivant une perspective défensive, tel un rempart les protégeant des attaques extérieures. Cependant, durant le siècle écoulé, le développement technologique doublé des différentes mutations de la doctrine militaire a conduit à un déclin de l’importance stratégique et tactique des frontières, clôturées ou pas, en tant que lignes de défense. Aujourd’hui, la prolifération des murs et barrières le long des frontières, qu’elles soient contestées ou non, s’inscrit aux antipodes des perspectives globalistes et transnationales suscitées autour d’« un monde sans frontières », de « la fin de la géographie », d’« un monde sans souveraineté » et de « la fin de l’État-nation ».

Ainsi, bien que les interactions entre la mondialisation et les technologies de l’information et de la communication soient théorisées en termes de virtualisation des frontières et des flux transnationaux, le modèle de l’État-nation n’a pas cessé de renforcer ses contours territoriaux. Et, même si l’affermissement des frontières de l’État-nation a été dicté par des exigences de sécurité, l’histoire récente démontre que les États dissimulaient leurs véritables objectifs derrière des alibis sécuritaires.

L’un des aspects clés de la notion de souveraineté fut le droit des États d’expulser de leurs territoires respectifs les étrangers et immigrants indésirables et de contrôler le mouvement des personnes aux frontières internationales. Cette capacité a été remise en question non seulement eu égard à l’abondance des flux de mondialisation, comprenant notamment les personnes, le capital, les idées ou l’information, mais aussi en raison des efforts intellectuels fournis en vue de « rethéoriser » la notion de l’État-nation et ses dimensions, y compris les concepts de souveraineté et de frontières territoriales.

Les clôtures de Ceuta et de Melilla fournissent le modèle adéquat pour mesurer à quel point les gouvernements peuvent concilier leurs objectifs déclarés et ceux qui sont réellement poursuivis. Le gouvernement espagnol use du défi de l’immigration irrégulière pour légitimer le renforcement des barrières des deux enclaves. Néanmoins, les rapports disponibles affirment que le nombre d’immigrants clandestins arrivant en Espagne, via les deux enclaves, s’est intensifié pendant les deux dernières décennies, malgré la construction des barrières au début des années 1990. La règle veut que plus les mesures de surveillance des frontières s’intensifient plus les immigrants irréguliers réussissent à trouver de nouveaux moyens pour traverser clandestinement la frontière.

Ceuta et Melilla témoignent d’une longue histoire de relations interactives entre le Maroc et l’Espagne. Ces relations ont oscillé entre la coexistence et la confrontation, en fonction des interversions régionales et de leur impact sur l’équilibre des forces dans la région méditerranéenne.

D’abord, la présence espagnole en Afrique du Nord remonte à une ère dominée par la lutte intensive entre chrétiens et musulmans pour le contrôle territorial de la péninsule ibérique et de toute la Méditerranée occidentale. Le terme espagnol reconquista désigne cette longue période allant de 718 à 1492 et prenant fin avec ce qui est communément appelé dans l’histoire islamique « la chute d’Al-Andalous ». Cependant, les ambitions de la guerre de la « reconquista » ne se limitaient pas à la récupération de la péninsule ibérique, mais visaient plutôt à étendre le contrôle chrétien au nord-ouest de l’Afrique.

À la fin de la reconquista, Ceuta et Melilla constituaient les plus importantes enclaves espagnoles au nord du Maroc. Melilla fut la première à basculer sous l’autorité espagnole en 1497. Quant à la ville de Ceuta, elle fut saisie par le Portugal en 1415 et a été cédée ensuite à l’Espagne, conformément au traité de Lisbonne de 1668.

Comme toutes les villes médiévales, et en raison du fait que les deux villes constituaient l’épicentre des conflits entre les puissances méditerranéennes, Ceuta et Melilla étaient entourées par des murs hauts et épais en pierre, destinés à les défendre contre les envahisseurs et les attaques externes. Et si les murs antiques n’étaient pas un sujet de discorde entre le Maroc et l’Espagne puisqu’ils étaient reconnus comme faisant partie de la stratégie défensive du vieil ordre mondial, la construction de nouvelles barrières et l’extension ou la rénovation de celles existantes, aux dépens des frontières des deux enclaves, déclenchent aujourd’hui des mésententes d’ordre politique et juridique entre les deux pays.

Mis à part Ceuta (19,4 km²) et Melilla (13,4 km²), l’Espagne continue à contrôler quelques îles minuscules (y compris les îles Jaafarines, la péninsule de Badis, l’île de Nekor et l’îlot du Persil) considérées par le Maroc, pour des raisons historiques et géographiques, comme faisant partie intégrante de son territoire.

L’entrée, en 1986, de l’Espagne dans la Communauté économique européenne (cee) marqua un tournant décisif dans l’histoire des deux villes et des autres îles qu’elle contrôlait au nord du Maroc, puisqu’à partir de cette année celles-ci furent considérées comme faisant partie du territoire de l’ue.

En 1993, un développement remarquable s’est produit au sein de ces territoires, quand on y entreprit les travaux de construction de la clôture des périmètres des enclaves sous prétexte d’arrêter l’immigration irrégulière. Et comme il était relativement facile de traverser cette première barrière, la construction d’un système plus sécurisé allait commencer dès l’automne 1995 (Alscher 2005 : 10). Depuis, le gouvernement espagnol n’a pas cessé de renforcer et de rénover les barrières en utilisant de nouvelles technologies incluant les caméras infrarouges.

En 2005, le gouvernement espagnol érigea une troisième barrière à côté des deux autres, détériorées, l’objectif étant de sceller hermétiquement la frontière à l’extérieur des points de contrôle réguliers. L’européanisation des barrières des deux enclaves constitue l’aspect épineux de la question, dès lors que l’Europe participe au financement d’une partie du projet espagnol. Ainsi, l’ue octroya une aide financière de 200 millions d’euros pour la construction de barrières de fils barbelés autour de Ceuta, assumant ainsi 75 % des coûts du premier projet réalisé entre 1995 et 2000.

Selon le rapport publié par la Commission européenne en octobre 2005, la situation actuelle des clôtures de ces deux villes s’établit ainsi (European Commission 2005 : 70) :

  • La frontière externe de Melilla est caractérisée par une double clôture frontalière d’environ 10,5 kilomètres divisée en trois secteurs. La clôture extérieure est d’une hauteur de 3,5 mètres. Par ailleurs, la clôture intérieure atteint 6 mètres à quelques endroits. Les deux clôtures sont équipées de fils barbelés dans le but d’empêcher les migrants clandestins de les escalader. Le système de surveillance mis en place comporte 106 caméras de surveillance, de câbles supplémentaires, de microphones et d’une surveillance infrarouge.

  • À la frontière terrestre externe de Ceuta se trouve une double clôture frontalière de 7,8 kilomètres, divisée en trois secteurs. Y sont actuellement déployés 316 policiers et 626 officiers de la Guardia civil. À l’exception de 37 caméras mobiles installées le long de cette ligne frontalière, le matériel technique de surveillance des frontières est le même que celui utilisé à Melilla. De surcroît, des hélicoptères sont mobilisés pour la surveillance de la frontière externe après les attaques massives récentes.

Poursuivant cette stratégie de séparation des enclaves contrôlées par l’Espagne du territoire marocain, le gouvernement espagnol a alloué, au début de l’an 2009, un montant important pour la rénovation et le renforcement des barrières de fils barbelés entourant Ceuta et Melilla.

Cet article essaiera tout d’abord de montrer les aspects controversés des clôtures de Ceuta et de Melilla, comme frontières externes de l’ue, avant de souligner le rôle changeant des barrières des deux enclaves.

I – Les clôtures de Ceuta et de Melilla : des frontières européennes controversées

Les clôtures de Ceuta et de Melilla ont soulevé des questions compliquées et insolubles entre l’Espagne et le Maroc. La gravité de ces questions réside dans leur transitivité et leur interdépendance, parce qu’elles ne s’arrêtent pas à la frontière maroco-espagnole, mais s’étendent au-delà des relations bilatérales entre les deux pays.

A ― Une improbable ligne entre deux sphères différentes

Les barrières de Ceuta et de Melilla ne présentent pas seulement une frontière terrestre entre deux pays voisins, elles sont également construites sur un amalgame complexe de confrontations et d’alliances (Ferrer-Gallardo 2008 : 303). Aussi forment-elles une ligne de faille à facettes multiples entre deux pays, l’Espagne et le Maroc, qui représentent respectivement l’ex-colonisateur et l’ex-colonisé. Il s’agit de deux peuples (espagnol et marocain), de deux ensembles (occidental et arabe), de deux religions (christianisme et islam), de deux continents (Europe et Afrique) et de deux régions (Europe occidentale et Maghreb arabe).

Premiers murs européens apparus après la déconstruction du mur de Berlin, les clôtures autour des deux enclaves sont un rappel littéral des barrières culturelles, politiques et économiques qui restent à surmonter entre l’Europe et ses voisins méditerranéens (Gold 2000 : 144). Cependant, ces frontières ne sont pas nécessairement semblables aux lignes de démarcation que Huntington avait dressées autour de la guerre et du conflit. Loin de là, la Méditerranée a été pendant longtemps une sphère de coexistence et d’interaction.

S’agissant de l’aspect culturel de cette frontière entre l’Espagne et le Maroc, le début du 21e siècle fut témoin du développement de malentendus, en particulier culturels, entre les deux mondes, musulman et occidental. Plusieurs facteurs participent à l’aggravation du caractère déjà tendu de ces rapports culturels entre les deux mondes. Citons l’immigration, le terrorisme, la politique étrangère de quelques pays occidentaux envers certains pays du monde musulman, notamment l’Irak, la Palestine ou l’Afghanistan, le sens donné à la liberté d’expression, particulièrement en Occident (crise des caricatures), et les restrictions apportées à la liberté religieuse dans les deux « mondes » (interdiction de l’exercice de certains rites religieux comme le port du voile). Ces malentendus sont devenus cruciaux et critiques, reflétant par là même la vulnérabilité des relations entre les deux « mondes ».

Des universitaires, politiciens et activistes des deux sphères se sont concentrés sur ces rapports tendus pour ne montrer qu’une seule face de la monnaie. À titre d’exemple, la thèse de Samuel Huntington (Le Choc des civilisations) voulait que des facteurs culturels soient la source fondamentale des conflits actuels et futurs. Selon Huntington, les différences entre les civilisations sont non seulement réelles, mais également fondamentales. Les civilisations se différencient les unes des autres par l’histoire, la langue, la culture, la tradition et plus encore par la religion (Huntington 1993 : 25). Et Huntington de conclure que « le choc des civilisations » dominera la politique mondiale et que les lignes de démarcation entre les civilisations constitueront les lignes de combat de l’avenir (Huntington 1993 : 25). Pis encore, José Maria Aznar, ancien premier ministre espagnol, affirma, lors d’un cours donné à l’université de Georgetown le 21 septembre 2004, que le choc entre les deux nations avait commencé au 8e siècle, arguant que la longue bataille de l’Espagne contre le terrorisme s’était amorcée dès 711, quand les musulmans, dirigés par Tariq Ibn Ziyad, ont envahi l’Espagne. De plus, il a soutenu que les actes terroristes qui ont frappé Madrid le 11 mars 2004 ne devaient rien à la crise irakienne, mais qu’ils avaient commencé avec la chute d’Al-Andalus (Messari 2006). Une telle lecture partiale et extrêmement arbitraire de l’histoire ignore l’époque de paix et de coopération qui a marqué la région pendant plus de douze siècles.

Malgré la longue occupation de Ceuta et de Melilla par l’Espagne, l’attitude de cette dernière reste marquée par le soupçon de menaces islamiques potentielles, soit de l’intérieur des deux villes, reflétées par la population musulmane qui exprime fréquemment son rejet de l’occupation espagnole, soit du Maroc, qui n’a jamais reconnu, de quelque façon que ce soit, l’hispanité des deux enclaves.

Jusqu’au début du 20e siècle, l’élément démographique n’a pas eu d’importance significative dans les deux villes. Aujourd’hui, alors que le nombre des musulmans y augmente plus rapidement que dans d’autres communautés, les Espagnols voient leur nombre diminuer de manière notable à cause du mouvement vers la péninsule et d’un taux de natalité extrêmement bas. Cela explique pourquoi certains auteurs espagnols se soucient de la croissance du nombre des musulmans, non seulement à Ceuta et Melilla, mais dans toute l’Espagne. Herrero de Miñón, l’un des pères de la Constitution espagnole, opte en faveur des filtres axés sur « l’affinité linguistique et culturelle », avec le but sous-jacent d’exclure les Marocains tout en favorisant les Latino-Américains, les Roumains et les Slaves qui, eux, ne menaceraient pas l’identité espagnole autant que le feraient les Marocains (Pinos 2008 : 76-77).

Malgré cette vue négative, la plupart des populations dans le monde restent optimistes quant au devenir des relations entre les civilisations et les cultures, soulignant les dénominateurs communs des nations qui amélioreraient la compréhension et la confiance mutuelles. Nombreux parmi l’élite intellectuelle sont ceux qui proposent aujourd’hui la thèse du « dialogue des civilisations » comme paradigme alternatif. Cette thèse estime que la pluralité et la diversité au sein des cultures et des religions sont naturelles et indissociables. De même qu’elles sont des éléments de richesse de notre planète (Saddiki 2009 : 115).

Les deux enclaves ont toujours été ouvertes à d’autres Marocains des villes et secteurs voisins. D’ailleurs, de nombreux habitants du nord du Maroc parlent couramment l’espagnol en raison des différents contacts réguliers qu’ils entretiennent avec les Espagnols. Certains d’entre eux peuvent être qualifiés d’« ouvriers de frontières » : ils travaillent à l’intérieur des enclaves, particulièrement dans le commerce et la construction, et conservent leur résidence habituelle dans les provinces marocaines adjacentes, où ils se rendent tous les jours ou au moins une fois par semaine. De ce fait, les clôtures enferment Ceuta et Melilla et renforcent davantage leur isolement par rapport aux populations voisines.

Un ensemble de facteurs pourraient contribuer à la prospérité des relations culturelles hispano-marocaines. L’héritage historique commun, la proximité géographique, les interactions sociales et économiques sont autant de considérations cardinales susceptibles de promouvoir les relations culturelles entre les deux pays. Nonobstant les différends de longue durée, surtout ceux afférents à la situation et à l’avenir des deux enclaves, l’Espagne s’est démarquée par son rang de deuxième partenaire économique du Maroc, derrière la France.

B ― Ceuta et Melilla : une question non résolue

Le conflit entre le Maroc et l’Espagne sur les territoires contrôlés par cette dernière en Afrique du Nord commença vers la fin du 15e siècle et le début du 16e quand l’Espagne et le Portugal occupèrent quelques ports marocains. Bien que Melilla soit sous contrôle espagnol depuis 1497 et Ceuta depuis 1668, les Marocains n’ont jamais reconnu la souveraineté espagnole ni sur ces enclaves ni sur les autres îles rocheuses. Bien au contraire, ils les ont toujours considérées comme des parties intégrantes du territoire national marocain.

Depuis l’obtention de son indépendance en 1956, le Maroc n’a cessé d’appeler à la restitution de tous les territoires occupés par l’Espagne au nord du Maroc. Dans son premier document soumis aux Nations Unies en tant que membre de cette organisation, le Maroc a fourni une liste des différends territoriaux non encore résolus avec l’Espagne, dont la question des deux enclaves. Le gouvernement marocain a saisi chaque occasion de rappeler ces faits. Le 27 janvier 1975, la Mission du Maroc aux Nations Unies soumit un mémorandum (A/AC-109-475) au Comité spécial de la décolonisation, l’invitant à inscrire tous les territoires contrôlés par l’Espagne au nord du Maroc dans la liste de l’Organisation des Nations Unies (onu) relative aux territoires non autonomes.

Le Maroc appuyait sa demande de recouvrement des territoires contrôlés par l’Espagne par des arguments historiques, géographiques, juridiques et géopolitiques. D’un point de vue historique, il est l’une des monarchies les plus vieilles du monde. Aussi gérait-il, sans la moindre contestation, les côtes et les ports situés au nord-ouest de l’Afrique, incluant Ceuta et Melilla. En outre, avant l’arrivée des Européens, ni Ceuta ni Melilla ne pouvaient être considérées comme une terra nullius. Ces deux villes étaient plutôt parmi les plus importantes en Afrique du Nord, et ce, depuis l’arrivée de l’Islam dans la région. Ainsi, au 15e siècle, Ceuta comptait pas moins de 1000 mosquées, 62 bibliothèques, 43 établissements d’enseignement et une université (Rézette 1999 : 23). Avec l’arrivée de Moulay Idriss ier au Maroc et l’établissement du premier État musulman au nord-ouest africain en 788, toutes les dynasties marocaines ont exercé leur souveraineté sur les enclaves et les côtes de la Méditerranée.

Le Maroc justifie ses revendications en invoquant également les principes de l’intégrité territoriale et de la décolonisation, fixés par la Charte de l’onu. À cet égard, il conviendrait de rappeler que le Maroc a subi un colonialisme européen multinational et qu’il a été divisé en plusieurs colonies. De ce fait, les Marocains considèrent la présence espagnole en Afrique du Nord comme « un musée de colonialisme ».

La jonction de l’avenir de Ceuta et de Melilla et de celui de Gibraltar, appelée au Maroc « la doctrine de Hassan ii », a été prônée durant les années 1960 et 1970. Cette doctrine sous-tendait que la question des zones situées au nord du Maroc et se retrouvant sous contrôle espagnol était liée à la résolution de la question de Gibraltar (Messari 2009). À l’époque, le gouvernement espagnol indiqua au roi Hassan ii qu’une perspective de restituer les deux enclaves pourrait être envisageable « au cas où l’Espagne récupérerait Gibraltar » (Swann 1965 : 7). De même, Hassan ii déclara, le 25 novembre 1975 : « […] dans le futur, un jour l’Angleterre doit logiquement restituer Gibraltar à l’Espagne. Si les Anglais restituent Gibraltar à l’Espagne, cette dernière devra alors nous restituer Ceuta et Melilla » (Rézette 1976 : 166). Cependant, au milieu des années 1980, le Maroc décida de séparer l’avenir de Ceuta et de Melilla de la question de Gibraltar. En 1987, Hassan ii expliqua : « Mon attitude envers Ceuta et Melilla est dictée par une situation anachronique qui ne peut être assimilée à celle du détroit de Gibraltar, étant donné que celui-ci se situe en territoire européen. D’ailleurs, Gibraltar, sous contrôle britannique, demeure lié à l’Espagne, par des organisations internationales interposées, notamment, la cee et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord » (otan) (Aldrich et Connell 1998 : 228).

Le Maroc saisit toutes les occasions offertes pour relayer sa position au sujet des deux enclaves et des autres territoires. Sa position a été incluse dans un mémorandum, daté du 28 mai 1988, adressé à la cee lors de la signature de l’accord de coopération. En effet, le royaume chérifien avait précisé que cet accord ne signifiait en aucun cas une reconnaissance du statut de Ceuta et Melilla. Avant cette date, et à l’occasion de l’adhésion de l’Espagne à la cee, la mission du Maroc auprès de la cee avait informé le Secrétariat général de la Commission européenne des mêmes positions quant au statut des enclaves.

Le 7 septembre 1988, Abdellatif Filali, alors ministre marocain des Affaires étrangères, s’est adressé à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York pour mettre l’accent sur l’importance de la stabilité et de la sécurité en Méditerranée. Il souligna alors la nécessité de résoudre le conflit afférent aux enclaves de Ceuta et de Melilla et aux autres petites îles de la Méditerranée sous occupation espagnole afin de mettre un terme à cette situation anachronique, et d’assurer une harmonie dans les relations entre les deux pays situés sur les deux rives du détroit de Gibraltar (Gold 2000 : 13).

En janvier 1987, feu Hassan ii proposa de fonder une commission mixte d’experts pour discuter de l’avenir de Ceuta et de Melilla. Toutefois, le gouvernement espagnol n’y a pas donné de suite officielle, refusant, jusqu’à présent, d’entamer avec le Maroc une quelconque négociation au sujet des deux villes. Le 3 mars 1994, à l’occasion du 33e anniversaire de la fête du Trône, Hassan ii réitéra à nouveau sa proposition concernant l’établissement d’un comité d’experts, tout en réaffirmant les droits inaliénables du Maroc au recouvrement de ses enclaves. En septembre 1997, l’ancien premier ministre marocain, Abdellatif Filali, rappela, dans son discours devant l’Assemblée générale de l’onu, que les deux enclaves étaient des villes marocaines sous occupation espagnole, appelant par la même occasion à suivre l’exemple de Hong-Kong et de Macao.

De son côté, le roi Mohammed vi n’a pas hésité, dans son discours du 30 juillet 2002, à réaffirmer explicitement la nécessité de placer cette question au coeur du dialogue avec l’Espagne. Et de renouveler la proposition du défunt roi d’établir un comité maroco-espagnol mixte afin de trouver une solution au problème de toutes les zones contrôlées par l’Espagne au nord du Maroc.

La visite du roi d’Espagne, Juan Carlos, à Ceuta et Melilla, le 6 novembre 2007, fut un moment critique menaçant les relations entre le Maroc et l’Espagne. Le Maroc a sévèrement condamné cette visite qui, comme l’a précisé, le roi Mohammed vi, risquait d’avoir des effets « contre-productifs » qui pourraient « mettre en danger » le développement des relations entre les deux pays voisins, ajoutant que le gouvernement espagnol faisait montre d’un « […] manque flagrant de respect pour la mission et l’esprit du traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération signé en 1991 ».

C ― L’européanisation des clôtures de Ceuta et de Melilla : le paradoxe de la politique étrangère de l’Union européenne

Conformément aux accords de Schengen, la frontière externe de l’ue renvoie aux frontières entre les États membres et les États non membres. Mais stratégiquement, selon les nouvelles politiques européennes relatives à l’externalisation de la gestion migratoire, certains analystes estiment que désormais on ne peut plus considérer les frontières communes de l’ue comme une simple question géographique. Elles sont localisées là où la stratégie de ladite gestion commence (Ceriani et al. 2009). Les pays subsahariens deviennent alors la frontière sud de l’ue (Ceriani et al. 2009). Mais, en définitive, suivant une signification strictement territoriale, les clôtures de Ceuta et de Melilla représentent de facto les frontières sud de l’ue.

Depuis l’adoption du premier accord de Schengen en 1985, autorisant la libre circulation des citoyens de l’ue, le contrôle des frontières communautaires externes a cessé d’être une question nationale, relevant de l’autorité étatique de chaque pays. Ainsi, après son adhésion en 1986, l’Espagne a été contrainte de respecter ses engagements européens en renforçant, notamment, les mesures de contrôle des frontières.

L’européanisation de la politique d’immigration est devenue un élément clé dans l’agenda politique espagnol depuis que le pays a commencé son plan d’action pour l’Afrique subsaharienne (2005-2008) – connu aussi comme « le plan de l’Afrique » – visant à contrôler les flux migratoires.

La réduction des flux migratoires irréguliers demeure le principal objectif proclamé, justifiant la construction des clôtures de Ceuta et de Melilla, pour laquelle l’ue s’était engagée financièrement. Alors que dans les années 1990 l’ue aidait l’Espagne à contrôler ses frontières, de nos jours c’est l’Espagne qui incite l’ue à considérer le contrôle des frontières comme une question d’ordre communautaire (Zapata-Barrero et De Witte 2007 : 89) afin d’en recevoir l’indispensable soutien financier et politique. À titre d’illustration, le premier projet de clôture autour de Ceuta (réalisé entre 1995 et 2000), dont le coût total est estimé à 48 millions d’euros, a bénéficié de l’aide financière de l’ue qui a couvert environ 75 % du coût total des constructions (Alscher 2005 : 11). Le financement des clôtures des deux enclaves constitue incontestablement l’aspect principal de l’européanisation de cette affaire.

Largement critiquée, cette approche globale de la gestion européenne de la question migratoire se cantonne aux seules initiatives unilatérales faites par l’ue et ses membres. Or, on aurait dû tenir compte, d’une part, des droits fondamentaux des immigrants et, d’autre part, de la complexité de la migration irrégulière transnationale et des intérêts des pays de transit, particulièrement le Maroc.

Par ailleurs, il faut noter que la construction de barrières autour des enclaves intervient dans un contexte paradoxal. Aujourd’hui, la sphère méditerranéenne tend vers deux directions différentes : d’un côté vers plus de complémentarité et d’intégration, et, de l’autre, vers plus de frontières tangibles et intangibles.

S’agissant de la première orientation, la Méditerranée a été pendant des siècles un espace de coexistence entre les populations des deux côtés de son pourtour, sans discrimination aucune relative aux traditions ethniques, culturelles et religieuses. À partir de cette vision, l’ue et ses partenaires méditerranéens ont entrepris, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, d’examiner plusieurs projets importants de coopération et de partenariat entre les pays des deux rives. Ce processus a atteint son paroxysme avec la conférence de Barcelone de 1995, réunissant les États membres de l’ue et les dix partenaires méditerranéens, à savoir l’Algérie, l’Égypte, Israël, la Jordanie, le Liban, le Maroc, l’Autorité palestinienne, la Syrie, la Tunisie et la Turquie.

Dans la déclaration de Barcelone, les partenaires euro-méditerranéens ont établi les trois volets principaux du partenariat conclu entre eux.

  • Le volet politique et sécuritaire, ayant pour objectif la définition d’un espace commun de paix et de stabilité, à travers le renforcement du dialogue politique et de sécurité.

  • Le volet économique et financier, devant permettre la construction d’une zone de prospérité partagée, réalisée à travers un partenariat économique et financier et une mise en place progressive d’une zone de libre-échange.

  • Le volet social, culturel et humain, visant à développer les ressources humaines et à favoriser la compréhension entre les cultures et les échanges entre les sociétés civiles.

Plus de dix ans après la déclaration de Barcelone, le président français, Nicolas Sarkozy, a lancé l’initiative de l’Union pour la Méditerranée (upm), approuvée par la tenue à Paris, le 13 juillet 2008, d’une conférence internationale rassemblant 43 chefs d’État et de gouvernement de l’ue, de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Bien que l’upm ait pour objectif, selon ses fondateurs, la consolidation du partenariat euro-méditerranéen, nombreux sont ceux qui considèrent ce projet comme une preuve de l’échec du processus de Barcelone.

En ce qui concerne les relations entre l’ue et le Maroc, celui-ci est toujours perçu comme un allié important, un interlocuteur crédible et un intermédiaire effectif entre les deux espaces, arabe et occidental. De même, reconnaissant les réformes politiques et juridiques menées par le Maroc pendant ces dernières années, l’ue lui a accordé un statut avancé en octobre 2008, faisant de lui le premier pays dans la région sud de la Méditerranée à avoir profité d’un tel statut dans ses relations avec l’ue. Ce statut permet au Maroc d’être plus qu’un partenaire, mais moins qu’un membre. Reprenant les propos de Romano Prodi, l’ancien président de la Commission européenne, le ministre marocain des Affaires étrangères et de la Coopération, Taieb Fassi Fihri, s’est exprimé à ce propos en déclarant que le nouveau statut confère au Maroc « […] tout, sauf les institutions ».

À cet égard, il serait pertinent de savoir dans quelle mesure les pays de la Méditerranée pourraient concilier leur intérêt national, lié à la notion classique de souveraineté et à la théorie de realpolitik, avec les pressions externes imposées tant par un monde « mondialisé » que par le développement significatif du droit international humanitaire, en particulier le droit international des travailleurs migrants et des réfugiés. Il faut dire que les enclaves comme Ceuta et Melilla pour le Maroc ou Gibraltar pour l’Espagne peuvent être perçues comme « un caillou dans la chaussure » (Gold 1994 ; Vinokurov 2007 : 3) par les États avoisinants. On ne pourrait donc espérer une totale réussite des projets régionaux de coopération en l’absence d’un règlement pacifique et bilatéral de la situation de ces territoires.

II – Le rôle changeant des clôtures de Ceuta et de Melilla

Bien que le gouvernement espagnol ait constamment déclaré que les clôtures des deux enclaves visent uniquement à arrêter les flux migratoires clandestins, une vue d’ensemble des divers aspects de cette question nous mène à conclure à l’existence d’autres objectifs derrière la politique des clôtures. De plus, les objectifs, qu’ils soient déclarés ou cachés, ne sont pas figés. Ils évoluent en fonction des circonstances régionales, des intérêts nationaux, de l’équilibre des forces et de la nature des relations entre le Maroc et l’Espagne.

A ― La prévention de l’immigration irrégulière : vers une « forteresse Europe »

On peut considérer les clôtures des deux enclaves comme une forme d’extériorisation de l’immigration irrégulière. Pendant les deux dernières décennies, des pays membres de l’ue ont amorcé différents projets (Boswell 2003 : 620), tendant à exporter la migration interne et les problèmes liés à l’asile vers des pays voisins, en particulier les pays géographiquement proches, afin d’alléger le fardeau de l’immigration somme toute peu désirée en Europe (Doukouré et Oger 2007 : 3).

Contrairement au processus d’intégration et à la politique de « la porte ouverte » menés par les partenaires euro-méditerranéens pendant les deux dernières décennies, certains États membres de l’ue pratiquent une politique rigide de « la porte close » à l’encontre des personnes venant de pays non européens. Saskia Sassen décrit bien ce paradoxe, en affirmant que, contrairement à l’immigration qui « renationalise » la politique, la mondialisation économique « dénationalise » les économies nationales. Selon cet auteur, les États sont unanimes quant à la limitation du contrôle des frontières au profit du capital, de l’information et des services et, plus largement, au profit de la nouvelle mondialisation. Sassen ajoute que lorsqu’il s’agit de migrants ou de réfugiés, que ce soit en Amérique du Nord, en Europe occidentale ou au Japon, l’État national clame alors toute sa vieille splendeur dans l’affirmation de son droit souverain à contrôler ses frontières. Là encore, un consensus règne parmi les États (Sassen 1996 : 63).

Bon nombre d’observateurs se représentent les formes récentes de l’immigration transnationale et ses conséquences comme un signe de disparition des éléments fondamentaux de l’État-nation. De plus, tous les gouvernements, particulièrement en Europe et en Amérique du Nord, pensent que cette immigration transnationale est une menace directe à la souveraineté nationale. Par conséquent, ils ont essayé non seulement de contrôler et d’organiser les flux migratoires, mais également de les stopper en adoptant des lois strictes sur l’immigration et en construisant des murs et des barrières tout le long des frontières.

Toutefois, malgré tous les efforts déployés par les gouvernements pour contrôler les flux transnationaux, le nombre de personnes traversant chaque jour, régulièrement ou irrégulièrement, les frontières internationales avec l’intention de s’installer provisoirement ou de manière permanente à l’extérieur de leurs pays d’origine ne cesse d’augmenter.

Selon la Division de la population des Nations Unies, 191 millions de personnes, représentant 3 % de la population mondiale, vivaient en dehors de leur pays d’origine en 2005. Le chiffre équivalent en 1960 était de 75 millions de personnes seulement, soit 2,54 % de la population mondiale. À l’heure actuelle, 60 % des immigrants du monde résident dans des régions plus développées que leurs lieux d’origine respectifs. La plupart des immigrants du monde vivent en Europe (64 millions), en Asie (53 millions) et en Amérique du Nord (44 millions) (UN Population Division 2006).

Quant au nombre d’immigrants internationaux irréguliers, il est difficile d’obtenir des données fiables à cause de la situation clandestine de ces personnes. Toutefois, l’Organisation internationale du travail estime qu’il y a environ 20 à 30 millions de migrants non autorisés dans le monde entier, formant autour de 10 à 15 % du total des immigrants du monde (International Labour Office 2004). Chaque année, de 2,5 à 4 millions d’immigrants environ traversent les frontières internationales sans autorisation (The Global Commission on International Immigration 2005 : 85).

Dans le contexte européen, depuis le durcissement du cadre migratoire dans le continent, l’emplacement géographique du Maroc et le positionnement des enclaves contrôlées par l’Espagne en Afrique du Nord les ont hissés au rang d’importants points de départ des flux migratoires irréguliers à destination des pays européens de la rive nord de la Méditerranée, en l’occurrence l’Espagne, l’Italie et la France. La majorité de ces flux vient des pays de l’Afrique subsaharienne, dont les candidats à l’immigration clandestine espèrent transiter via le Maroc. Cependant, les difficultés rencontrées, que ce soit par voie maritime ou en traversant Ceuta et Melilla, rendent le séjour plus long que prévu dans « le pays de transit » qui, de ce fait, s’est transformé en « un pays d’accueil ». Un grand nombre d’immigrants irréguliers qui n’ont pas réussi à entrer en Europe ou ne veulent pas courir le risque d’y aller construisent sur le territoire marocain, près de Ceuta et de Melilla, des implantations provisoires considérées comme « une troisième nation » ou « une salle d’attente », où ils ne peuvent ni atteindre leur Eldorado, ni retourner dans leurs pays d’origine.

Le Maroc, en tant que pays de transit, s’est retrouvé lui-même dans une situation critique, entre le marteau et l’enclume. Il a d’abord subi pendant les deux dernières décennies des pressions de la part de l’ue, l’incitant à contrôler ses frontières territoriales et à arrêter les flux de migrants subsahariens qui veulent entrer en Europe par les côtes marocaines ou en passant par les enclaves de Ceuta et de Melilla. Ensuite, le Maroc doit faire face à une demande croissante de la part d’organisations nationales et internationales de protection des droits de la personne, lui demandant d’assurer davantage de protection aux immigrants irréguliers qui traversent son territoire ou y restent.

La politique espagnole de construction et de renforcement des clôtures de Ceuta et de Melilla a dû affronter une forte opposition émanant non seulement du Maroc, puisqu’il ne reconnaît pas la souveraineté espagnole sur ces enclaves, mais aussi de quelques diplomates européens et d’organisations des droits de la personne. Significativement, des hommes d’État européens ont souligné l’inefficacité de telles barrières de séparation. Un diplomate européen affirmait que l’ue, dans son traitement du syndrome migratoire, ne saurait se limiter à la construction d’un mur autour de ses frontières. Il précisait que l’Europe doit encourager le développement économique dans d’autres pays, tant par le commerce que par l’aide, pour que les populations aient de meilleures opportunités dans leurs propres pays. Simultanément, il faudrait équilibrer les politiques d’immigration suivant une attitude solidaire avec les demandeurs d’asile et les réfugiés (Furness 2000 : 100). Pour sa part, l’ancien commissaire européen chargé de la justice, de la liberté et de la sécurité, Franco Frattini, affirmait que l’Europe ne peut devenir une forteresse et que des décisions comme la construction de barrières de plus en plus hautes ne résoudront pas le problème de l’immigration indésirable (Drago 2005).

Considérant ce qui précède, il serait judicieux de se demander si les nouvelles mesures restrictives adoptées par le gouvernement espagnol dissuaderont les populations subsahariennes dans leurs tentatives d’entrer en Europe par Ceuta et Melilla ou par d’autres moyens, souvent au risque de leur vie. Aujourd’hui, les chercheurs sont unanimes pour dire que la seule solution effective contre l’immigration irrégulière est de réduire les crises économiques dans les pays en développement et les pays sous-développés. Il est nécessaire d’appuyer et d’encourager les réformes politiques engagées dans les pays d’origine, particulièrement en Afrique, et de mettre un terme aux problèmes sociaux et aux guerres civiles qui sont les causes principales de la migration, tant régulière qu’irrégulière.

En somme, la militarisation des frontières de Ceuta et de Melilla et la construction de nouvelles barrières dans une tentative d’arrêter, ou du moins de réduire, le nombre d’immigrants irréguliers demeurent une solution peu pratique qui pousserait simplement ces derniers à expérimenter d’autres voies pour traverser la frontière. Les candidats à l’immigration finiront par emprunter de nouvelles routes pour atteindre l’Espagne, notamment la voie maritime, en passant par les îles Canaries. En outre, les immigrants irréguliers qui atteignent la péninsule ibérique en passant par Ceuta et Melilla sont minoritaires si on les compare à tous les immigrants vivant en Espagne dans une situation irrégulière, sachant que la plupart d’entre eux entrent légalement par des ports ou aéroports. Ce n’est que plus tard qu’ils deviennent en situation irrégulière après avoir dépassé les délais du séjour autorisé.

B ― Une importance géopolitique relative

Les dimensions géopolitiques de la présence espagnole en Afrique du Nord sont très significatives, non seulement pour l’Espagne, mais aussi pour l’ue. Depuis l’adhésion de l’Espagne à la cee en 1986, les clôtures des enclaves situées au nord du Maroc sont devenues les seules frontières de l’ue avec un pays arabe. De plus, l’Espagne est le seul pays méditerranéen à pouvoir contrôler les deux rives de la Méditerranée, en raison de sa présence en Afrique du Nord. L’ue est consciente de cette position stratégique particulière, perçue comme un pont intercontinental entre l’Europe et l’Afrique, ce qui rend ses membres silencieux au regard de l’occupation espagnole de ces territoires.

Cette importance géopolitique diminue pour l’otan, car quand l’Espagne a rejoint l’organisation en 1981, les enclaves ont été explicitement mises en dehors de l’espace de défense défini par l’alliance. Les membres de l’otan, et singulièrement les États-Unis, ne seront pas enclins à défendre des territoires se trouvant en Afrique du Nord, au risque de se voir impliqués dans un conflit plus grave au Moyen-Orient (O’Reilly 1994 : 19). En outre, l’engagement de l’otan dans le conflit autour des deux enclaves serait insensé, du moins à moyen terme, eu égard à la sensibilité de la question de Ceuta et de Melilla et aux liens forts qui unissent le Maroc aux pays les plus influents de l’otan, en particulier la France et les États-Unis. De plus, la coopération du Maroc est cruciale pour la réalisation des projets de l’otan dans la région, comme l’illustre, notamment, la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord à Rabat les 6 et 7 avril 2006 et la participation du Maroc à l’opération Active Endeavour depuis 2009.

Le sujet du détroit de Gibraltar constitue une matière à réflexion, en ce sens qu’il n’implique pas seulement les États côtiers mais fait intervenir l’ensemble de la communauté internationale. Celle-ci ne pourrait tolérer qu’un pays puisse contrôler, à lui seul, les deux rives du détroit de Gibraltar, comme cela pourrait survenir si l’Espagne récupérait Gibraltar sans pour autant se retirer des territoires qu’elle contrôle en Afrique du Nord.

Jaime De Pinies, ancien diplomate espagnol et président de l’Assemblée générale de l’onu entre 1985 et 1986, déclara en 1990 que « le jour où nous pourrons restaurer la souveraineté espagnole sur Gibraltar, il serait difficile d’imaginer que la Communauté internationale accepte que nous contrôlions les deux rives du détroit » (De Pinies 1990 : 55). Ce point de vue a souvent été soutenu par le Maroc. Le roi Hassan ii n’avait-il pas lui-même formulé cette thèse en affirmant que « le jour où l’Espagne aura Gibraltar, le Maroc aura forcément Ceuta et Melilla. Aucune puissance ne pourra permettre à l’Espagne de posséder les deux verrous du même détroit […] » (Rézette 1976 : 166).

C ― La perpétuation du statu quo actuel : un objectif à long terme

La politique espagnole de construire de nouvelles barrières et de renforcer celles qui existent, fait partie d’une stratégie réfléchie qui a revêtu plusieurs formes et compté plusieurs étapes visant à perpétuer le statu quo. Le statut d’autonomie, les nouvelles lois sur l’immigration et les visites du roi d’Espagne et de ses ministres représentent les éléments clés de cette stratégie.

L’octroi du statut d’autonomie à Ceuta et à Melilla, conformément à la loi du 13 mars 1995, marque un tournant dans l’histoire moderne des deux enclaves. Depuis l’adoption de cette loi, Ceuta et Melilla sont devenues deux villes autonomes au sein de l’architecture juridique espagnole. De ce fait, toute demande de récupération des enclaves se heurterait à un statu quo, conforté par le régime d’autonomie. De plus, ce régime implique les habitants de Ceuta et de Melilla, devenus eux-mêmes parties prenantes au conflit. Ce qui complique davantage le dénouement du différend autour des deux enclaves.

Le relâchement des liens entre le gouvernement central espagnol et les deux villes assuré par l’octroi d’une plus grande autonomie, pourrait être ressenti comme une provocation, du fait de l’élargissement de la marge de manoeuvre d’une population défavorable à une intégration au Maroc (Aldrich et Connell 1998 : 228). Cette situation coïncide avec la tentative du gouvernement espagnol de changer l’équilibre démographique entre les deux communautés vivant dans les deux enclaves, par l’adoption de lois rendant difficile l’obtention de la citoyenneté espagnole, du permis de séjour et du regroupement familial.

Les lois relatives à l’immigration et à la citoyenneté permettent au gouvernement espagnol de maintenir le statu quo sur les deux enclaves. Par exemple, en 1985, l’Espagne a promulgué une nouvelle loi sur l’immigration en vue de préparer son entrée à la cee. Selon le nouveau texte adopté, la majorité de la communauté musulmane vivant dans les enclaves ne pourra postuler à la citoyenneté espagnole qu’après dix ans de résidence. Les musulmans nés dans les enclaves ne voulaient pas demander la carte d’identité parce qu’ils refusaient d’être classés comme « des étrangers » sur un territoire où ils sont nés. Avec cette carte, ils devront patienter dix ans avant de postuler à la citoyenneté, sans aucune garantie de l’obtenir. Toutefois, sans ce document ils seront responsables de leur refoulement (Gold 2000 : 94).

La politique et la législation espagnoles à l’égard des enclaves de Ceuta et de Melilla sont dominées par la crainte de la croissance de la population musulmane. Et pour cause. Il est certain qu’un changement démographique en faveur de la communauté musulmane générerait systématiquement une lente et silencieuse « re-marocanisation » des deux enclaves.

La visite sans précédent du roi d’Espagne Juan Carlos et de la reine Sofia à Ceuta et à Melilla, en novembre 2007, pourrait être interprétée comme une tentative de « formaliser » le statu quo actuel, comme ont dû l’exprimer quelques journaux espagnols de droite. Ainsi, El Mundo, par exemple, a écrit que « la présence du Roi réaffirme la souveraineté espagnole sur les deux territoires autonomes ». Rejetant cette politique du fait accompli exercée par le gouvernement espagnol dans les deux enclaves, le Maroc a dénoncé cette visite et rappelé son ambassadeur en Espagne. Le risque est que l’on puisse considérer le soutien financier de l’ue comme une reconnaissance implicite que ces clôtures forment de facto la frontière sud de l’ue.

Conclusion

La politique espagnole tendant à clôturer les frontières des deux enclaves reflète un processus contradictoire dans la région. Alors que la sphère méditerranéenne témoignait pendant les deux dernières décennies d’un nombre croissant de projets de coopération culturels et économiques, de nouveaux murs, réels et virtuels, sont érigés dans la région afin de réaliser « la forteresse Europe ».

Au vu de ce qui précède, on pourrait estimer que les clôtures de Ceuta et de Melilla continueront à influencer négativement les relations du Maroc avec l’Espagne et l’ue. Nonobstant ce conflit territorial, l’Espagne est depuis longtemps le deuxième partenaire économique du Maroc après la France. L’échange commercial maroco-espagnol fait, entre 1998 et 2007, un bond de 300 %, atteignant plus de 5,5 milliards d’euros, l’équivalent d’environ 8,58 milliards de dollars américains. En outre, les deux pays ont signé un traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération le 4 juillet 1991, en vertu duquel sept principes généraux furent réciproquement acceptés : le respect du droit international et de l’égalité souveraine, la non-ingérence dans les affaires internes, le non-recours à la menace ou à l’utilisation de force, le règlement pacifique des différends, la coopération pour le développement, le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le dialogue entre les cultures et les civilisations.

Le défi auquel la région doit faire face consiste dans le développement de l’interdépendance économique et des mécanismes institutionnels bilatéraux ou multilatéraux, à même d’empêcher que l’éclatement de conflits susceptibles fasse vaciller le processus d’intégration euro-méditerranéenne. Ces conflits peuvent être la conséquence des politiques hostiles, à l’instar du maintien du statu quo des territoires sous contrôle espagnol au nord du Maroc.