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Si la Corée du Nord fait souvent les grands titres de l’actualité internationale par les différentes manifestations de sa politique extérieure (déclarations menaçantes de son dirigeant, manoeuvres militaires conventionnelles provocatrices, tests nucléaires, etc.), on en sait, en revanche, toujours très peu sur les dynamiques de sa politique intérieure, le pays étant l’un des plus fermés au monde. Or, depuis la fin de la guerre froide, d’importants changements visant à assurer la transition d’une économie stalinienne planifiée vers une économie de marché y sont à l’oeuvre.
Dans cet ouvrage collectif, des chercheurs de l’Institute for Far Eastern Studies (Kyungnam University) et des professeurs de l’University of North Korea Studies de Séoul examinent, en sept chapitres et selon une perspective institutionnaliste, les origines, les impacts et les implications de ces transformations économiques et juridiques. En se basant sur de la documentation nord-coréenne et des entretiens avec des déserteurs du régime, les auteurs entendent contourner le piège de la propagande officielle et, ce faisant, aller au-delà des approches statiques et idéologiques – résultat de la barrière linguistique –, caractéristiques de nombreux travaux américains sur la situation économique de ce qui apparaît aujourd’hui comme l’un des derniers bastions du socialisme.
En guise d’introduction, Phillip H. Park retrace, de manière très pédagogique, les fondements de la politique industrielle nord-coréenne. Il va des années 1960, avec le système Daean mis en place par Kim Il Sung pour pallier l’un des problèmes majeurs inhérents au modèle de développement économique soviétique, à savoir l’absence d’incitations financières, jusqu’aux années 2000, avec l’Economic Management Reform Measure du 1er juillet 2002 qui engage résolument la Corée du Nord sur la voie d’une certaine forme de libéralisation. Les couleurs de cette libéralisation avaient déjà été annoncées en 1990, par Kim Jong Il, lors d’un discours sur l’amélioration du système bancaire et financier national, devant les plus hauts dignitaires du régime. Recommandation de l’auteur, ces premiers pas dans l’apprentissage des mécanismes de marché doivent être soutenus par les États-Unis sous peine de ne pas produire les résultats escomptés. Et l’auteur d’ajouter qu’il serait plus avantageux pour Washington de faire de Pyongyang, à long terme, un partenaire économique et sécuritaire plutôt que de continuer à s’en faire un ennemi.
Puisque des réformes économiques ne peuvent valablement se faire sans des changements réels dans la législation nationale, Dae-Kyu Yoon s’attarde à examiner les réponses juridiques apportées par la Corée du Nord à ses difficultés économiques depuis le début des années 1990 au cours desquelles, il faut le souligner, deux révisions constitutionnelles ont été opérées par le régime. Mais sa conclusion est quelque peu désespérante : le fossé entre les règles de droit édictées et celles qui sont appliquées est toujours aussi grand dans cette société de type féodal où le statut de la loi est différent de celui qu’on lui accorde dans des sociétés démocratiques comme la Suisse et le Canada. Ces deux pays sont choisis par Jong Dae Shin et Dean J. Ouellette qui étudient les efforts nord-coréens en matière de développement humain sous l’angle de l’assistance humanitaire qu’ils lui apportent depuis le milieu des années 1990 et la crise alimentaire qui, faut-il le souligner, menacerait toujours la population.
Les contributions de Bong Dae Choi et Kab Woo Koo, de Moon Soo Yang et Kevin Shepard ainsi que de Jung-Chul Lee sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles nous plongent dans le coeur même de l’objet d’étude en analysant en profondeur, respectivement, le développement des marchés nord-coréens à partir de données recueillies lors d’enquêtes de terrain menées dans trois villes différentes (Shinuij, Chongjin et Hyesan) situées à proximité de la frontière avec la Chine ; les changements dans la gouvernance des entreprises à partir de la théorie du principal-agent, avec des données issues de revues de littérature, d’entretiens et de sondages; et les mesures économiques introduites par la réforme de 2002 à la lumière du processus de dollarisation et de dollarisation cubain, d’une part, et de l’économie virtuelle russe, d’autre part.
En somme, cet ouvrage mériterait d’être lu par toute personne curieuse de mieux cerner les évolutions en cours au sein de la société nord-coréenne. Le fait que le sujet soit traité non pas de « l’extérieur », mais bien de « l’intérieur », ainsi que l’attention particulière portée au niveau d’analyse micro plutôt que macro lui apportent une plus-value non négligeable. Au registre des critiques, on regrettera toutefois le manque de clarification entourant la « perspective institutionnaliste » retenue comme approche analytique. Si le spécialiste dispose des connaissances nécessaires pour en appréhender la substance, il n’en est pas forcément de même pour le novice qu’il aurait fallu mieux informer par quelques lignes, comme c’est souvent le cas, dans l’introduction par exemple.
Par ailleurs, on peut toujours nourrir des objections quant à la qualité des informations utilisées dans quelques chapitres empiriques, notamment celles fournies par les déserteurs. Si, dans le cadre d’une recherche sur un pays comme la Corée du Nord, ce choix de dernier recours est parfaitement défendable en raison du manque d’informations crédibles provenant des publications officielles, sur plusieurs sujets le chercheur qui y a recours n’échappera pas, malgré tout, aux critiques relatives à la représentativité et à la crédibilité dans l’utilisation des résultats de ses enquêtes. Les auteurs semblent en être conscients. Pour limiter les critiques, ils ont donc pris certaines précautions méthodologiques de base sur lesquelles le lecteur ne manquera pas de s’attarder minutieusement. Lui, à qui il appartiendra finalement de juger de la rigueur des différentes procédures adoptées pour parvenir à des résultats valides dans l’étude du passage vers une économie de marché d’un pays où, il est important de le noter, la compétition féroce entre les forces pro-marché et les forces anti-marché n’a pas encore désigné de gagnant. Loin de là.