Abstracts
Résumé
Cet article souhaite examiner la reconstruction de l'État du Liberia par les acteurs externes et propose d'analyser en particulier le Programme d'assistance à la gouvernance et à la gestion de l'économie (GEMAP). Ce programme repose sur des cosignatures par des experts internationaux pour des dépenses étatiques. L'argument soutenu ici est que le Liberia se trouve dans une situation paradoxale, à mi-chemin entre une coopération conditionnelle et une cosouveraineté avec ses partenaires internationaux qui n'est ni volontaire, ni clairement imposée. Pour comprendre ce phénomène, l'auteure adopte un cadre théorique basé sur la path dependency . Cet article étudie donc le fondement et le fonctionnement du GEMAP afi n d'illustrer ce propos.
Mots-clés :
- Liberia,
- GEMAP,
- cosouveraineté,
- path dependency,
- légitimité
Abstract
This article examines Liberia's reconstruction by external actors and it analyses in particular Liberia's Governance and Economic Management Assistance Programme (GEMAP), a program which implies co-signatures by international experts for state expenditures. The paper argues that Liberia is in a paradoxical situation between conditioned partnership and co-sovereignty with its international partners, which is neither voluntary, nor clearly imposed. The author adopts a theoretical framework based on path-dependency to enhance the understanding of this phenomenon. She analyses the basis and the functions of GEMAP to illustrate this situation.
Keywords:
- Liberia,
- GEMAP,
- co-sovereignty,
- path dependency,
- legitimacy
Article body
Quatorze années de guerre civile au Liberia prennent fin en août 2003 avec la signature d’un accord de paix signé au Ghana (cpa 2003). Le début de la reconstruction de l’État commence un mois plus tard au moment de l’arrivée de l’une de plus grandes missions de l’onu contemporaine, la minul, qui compte plus de 15 000 Casques bleus (us Institute of Peace 2003). L’État du Liberia manque alors de souveraineté interne, et son gouvernement n’a ni autorité ni contrôle sur le pays et sa population. L’onu et les partenaires du Liberia commencent dès lors une coopération avec l’État du Liberia avec pour objectif officiel de reconstruire l’État et de rétablir le pouvoir et le contrôle gouvernementaux. La souveraineté doit enfin revenir au peuple libérien. En 2010, sept ans après l’arrivée sur la scène des acteurs internationaux, le Liberia demeure dans une situation assimilable à une forme de cosouveraineté avec les partenaires externes, impliquant non seulement que le peuple libérien se voit plus géré qu’il ne se gère lui-même, mais également qu’il y a un manque de responsabilité du pouvoir à l’égard de la population. Cet article a pour objectif d’examiner les raisons qui peuvent expliquer cette situation à travers une perspective théorique basée sur l’idée de path dependency. L’article se concentrera plus spécifiquement sur le fondement et le fonctionnement du programme d’assistance économique du gemap. Introduit en 2005, ce programme exige la cosignature d’experts internationaux pour toute dépense effectuée par les ministères et les institutions gouvernementales.
Nous ferons d’abord une brève revue de la littérature pour pouvoir situer l’étude. Nous examinerons ensuite les prémisses théoriques d’une analyse de path dependency pour appliquer ce modèle à l’histoire du Liberia. Nous ferons également un bref rappel de la situation au Liberia entre 2003 et 2006, puis nous nous tournerons vers le fonctionnement et le fondement du gemap. Enfin, nous remettrons le gemap dans un contexte plus large par une analyse générale des collaborations entre l’État du Liberia et ses partenaires en nous basant sur des entretiens d’acteurs internationaux et locaux au Liberia[1]. Dans une dernière section, nous suggérerons que le Liberia d’aujourd’hui s’apparente plus à une nouvelle sorte de cosouveraineté multilatérale qu’à un État indépendant sur la voie démocratique. Nous soutenons que cette situation paradoxale peut être comprise à partir d’une perspective qui revisite les racines historiques du Liberia ; en d’autres mots, par une analyse de path dependency.
I – L’État africain post-indépendant : un État fantôme, un quasi-État
La littérature a rapporté de nombreuses preuves d’innovation pour décrire et expliquer le développement de l’État africain post-indépendant en recourant à différentes appellations, comme le titre de cette partie l’indique. Nous pouvons distinguer deux catégories d’analyses qui souvent se chevauchent. D’une part, ceux qui analysent ces États dans un contexte international et, d’autre part, ceux qui examinent les systèmes politiques internes dans ces États. Dans la première catégorie, nous inscrivons par exemple l’idée de quasi-state de Jackson ainsi que certains articles de Bayart, notamment relatifs à sa théorie d’extraversion, ainsi que de Herbst. Nous retrouvons dans la deuxième catégorie Reno, Hibou et également Bayart. Alors que les avis divergent sur les causes pouvant expliquer les situations de ces États, les auteurs s’accordent le plus souvent pour classifier ces États comme étant des « États faibles ». La notion de Jackson, de quasi-État, illustre bien la caractéristique de ces États : le principe de souveraineté externe les maintient « en vie » malgré le fait qu’il n’y a plus, sinon très peu, de souveraineté interne (Jackson 1990). Les raisons avancées pour expliquer ce manque de souveraineté interne diffèrent selon les auteurs. Herbst met l’accent sur un macro-niveau en comparant la création des États africains avec celle des États européens, caractérisée par les guerres et les menaces externes (Herbst 1990). De façon similaire, Bayart situe l’État africain dans un contexte de « longue durée », où l’historicité occupe une place centrale pour expliquer les développements jusqu’à nos jours. Bayart, Hibou et Reno ramènent également l’analyse à un niveau national, local, voire individuel, en examinant les différents types de politiques clientélistes (Bayart 1989 ; Hibou 1999 ; Reno 1998). En effet, la fameuse notion de « politique du ventre » utilisée par Bayart renvoie d’un côté aux luttes de pouvoir internes entre différents clans et factions, et, de l’autre côté, aux relations entre les acteurs africains et les acteurs internationaux, en mettant l’accent sur l’agence des acteurs africains et leurs objectifs d’accumulation de pouvoir et de richesse (Bayart 1989). Selon Bayart, les États africains ont été des agents actifs dans la mise en dépendance de leurs sociétés et ne se prêtent pas aux théories de soumission ou de dépendance, traditionnellement utilisées dans l’analyse d’États africains post-indépendants (Bayart 1989 ; Bayart 2000 : 219). Le rôle des agents est aussi souligné dans les travaux de Reno, qui, avec la notion d’État fantôme (shadow state), démontre comment les réseaux criminels, souvent maintenus par des contacts personnels entre différents chefs de guerre, arrivent à instaurer une autorité politique qui ne suit pas la structure étatique occidentale, mais qui s’avère, parfois, aussi durable (Reno 1995 ; 1997 ; 1998 ; 2008). Notre étude se situe entre les différentes approches mentionnées ci-dessus : d’un côté, nous analysons le Liberia dans une perspective de path dependency, qui met l’accent sur la « longue durée », comme Bayart le souligne dans ses travaux ; de l’autre côté, nous montrons que la « colonisation » du Liberia a eu des effets considérables sur le développement de ce pays, contrairement au propos de Bayart, qui, souvent, ne prend pas en considération les influences du colonialisme (ou, dans ce cas précis, de non-colonialisme) (Clapham 1994 : 434). Il faut ici bien souligner que le cas du Liberia est particulier, par sa création, mais qu’il est également un exemple de processus plus classique des rapports entre un État local et des acteurs internationaux. Pour l’analyse de la politique interne, nous nous appuyons principalement sur les travaux de Reno, qui a brillamment démontré la lourdeur et l’institutionnalisation de la corruption ainsi que le clientélisme au Liberia. Enfin, notre étude ajoute à cette littérature, avec une analyse à la fois théorique et empirique, le paradoxe de la cosouveraineté du Liberia qui est à la fois recherchée et honnie, ni imposée ni demandée.
II – Un pas en arrière : le Liberia à travers une analyse de path dependency
L’idée d’une analyse de path dependency est souvent comprise, de manière simpliste, dans le sens où l’histoire peut influencer le futur. James Mahoney montre néanmoins que ce type d’analyse reste fondé sur des prédicats bien plus complexes. Nous allons revisiter les prémisses de cette théorie.
L’argument soutenu par Mahoney postule que la path dependency est caractérisée par des séquences historiques dans lesquelles des événements contingents instaurent des structures institutionnelles, ou une chaîne d’événements qu’on pourrait catégoriser comme déterministes (Mahoney 2000 : 507). On peut ainsi relier un certain résultat à des événements historiques distinctifs (Mahoney 2000 : 508). Trois caractéristiques peuvent, selon l’auteur, être identifiées pour une analyse de path dependency. La première est que le processus étudié est influencé par des événements historiques, de telle sorte que l’on puisse dire que l’ordre des événements est crucial pour un certain résultat (Mahoney 2000 : 510). La deuxième caractéristique présume que les premiers événements historiques sont contingents ; en d’autres mots, qu’ils ne peuvent être expliqués à partir d’événements antécédents. La dernière caractéristique suppose qu’une fois qu’un événement historique se produit, les séquences suivantes sont relativement déterministes, dans le sens où elles suivent un certain modèle (Mahoney 2000 : 511).
Nous pouvons déjà identifier la création de l’État du Liberia comme le point zéro de notre analyse. Nous supposons que la création de l’État constitue l’événement historique contingent qui, donc, ne pourrait être expliqué par des événements antécédents. En effet, la création du Liberia par les États-Unis représente un exemple atypique dans l’histoire de la colonisation. La décision du Congrès américain, en 1819, d’expatrier des esclaves pour les ramener en Afrique constituait une rupture avec les normes appliquées dans le reste du monde à cette époque (Monroe 1910 [1819]). Grâce à l’achat des territoires sur la côte ouest du continent africain, les États-Unis créent non seulement le pays du Liberia, mais aussi une colonie officieuse qui reste sous sa protection (Ellis 1999). Malgré l’insistance marquée du secrétaire d’État selon laquelle les autorités du Liberia sont responsables de leurs propres actes et qu’ils ne doivent attendre aucune aide des États-Unis, le fait de déclarer que « le gouvernement [des États-Unis] reste prêt, à tout moment, à proposer ses bons offices afin d’éviter tout empiétement de la colonie » montre à quel point les États-Unis considéraient le Liberia comme une colonie sous leur direction (Upshur 1910 [1843]). En 1847, les Libériens se déclaraient une république, basée sur le modèle américain, avec une Constitution qui définit tous les hommes comme étant libres et indépendants (Bøås 2005 : 76). Néanmoins, avec la création de l’État du Liberia s’opèrent également une division et une discrimination institutionnalisée entre les Américo-Libériens, les élites, qui disposent du droit de vote et les groupes indigènes qui n’en bénéficient pas. La duplication de la structure des esclaves et de leurs maîtres, présente aux États-Unis, fut si forte qu’en 1931 un rapport de la Société de Nations décrivait le Liberia comme une « république de 12 000 citoyens, avec 1 000 000 sujets » (Wippman 1993 : 161). Cette dominance de la majorité par une minorité allait rester une des caractéristiques le plus perturbantes du Liberia pendant les décennies à venir et une des raisons du déclenchement de la guerre civile.
A — Deux modèles de path dependency
Ayant établi comme point de départ de l’analyse la création de l’État du Liberia par les États-Unis, nous décrirons deux modèles d’analyse de path dependency. Le premier renvoie à des séquences qui s’autorenforcent. Ici, une structure institutionnelle est établie au départ et, au fil du temps, s’autorenforce au point où il devient très difficile, voire impossible, de modifier la structure, malgré le fait qu’une autre structure pourrait s’avérer plus efficace (Mahoney 2000 : 508, 512). La raison d’être de cette structure institutionnelle trouve son origine dans un événement particulier, contingent.
Le deuxième modèle est caractérisé par une logique de cause et de conséquence. Ici, une chaîne des événements se construit sur une base de réactions. L’ordre des événements devient crucial dans ce modèle pour comprendre les résultats. Des événements qui se produisent tôt dans une séquence historique sont particulièrement importants pour la suite. Ainsi, certains événements qui arrivent plus tard ne doivent pas nécessairement avoir un lien direct avec le premier événement historique (Mahoney 2000 : 508, 526). Nous allons illustrer dans les pages qui suivent que le développement du Liberia, un pays entre souveraineté copartagée et coopération conditionnée, peut être analysé comme un mélange des deux modèles présentés ci-dessus.
B — Le Liberia, une histoire d’extraversion ?[2]
Sous la protection des États-Unis et avec une économie stagnante, le Liberia doit ouvrir ses portes en 1926 à l’entreprise de caoutchouc Firestone, pour une coopération et une concession de droits des terres qui va marquer et caractériser l’économie du pays (Lloyd 2006 : 229 ; Marinelli 1964 : 91 ; Ellis 1999 : 31-74). Dans un effort de maintien de sa souveraineté, l’État du Liberia essaie cependant de bloquer d’autres investisseurs externes, jusqu’à l’arrivée du président William Tubman en 1944. Avec un revenu national d’à peine 1,5 million de dollars, Tubman impose une politique d’ouverture destinée à attirer des investisseurs et à sauver l’économie du pays (Marinelli 1964 : 91). Malgré un début très prometteur, les progrès restent limités sur le long terme. Le système néopatrimonial favorisant des relations clientélistes laissait le pouvoir aux mains des Américo-Libériens, alors que la population indigène ne profitait que d’une amélioration très modeste (Wippman 1993 : 161 ; Bøås 2005 : 78). Les réseaux de corruption et de clientélisme furent cependant maintenus sous la présidence de Tolbert en 1970 et ils furent considérés comme un des systèmes de patronage les plus stables au monde (Reno 2008 : 392-393). Ce système, ainsi que le reste du système étatique, fut néanmoins bouleversé avec l’arrivée au pouvoir de Samuel Doe à la suite du coup d’État de 1980. En raison d’un manque de contacts influents proches qui auraient pu l’aider à maintenir le contrôle, le système de patronage devint rapidement un réseau décentralisé – où les affaires illicites contribuèrent à enrichir personnellement Doe, alors que l’État se trouvait dans une situation économique précaire (Reno 2008). Les États-Unis, qui, jusqu’aux élections imposées en 1985, avaient fourni l’aide financière la plus élevée de toute l’Afrique, avec plus de 500 millions de dollars pendant les années 1980 (Weller 1994), commencèrent à réduire cette aide après la fraude électorale organisée par Doe en 1985 (Reno 2008 : 394). Ils continuèrent néanmoins de le soutenir malgré le constat de sévères violations de droits de l’homme (Weller 1994 : 44 ; Bøås 2005 : 79). Les cinq dernières années du régime de Doe furent caractérisées par la corruption et le vol de l’État (Bøås 2005 : 80).
Dans une perspective de path dependency, la période entre 1843 et 1990 peut être considérée comme un mélange des séquences autorenforçantes et réactives. D’un côté, la création du Liberia comme pays semi-souverain par les États-Unis a créé dès le départ une dépendance à une aide externe quasi institutionnelle, qui s’avère difficile à renverser. L’institutionnalisation de la discrimination entre les élites et la population indigène se montre, elle aussi, difficile à modifier. En effet, les bénéfices de la politique de clientélisme et l’enrichissement personnel de l’élite renforcent ce système au fil du temps, bien qu’une grande majorité de la population n’en profite pas.
Néanmoins, nous pouvons aussi noter que les événements se suivent de manière réactive, car la création superficielle de l’État force ce dernier à chercher des solutions rapides pour se construire et bâtir son économie, notamment grâce aux prêts de Firestone qui, pendant plus de 20 ans, contribuera dans une proportion de plus de 60 % aux revenus nationaux (Reno 2008 : 393). La dépendance à cette seule entreprise provoque une crise économique, qui est suivie par un changement radical de politique économique, en passant d’une politique isolationniste à une politique d’extraversion (Bayart 1999). Il s’agit donc d’un choix délibéré des autorités libériennes, notamment du président Tubman (pour améliorer la situation économique). La chaîne des événements peut ainsi être comprise comme un mélange de deux modèles : d’un côté, la création superficielle d’un État contribue à institutionnaliser un système de dépendance et de division qui s’autorenforce par l’enrichissement d’une élite, alors que, de l’autre côté, ces événements se suivent dans une chaîne de réactions, qui explique le changement de politique à un moment donné. Ce changement de politique pourrait en effet constituer un « moment critique », comme le définit Mahoney, où le choix entre deux ou plusieurs arrangements institutionnels constitue un moment critique – car, une fois qu’un choix a été fait, il devient quasi impossible de revenir en arrière (Mahoney 2000 : 513). Le choix d’institutionnaliser une politique d’extraversion a en effet eu des conséquences ultérieures dans l’histoire du Liberia. Ce fut notamment le cas dans la période d’après-guerre, lorsque le gouvernement transitoire a pris place et que la dépendance aux acteurs externes est devenue encore plus prononcée.
III – Gouvernement transitoire, corruption transitoire ?
Le 18 août 2003, les parties au conflit libérien signent un accord de paix globale à Accra au Ghana, dans lequel elles demandent à l’onu, en vertu du chapitre vii de la Charte, de déployer une force au Liberia. L’accord implique également la création d’un gouvernement transitoire qui va prendre le relais du gouvernement élu jusqu’à la tenue de nouvelles élections, planifiées pour octobre 2005. La force de l’onu est ainsi chargée d’appuyer le gouvernement transitoire du Liberia (gtl) et de faciliter l’application de l’accord de paix (onu 2003a). Les parties qui signent l’accord sont le gouvernement du Liberia (gol) – sans son président, Taylor ayant fui le pays une semaine avant la signature – et les deux autres parties au conflit, Liberians United for Reconciliation and Democracy (lurd) et The Movement for Democracy in Liberia (model).
L’un des objectifs considérés comme prioritaires dans la reconstruction du Liberia, à part le renforcement de la sécurité, est de combattre la corruption flagrante dans les institutions étatiques, et en particulier au sein du gouvernement. L’histoire du Liberia est en effet marquée par une corruption presque omniprésente, laquelle a contribué à l’effondrement économique qui caractérise surtout la période conflictuelle et la période postconflictuelle, comme la section précédente l’a illustré. La guerre civile, qui éclate en 1990 avec le retour de Taylor au Liberia, n’améliorera pas la situation économique. Taylor, en tant que plus puissant chef de guerre du pays, construit son propre empire commercial avec sa propre monnaie, sa chaîne de télévision, sa radio et son aéroport. En 1991, il est le troisième plus grand fournisseur de bois de feuillus de la France (Harris 1999 : 435), ce qui démontre l’ampleur de son empire, modestement appelé « Taylorland ». Également nommé le « Greater Liberia », « Taylorland » représentait à ce moment la plus grande partie de l’économie du Liberia (Harris 1999 : 435 ; Van Walraven 1999 : 66). Le lien étroit entre les intérêts personnels et étatiques perdura avec l’investiture de Taylor comme président en 1997 (Sisk 2009 : 214) à la fin de la guerre civile. Le pib a alors chuté de plus de 85 %, plongeant le Liberia dans une dette extérieure de 3,7 milliards de dollars (fmi 2007 : 13).
Au vu de l’histoire du Liberia, il n’est donc pas surprenant que l’un des objectifs les plus urgents pour le gouvernement intérimaire ait été de reconstruire l’économie du pays et de lutter contre la corruption. Néanmoins, la construction de ce gouvernement intérimaire donna lieu à de nombreux questionnements quant à son efficacité. Sans élections, les principales parties au conflit, le lurd, le model et le gouvernement du Liberia, se répartirent sans mal les places et les différentes tâches dans le nouveau gouvernement. En effet, le gouvernement transitoire fut en grande partie géré par les ex-combattants, qui, en raison de la clause leur interdisant de se porter candidats pour les élections en 2005 (onu 2003a), ne furent pas incités à représenter le peuple libérien mais plutôt leurs intérêts personnels. Selon un volontaire de l’onu, « le comité électoral était une bande d’escrocs et les gens dans le Parlement étaient des ex-combattants qui recevaient encore des revenus de la guerre » (Volontaire de l’onu 2008). La corruption du gouvernement transitoire était en effet si flagrante que les six derniers mois de mandat furent dénommés le rush-hour pour illustrer les dernières possibilités pour les fonctionnaires d’utiliser leurs fonctions à des fins lucratives (Chessen et Krech 2006).
Alors que les années du gouvernement transitoire montrent un progrès visible dans les secteurs liés à la sécurité et aux affaires humanitaires, la situation économique demeure quant à elle plutôt régressive. Un des facteurs qui ont contribué à cette situation semble être le nombre de contrats et de concessions signés et autorisés par le gouvernement transitoire pendant les années 2003-2006, lesquels furent jugés non favorables à l’économie libérienne. Malgré le mandat pour une commission de révision de contrats et des monopoles (cmc) dans l’accord de paix, deux contrats en particulier signés par le gouvernement transitoire ont été considérés comme « n’étant pas dans le meilleur intérêt de citoyens libériens » (Ford et Tienhaara 2009). Il s’agit des deux concessions faites à Mittal (entreprise globale d’acier) et à Firestone, qui ont été renégociées depuis l’arrivée du nouveau gouvernement (Ford et Tienhaara 2009 ; Kaul et al. 2009). Firestone était, comme nous l’avons vu dans la section précédente, la première entreprise étrangère au Liberia et, dès les années 1920, elle avait largement influencé la politique et l’économie néopatrimoniale du pays. Il semble ici pertinent de noter que, malgré le fait que le gemap ait également été négocié et signé par le gouvernement transitoire, ce programme n’a pas été sujet à des renégociations ou des modifications.
D’après l’analyse faite dans cette section, nous pouvons conclure que le gouvernement transitoire ne pourrait pas être considéré comme un véritable représentant du peuple libérien. Le fait que ce gouvernement n’ait pas été élu par les citoyens, mais plutôt construit par d’anciens combattants et financé par des donateurs rend sa fonction de représentant du peuple libérien contestable. Cela dit, la guerre, qui n’avait d’issue claire, venait de se terminer et il allait être pratiquement impossible d’installer un gouvernement légitime et démocratique. Cependant, ce même gouvernement non élu a signé un programme économique autorisant des experts financiers internationaux à intervenir au coeur de la politique économique du Liberia : le gemap. Dans la section suivante, nous examinerons le fondement et le fonctionnement de ce programme.
IV – Le gemap, un nouvel exemple de cosouveraineté ?
En 2005, après deux ans de gouvernance économique caractérisée par la corruption et la mauvaise gestion financière, les bailleurs de fonds commencèrent à hésiter à placer leurs ressources directement sous le contrôle du gouvernement transitoire et les partenaires internationaux entamèrent des discussions afin de trouver une stratégie d’intervention économique qui puisse assurer la bonne gouvernance (Dwan et Bailey 2006). Un des facteurs catalyseurs pour le lancement des débats fut le résultat de l’audit financier, réalisé par l’Union européenne, qui s’acheva au début de l’année 2005. Cette vérification montra de manière empirique l’ampleur de la corruption au Liberia (Conseil de l’ue 2005), une corruption qui, entre autres, comportait des droits de concession aux multinationales importantes.
C’est ainsi que les débats entre les partenaires internationaux s’engagèrent et que quatre acteurs en particulier s’employèrent à trouver un nouveau mode d’intervention économique qui puisse régler les problèmes évoqués par l’audit : les États-Unis, l’ue, la Banque mondiale et le fmi. Dwan et Bailey constatent ainsi : « Dans les discussions entre différentes agences à l’intérieur des États-Unis, l’idée d’un protectorat de l’onu fut suggérée mais rapidement mise de côté, vu les difficultés pour obtenir un mandat du Conseil de sécurité » (Dwan et Bailey 2006 : 8). Les discussions continuèrent néanmoins dans la même voie, avec l’objectif de contrôler et de vérifier les dépenses publiques libériennes.
Les débats officiels eurent finalement lieu en mai 2005 à Copenhague, au cours de la révision annuelle des résultats du cadre transitoire. Cette fois-ci, un représentant du gouvernement transitoire du Liberia était présent et, mis sous pression par les partenaires internationaux, il a identifié le problème de gouvernance économique comme étant un manque de capacité ; il a alors demandé l’assistance de la Banque mondiale, du fmi et des États-Unis pour augmenter la capacité du gouvernement (Dwan et Bailey 2006 : 10). Malgré ce premier signe de complaisance de la part du gouvernement transitoire, les quatre mois suivants démontrèrent le contraire. En effet, le ton agressif du premier document ainsi que l’ampleur de l’intrusion dans l’économie politique du pays activèrent des plaintes de transgression de la souveraineté de la part des acteurs nationaux (Ohiorhenuan 2007).
Une des premières ébauches (Economic Governance and Action Plan [egap]) présentées par l’ambassadeur des États-Unis aux partenaires internationaux contenait sept domaines d’intervention différents (Dwan et Bailey 2006 : 11). Cette ébauche, alors qu’elle n’avait pas encore été soumise au gouvernement transitoire du Liberia, suscita déjà des réactions négatives chez les acteurs des sous-régions. Le soutien et l’accord de la cedeao (ecowas en anglais) – un des acteurs régionaux les plus importants au Liberia – étaient considérés comme cruciaux pour la proposition. La cedeao exprimait néanmoins plusieurs hésitations par rapport au programme, en mettant entre autres en évidence le risque d’attirer l’attention sur la mise en oeuvre de l’accord de paix (Ohiorhenuan 2007). Pour convaincre la cedeao de soutenir le programme, les partenaires internationaux exercèrent un lobbying intensif de différents capitaux, avec, comme carte maîtresse, une intervention personnelle du secrétaire général de l’onu de l’époque, Kofi Annan (Ohiorhenuan 2007).
Le gouvernement transitoire du Liberia n’ayant pas encore pris connaissance de la proposition officielle (dans la mesure où les partenaires internationaux voulaient s’entendre entre eux avant de présenter une proposition), il commença à s’irriter du fait qu’il n’avait toujours pas été consulté pour le programme. Pour exercer une pression sur ses collaborateurs internationaux, le gouvernement transitoire du Liberia (gtl) entama une campagne de presse où il accusait les acteurs internationaux d’imposer une tutelle de facto sur le Liberia (Reuters AlertNet 2005). Plusieurs personnalités importantes de la vie politique libérienne exprimèrent leurs préoccupations concernant la proposition egap. Ce fut notamment le cas de la future présidente Ellen Johnson-Sirleaf, qui décrivit l’egap comme un programme financier sous séquestre et un défi pour la souveraineté du Liberia : « Chaque Libérien, y compris moi-même, va rejeter cette proposition et s’y opposer » (Reuters AlertNet 2005). Un an plus tard, dans son discours d’inauguration, elle demanda néanmoins à la population d’accueillir et d’adopter le programme final, tout en promettant de travailler pour qu’il soit non applicable pendant une courte période (Johnson-Sirleaf 2006).
Le fait que les membres de gtl furent, pour la plupart, opposés à la proposition faite par les acteurs internationaux ne devrait guère nous surprendre. Ce sont en effet les événements engendrés par ce même gouvernement qui avaient mené à l’instauration d’un programme de contrôle financier. Considérer leur opposition comme relevant de la représentation du peuple libérien serait leur conférer un rôle trop généreux. D’ailleurs, selon les rapports des médias, certains Libériens « ordinaires » étaient plutôt favorables à l’interventionnisme externe dans l’économie libérienne (Reuters AlertNet 2005).
Néanmoins, le gtl surprit les acteurs internationaux en présentant sa propre contre-proposition, le Liberia Economic Governance and Action Plan (legap), seulement deux jours avant que les acteurs internationaux ne soumettent formellement l’egap (Dwan et Bailey 2006 : 12). Les négociations entrèrent ainsi dans une tout autre dimension dans laquelle l’onu, comme acteur principal au Liberia, se retrouva dans une position délicate qui consistait à choisir entre essayer d’obtenir le soutien des médias pour la proposition internationale de l’onu – par exemple « la populaire radio minul » – et ainsi se mettre à dos plusieurs hommes politiques influant dans la société libérienne, ou rester silencieuse et discrète pour éviter la controverse (Dwan et Bailey 2006 : 12). L’onu choisit la deuxième voie – évitant de prendre une position qui pouvait susciter des controverses dans les couloirs politiques –, une position motivée, d’une part, par le fait que l’onu était sans chef de service depuis plusieurs mois à la suite du départ de l’ancien chef, Jaques Klein (Dwan et Bailey 2006 : 12), et, d’autre part, par le souci de réduire au silence les rumeurs entourant le départ de Klein, qui faisaient écho à une affaire impliquant une jeune Libérienne de la famille de Taylor (Volontaire de l’onu : 2008). Pourtant, le fait que l’onu ait manqué l’occasion de susciter un débat public concernant les deux propositions contribua à l’allure exclusive et secrète du programme. En effet, le manque de transparence et d’engagement vis-à-vis la société civile de la part du gouvernement transitoire, ainsi que des partenaires internationaux, transforma le document final en une affaire d’élites – d’où, malgré l’ampleur de l’intrusion dans la politique libérienne, la population resta largement exclue.
A — Le contenu et ce qui n’est pas tenu en compte
Le document final, qui représente un compromis entre egap et legap, demeure l’une des interventions économiques les plus intrusives qui aient été faites dans un pays sans tutelle et dont la nature suis generis n’est plus à prouver (Dwan et Bailey 2006 : 25). Le gemap repose sur six composantes. Pour s’assurer de la gestion financière et de la redevabilité, des experts internationaux disposent d’un pouvoir de cosignature. Une amélioration de la gestion du budget et des dépenses sera également assurée par l’autorité de ces experts en matière de cosignature, alors que les pratiques d’approvisionnement et l’accord de concessions seront développés par des changements de règles de transparence ainsi que par un soutien international. L’établissement d’une commission anticorruption est également prévu, ainsi que le recours à des experts judiciaires internationaux pour le Liberia. Le soutien des institutions clés est, lui aussi, garanti par des experts internationaux ayant l’autorité de cosignature. Enfin, la sixième composante du programme envisage la notion de renforcement de la capacité – un plan et des ressources pour renforcer la capacité locale, une feuille de route pour mesurer les résultats ainsi qu’une stratégie de sortie (Dwan et Bailey 2006 : 16 ; Banque mondiale 2011).
Ce qui est le plus intéressant dans le programme gemap ne réside pourtant pas dans ce qu’il contient, mais plutôt dans ce qui n’a pas été inclus dans l’accord. En effet, le document ne contient pratiquement aucun plan de mise en oeuvre, et, fait encore plus remarquable, aucune stratégie de sortie. La seule note concernant la fin du programme est la référence à une date limite de 36 mois si le Liberia n’atteint pas le point du ppte (pays pauvres très endettés) avant cela. Malgré cette clause incluse après une insistance vigoureuse de la part du gouvernement transitoire (Dwan et Bailey 2006 : 18), il faut bien noter qu’en 2010 le programme est toujours en cours. Le gouvernement transitoire a en effet donné son accord pour une présence externe d’une durée indéterminée. Cela dit, l’opposition du gtl s’est poursuivie jusqu’à la fin des négociations et la signature du président a été obtenue par une pression internationale impressionnante, contenant deux menaces particulièrement efficaces : premièrement, la rétraction de l’aide américaine pour la réforme du secteur de sécurité et d’un programme d’aide par l’Union européenne et, deuxièmement, une interdiction potentielle de voyage pour les membres du gouvernement transitoire (Dwan et Bailey 2006 : 21). Même la signature en elle-même s’est révélée dramatique : le président, Gyude Bryant, a refusé de signer les annexes et a quitté le pays directement après la signature de l’accord (Mas 2005).
B — Une décision représentative de qui et pour qui ?
Les médias semblent tous d’accord sur le fait que le gemap implique une tutelle économique internationale (Mas 2005) malgré la position commune des acteurs internationaux qui assurent que le programme ne va pas entamer la souveraineté du Liberia (irin 2005). Quand nous comparons cette position avec l’ampleur de l’intervention, il est néanmoins difficile de parler d’un pays complètement souverain. La formule du gemap commande non seulement que les experts internationaux servent de doublures aux titulaires nationaux qu’ils sont chargés d’encadrer et de former, mais également que ce soient les acteurs internationaux qui sélectionnent les experts (Mas 2005). Ironiquement, dans l’accord du gemap, les Libériens sont encouragés à postuler pour les postes comme experts internationaux, malgré le fait que tout l’objectif de ce même programme est d’introduire un contrôle externe pour les nationaux (Banque mondiale 2011 : 2).
Le fait que le gouvernement transitoire ne soit pas élu mais plutôt composé par les anciennes factions de combat est ainsi la preuve la plus visible du manque de représentativité pour la population libérienne. Nous pouvons ajouter à cela un doute quant à la compétence de ce même gouvernement de signer des contrats, voire des concessions pendant sa période de gouvernance. Déjà, à l’époque de la signature de l’accord, des débats avaient cours concernant l’autorité du gtl de signer des contrats qui auraient des suites après la fin de son propre mandat. Un ancien membre du gouvernement exprimait notamment ses doutes à l’ong Global Witness quant à l’autorité dont disposait le gouvernement transitoire pour signer des contrats (Global Witness 2006). Curieusement, ce débat a seulement touché les contrats de concessions aux entreprises multinationales, comme Mittal Steel et Firestone. À la suite des débats et influencé par les voix qui s’élevaient contre l’injustice de ces contrats, le nouveau gouvernement, sous la direction d’Ellen Johnson-Sirleaf, a pu renégocier ces contrats en sa faveur, étant donné que les anciens contrats, signés par le gouvernement transitoire, n’étaient pas considérés comme favorables au peuple libérien (Ford et Tienhaara 2009). Malgré les controverses qui ont marqué la création du gemap, et la claire opposition de la future présidente avant la signature, cet accord n’a jamais été renégocié.
V – Liberia, entre cosouveraineté et coopération
Le gemap est décrit comme un « partenariat entre le gouvernement du Liberia et la communauté internationale pour améliorer la gouvernance, augmenter la transparence et la responsabilité et constituer une fondation solide pour une paix durable » (gemap). Cette déclaration, qui explique l’objectif du gemap, néglige néanmoins de noter que la manière dont l’accord du gemap a été établi manque de transparence et surtout de responsabilité vis-à-vis de la population que l’accord est censé servir. Cela semble être une tendance lourde dans la collaboration entre l’État du Liberia et ses partenaires internationaux, une collaboration qui en réalité s’apparente davantage à une cosouveraineté.
Depuis 2003, moment où l’onu est intervenue, suivie par une cascade d’autres organisations et d’ong internationales, il semblait naturel qu’une grande partie des fonctions, normalement dévolues au gouvernement, aient été prises en charge par l’onu. Le pays était alors en ruines avec pratiquement aucune fonction de l’État intacte. La justice, la sécurité et la santé sont des secteurs de la société qui ont dû être gérés par des acteurs externes. Un état de fait classique des situations postconflictuelles, surtout ces dernières années lorsque les mandats de l’ONU sont devenus plus complexes et surtout plus longs (onu 2004), et où la présence étrangère (l’« empreinte ») n’est plus légère, mais plutôt lourde. Rares sont par contre les exemples de pays où l’onu et d’autres acteurs externes ont pris en charge autant de fonctions étatiques pendant une si longue période sans avoir reçu un mandat de tutelle comme dans le cas du Kosovo ou du Timor oriental. Les acteurs externes, et en particulier l’onu, sont, sept ans après leur arrivée, encore les principaux garants de la sécurité dans le pays. La situation du Liberia, aujourd’hui, semble être assimilable à une coopération qui n’est pas vraiment imposée au gouvernement du pays, mais qui n’est pas non plus complètement volontaire – une situation où, en théorie, le Liberia reste bien indépendant et souverain, mais où, dans la pratique, il fonctionne comme un pays cosouverain, où toutes les fonctions essentielles de l’État sont gérées par des acteurs externes (Wilén 2011). Le problème avec ce type de cosouveraineté particulier est que le lien entre le citoyen et l’autorité reste tortueux – et la responsabilité des acteurs externes vis-à-vis de la population locale, arbitraire, voire absente.
A — La sécurité assurée par des acteurs externes
Le fait que le gouvernement dépende de l’onu pour maintenir la sécurité du pays indique clairement qu’il est encore bien loin de pouvoir revendiquer un monopole de contrôle de la violence avec succès – un des facteurs les plus souvent considérés comme faisant partie des attributions d’un État souverain.
Cette situation est en partie attribuable au fait que la police du Liberia n’ait pas eu le droit de porter des armes avant le printemps 2008[3]. Dans un État postconflictuel où des milliers d’anciens rebelles ont accès aux armes légères, la confiance en une force de police sans armes est particulièrement négligeable[4]. Un responsable de l’onu cimic relate : « Les gens appellent qui quand il y a une dispute? […] Qui est le 911 ? Eh ben, c’est la force [minul], mais ça devrait être la police » (Officier de l’onu cimic 2008).
En outre, en mars 2009, la représentante spéciale du secrétaire général de l’onu au Liberia, Mme Ellen Margrethe Løj, a déclaré que le Liberia n’avait pas encore d’armée (minul 2009). L’armée du Liberia, qui pour le moment fait partie d’un programme d’entraînement américain, est considérée comme capable de reprendre certaines responsabilités de sécurité de la minul en 2012 (onu 2009), ce qui montre bien que l’aspect de la sécurité est encore sous la coupe de l’onu. En effet, la plupart des personnes interviewées ont reconnu que « le gouvernement est complètement dépendant de l’onu » (Officier de l’onu 2008b), à cause d’un manque cruel de capacités au sein de toutes les institutions. Pendant la guerre civile, 75 % de tous les aménagements liés à l’éducation ont été détruits et on a pu assister à une fuite des cerveaux massive (Ngafaun 2009). Cela a contribué à ce manque de capacités. Un autre facteur qui doit également être pris en compte, et que l’on a déjà soulevé, est le fait que le Liberia a toujours été un État divisé, entre les élites, les Américo-Libériens et les indigènes. Cette division n’a pas seulement contribué à la discrimination d’une majorité de la population, mais a aussi fait du Liberia le premier « État-partie » de l’Afrique, avec une personnalisation du pouvoir qui a empêché la construction d’institutions autonomes (Nmoma 1997 ; Ellis 1995 : 175). Cette institutionnalisation d’une structure basée sur une discrimination peut, en effet, être retrouvée tout au long de l’histoire de Liberia, depuis la création de l’État. Une structure, qui, comme l’analyse de la path dependency l’illustre, reste difficile à déconstruire.
Pourtant, et peut-être à cause de cette structure, la tentative de l’onu de renforcer les capacités du gouvernement semble rencontrer des obstacles : « L’onu essaye de soutenir le gouvernement mais presque dans le sens de dire ‘oui’ chaque fois au gouvernement, donc ça n’aide pas le gouvernement à construire sa propre capacité » (Officier de l’onu 2008b). L’onu fournit en effet plusieurs services, selon un autre interviewé : « On doit dire qu’elle [l’onu] a pris beaucoup de fonctions qui devraient appartenir à l’État libérien » (Représentant national pour un pays de l’ue 2008). Ce manque de capacité pose également un problème pour occuper des postes importants et créer une appropriation locale. La présidente Johnson-Sirleaf a été critiquée par des sources libériennes pour avoir cherché à l’extérieur du pays des candidats afin de les nommer à des postes clés. En février 2006, Johnson-Sirleaf mandatait un ancien commandant nigérian de la mission de l’onu au Liberia comme nouveau chef de l’armée, ce qui a soulevé des protestations des militaires nationaux considérant ce choix comme une insulte pour l’armée du Liberia (Africa Research Bulletin 2006). Même si cet incident particulier n’est qu’un exemple, le Liberia reste aujourd’hui largement dépendant de l’assistance externe dans tous les domaines, peut-être à cause d’un leader charismatique et expérimenté qui est capable d’utiliser la présence et la capacité de l’onu.
B — Une situation ambiguë
Au cours des discussions avec le personnel de l’onu, une tendance à la frustration est souvent mise en évidence, la frustration que l’onu n’ait pas un mandat suffisamment fort pour s’imposer au gouvernement : « L’onu est réticente à soulever des sujets parce que c’est une décision politique et que tout doit être conduit par les nationaux […] tu peux juste prendre ce qu’eux [le gouvernement] choisissent. L’onu n’a aucun mandat pour s’imposer, pas de dents pour le faire » (Officier 1 de l’onu 2008). Un autre officier complète cette image : « Le gouvernement transitoire ainsi que le gouvernement actuel n’ont pas de peur et seulement un respect très limité pour la mission de l’onu […] notre mandat est trop faible […] Nous devons toujours capituler parce que c’est mieux avec son leadership [Johnson-Sirleaf] que d’autres, mais il n’y a aucune séparation de pouvoirs, tout est corrompu. Et il n’y a pas de changement profond dans la structure » (Officier 2 de l’onu 2008).
Malgré cette frustration, d’autres officiers sont bien conscients de l’ampleur de l’intrusion dans les affaires internes au Liberia : « Je me sens souvent coupable quand je suis dans une pièce et que je regarde autour de moi et que ce sont juste des expatriés qui parlent des questions nationales. Prenant des décisions sur des questions qui sont vraiment des sujets nationaux […] nous devons faire des choses et nous ne faisons pas attention à l’environnement, nous voulons juste délivrer un produit » (Officier de l’onu 2008a).
Le Liberia doit donc faire face à une situation paradoxale. Les acteurs internationaux sont mis sous pression pour livrer des résultats, essayer de soumettre l’État du Liberia aux conditions et demandes internationales tout en étant contraints de respecter l’autorité officielle du gouvernement, même si ce dernier est largement dépendant de l’aide externe. Les acteurs entrent donc dans une sorte de cosouveraineté qui n’est ni imposée, ni complètement volontaire, où le gouvernement ne se débrouille pas tout seul et où il doit donc se soumettre à une présence externe dans pratiquement tous les secteurs, sans pour autant ouvertement reconnaître cette cosouveraineté. L’objectif formel de l’intervention externe est bien de renforcer la souveraineté du Liberia, et non d’introduire une sorte de cosouveraineté (Wilén 2011). Même si le gouvernement du Liberia a bien autorisé cette présence externe, l’opportunité de dire non ne s’est pas vraiment présentée pour le gouvernement, et encore moins pour la population. Cette situation donne lieu à un questionnement concernant la légitimité de cette autorité, composée à la fois d’acteurs externes et internes, ainsi que la possibilité des citoyens de se faire entendre dans un tel contexte.
Selon des interviews réalisées au Liberia avec des nationaux, deux tendances se dégagent des opinions émises : d’un côté, il y a ceux qui ne veulent laisser aucune responsabilité aux Libériens eux-mêmes : « Si c’était à moi de décider, je voudrais que la minul restructure tout le pays, et le gère pendant plus de dix ans, comme ça nous pouvons revenir au bon sens et connaître nos responsabilités et devoirs et commencer par là » (Policier local 2008). D’autre part, il y a ceux qui trouvent que les internationaux ont été trop intrusifs, sans laisser suffisamment de place aux acteurs nationaux : « Ce qu’on attend du minul c’est qu’il aide et développe le pays, pas de prendre les fonctions […] Je pense qu’ils [minul] assument des rôles qu’ils devraient laisser au gouvernement, à la société civile et à d’autres institutions » (Professeur libérien 2008). Il y a donc, d’un côté, des acteurs locaux qui n’ont pas confiance en leur capacité de reconstruire le pays, mais qui ont, en revanche, une confiance presque égale dans la dépendance, dans la capacité de l’onu. Selon les interviews, ce groupe d’acteurs locaux ignorent souvent, ou choisissent d’ignorer, l’aspect politique de l’intervention de l’onu, considérant celle-ci comme une machine neutre, technique, qui peut perfectionner une société avec des conseils d’experts (Chandler 2006, 2007 ; Bickerton 2007 : 107). Ce développement peut évidemment aussi être interprété dans la perspective de la politique d’extraversion de Bayart : comme un choix délibéré, fait par les acteurs internes avec l’intention de manipuler les acteurs externes. Cela semble plutôt correspondre à l’avis d’une partie du personnel de l’onu, qui se sent manipulée et utilisée à des fins aléatoires par le gouvernement local. De l’autre côté, il y a un groupe d’acteurs locaux qui s’opposent à l’intrusion extérieure, qui la trouvent souvent humiliante, paternaliste et qui se sentent exclus de la reconstruction de leur propre État. Le fait qu’une partie seulement de ce groupe d’acteurs ait la possibilité de participer aux projets de l’onu accentue la division inhérente au Liberia, entre les élites qui sont employées dans l’une des organisations internationales et ceux qui n’arrivent pas à se faire entendre, ni à influencer leur destin par les moyens proposés par la communauté internationale.
VI – Remarques finales
Nous avons voulu montrer dans cet article, en recourant à une analyse de path dependency, que la situation postconflictuelle au Liberia est paradoxale et peut être considérée comme une sorte de cosouveraineté multilatérale, où la présence des acteurs internationaux n’est ni imposée au gouvernement libérien, ni volontaire. L’analyse du programme du gemap a également confirmé une nouvelle sorte d’intervention intrusive – cette fois-ci, une invention sui generis, qui pénètre le coeur de l’économie du Liberia (Dwan et Bailey 2006). L’analyse du gemap a montré non seulement que les négociations autour de l’accord ont été difficiles, mais surtout que les Libériens sont aujourd’hui contraints de suivre un programme qui a été négocié et signé par un gouvernement transitoire, non représentatif, sans stratégie claire de sortie ni de plan de mise en oeuvre. Cela semble être, d’après les interviews, une tendance générale au Liberia, où les fonctions étatiques sont largement reprises par des acteurs externes, alors que le gouvernement maintient l’autorité officielle. La situation peut être comparée à celle d’un État qui décide de privatiser plusieurs de ses fonctions en les vendant à des entreprises, à la différence près qu’au Liberia le gouvernement n’a pas réellement de choix. Cette « décharge » modifie les relations entre « public » et « privé » et remodèle la façon d’être et d’agir dans les champs traditionnellement considérés comme appartenant à l’État (Hibou 1999 : 7-8). Le manque flagrant de capacité des institutions étatiques force le gouvernement à accueillir et accepter l’intervention externe, même dans des secteurs considérés comme cruciaux pour l’État. Les relations entre l’autorité officielle du Liberia et les acteurs externes, l’autorité officieuse, se cachent néanmoins derrière des discours de renforcement de la souveraineté, de capacité et d’appropriation locale.
Selon l’analyse de path dependency effectuée dans cet article, on peut expliquer cette situation en se tournant vers le passé, en considérant la création unique de l’État libérien par les États-Unis qui institutionnalise, d’un côté, un système de dépendance et, de l’autre, une société basée sur l’exclusion. Les événements qui suivent ce premier événement contingent se caractérisent, après un « moment critique » où la politique du Liberia change d’orientation, par la notion d’extraversion, comme l’a définie Bayart (1999). Le choix de se tourner vers une relation de forte dépendance aux acteurs externes aura des effets déterminants sur le développement du Liberia. Non seulement ce choix est autorenforcé par les événements qui se sont déroulés dans la période d’après-guerre, mais l’arrivée des acteurs externes sur la scène libérienne renforce également les divisions sociétales entre une élite internationalisée et une population exclue du processus décisionnel. Alors que le Liberia constitue un cas particulier du fait de sa création artificielle, la perspective de path dependency peut tout de même se prêter à des analyses fructueuses pour d’autres pays qui se trouvent dans des contextes similaires d’après-guerre et pour lesquels il existe une certaine continuité – à dégager – entre l’histoire et la situation actuelle qui peut améliorer la compréhension de situations paradoxales.
Dans la perspective de path dependency, l’histoire du Liberia montre que ce cheminement vers une situation paradoxale entre coopération conditionnelle et souveraineté copartagée s’est développé à partir, d’une part, de choix délibérés et, d’autre part, de la création unique d’un État, qui, au départ, n’était ni colonisé ni souverain.
Appendices
Note biographique
Chercheuse postdoctorale au Conflict Studies Centre de l'École royale militaire à Bruxelles et collaboratrice scientifique à Recherche et enseignement en politique internationale (REPI) de l'Université libre de Bruxelles.
Notes
-
[1]
En tout, plus de 30 entretiens ont été effectués au Liberia entre avril et mai 2008.
-
[2]
Ce titre fait référence à l’article de Jean-François Bayart « L’Afrique dans le monde. Une histoire d’extraversion » (1999).
-
[3]
Ce sujet fait encore l’objet de débats, car, comme le commissaire de la police de l’onu, Mohammed Alhassan, l’a déclaré dans une conférence de presse : « J’entends d’habitude que la lnp (Liberia National Police) n’est pas armée. La lnp est armée. Chaque nuit, la lnp a armé plus de 20-25 officiers pour des patrouilles anti-vol […] Nous armons seulement les officiers qui ont des fonctions qui exigent l’utilisation d’armes. » En même temps l’inspecteur général de lnp explique : « Nous avons quelques armes et il y a un arrangement pour en avoir plus. Mais ces choses prennent du temps. Donc l’onu a encore la supervision sur ça » (minul 2008). Néanmoins, tous les interviewés avec qui j’ai discuté pendant mon séjour au Liberia, y compris un officier de l’onu cimic, ont témoigné du fait que la police nationale n’avait pas le droit de porter des armes, avec comme conséquence que la population est dépendante de la force de l’onu.
-
[4]
En décembre 2006, 300 officiers d’élite formés par l’onu sont autorisés à porter des armes, mais la grande majorité des forces de police reste sans armes (BBC News 2006).
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