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Voici un titre qui soulève la curiosité sur le bien-fondé de la question, mais aussi une interrogation particulière : comment l’auteur va-t-il répondre ? Les sciences sociales proposent plusieurs approches, et celle que l’auteur privilégie est la géopolitique, cette approche qui combine géographie et politique. La géopolitique est considérée comme une sous-discipline des relations internationales qui a connu des hauts et des bas depuis le 19e siècle et qui semble, depuis quelques années, grâce aux efforts d’Yves Lacoste dans la revue Hérodote ainsi qu’à la publication de beaucoup d’ouvrages, avoir retrouvé quelques titres de noblesse universitaires. Lacoste est l’auteur de la préface de ce livre. L’intérêt de cet ouvrage se situe, donc, dans l’apport que peut avoir la géopolitique à toute analyse du rôle que joue et peut jouer la Russie postcommuniste sur la scène régionale aussi bien que sur la scène internationale.

Le livre comprend neuf chapitres en plus d’une introduction et d’une conclusion. Dans l’introduction, Mongrenier explique ainsi le choix de la géopolitique : « C’est à travers sa géohistoire et dans son épaisseur territoriale qu’il faut appréhender la Russie et saisir ses modes de fonctionnement géopolitiques. » Par la suite, il expose dans les cinq premiers chapitres les différents éléments qui aident à saisir l’importance de l’approche géopolitique pour bien comprendre la Russie contemporaine : une puissance eurasienne ; le despotisme oriental ; la volonté de puissance ; les représentations géopolitiques russes ; et les incertitudes et faux-semblants des partenariats. Dans ces chapitres, il montre comment, à travers l’histoire russe, chacun de ces éléments a influencé le développement politique interne ainsi que la politique étrangère, quels qu’eussent été les régimes politiques de cet immense pays à cheval sur deux continents. Les chapitres qui suivent portent sur la situation actuelle sur le plan des relations internationales dans laquelle se trouve la Russie, c’est-à-dire sur les moyens dont elle dispose pour faire valoir ses objectifs (missiles et pipelines), sur ses liens avec la Chine et les autres puissances asiatiques avoisinantes, sur ses relations avec l’Iran ainsi que sur le rôle que Moscou peut jouer au Moyen-Orient. On y aborde, enfin, ses relations avec les anciennes républiques fédérées soviétiques qui se sont détachées avec la chute du communisme, mais qui forment aujourd’hui la Communauté des États indépendants, souvent décrite comme l’« étranger proche » de la Russie.

Le dernier chapitre ainsi que la conclusion sont de loin les pages les plus intéressantes du livre, parce qu’ils donnent une réponse ponctuelle plutôt que géopolitique à la question posée dans le titre. Pour Mongrenier, la situation dans laquelle se trouve actuellement la Russie a pour résultat que « l’aire de pertinence des prétentions russes se limite à l’espace postsoviétique ». Les éléments qu’il désigne comme fondamentaux dans cette situation sont la diaspora russe, l’interdépendance économique et énergétique ainsi que les intérêts communs de sécurité qui expliquent la création et le maintien de la cei, mais aussi l’intérêt que la Russie y porte. Or, ces éléments n’ont pas réussi à reconstituer une entité postsoviétique, plutôt une cei à géométrie variable dont l’institution principale est l’Organisation du traité de sécurité collective (otsc) qui a vu le jour le 25 mai 2001. Mais celle-ci est loin de constituer, tant dans ses capacités opérationnelles que dans son organisation, une alliance défensive similaire à l’otan. En outre, Mongrenier met en évidence la présence et les activités de membres qu’il appelle les « enfants terribles » de la cei, la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie, qui ont créé en 1996 le guam (d’après les initiales des pays membres) et, depuis 1999, le gouam avec l’adhésion de l’Ouzbékistan, une organisation vouée à consolider l’indépendance et la souveraineté de ses États membres par rapport à la Russie, provoquant ainsi des tensions avec l’ostc. Malgré l’intérêt que la Russie porte aux autres régions du monde (que Mongrenier appelle « l’étranger lointain » et qu’il décrit rapidement), d’une manière qui ressemble d’ailleurs assez à l’ancienne politique soviétique, il est clair que c’est cette région de la cei qui va préoccuper les maîtres du Kremlin pendant les années à venir.

L’approche géopolitique est intéressante dans la mesure où elle nous permet de comprendre certains comportements en politique étrangère qui relèvent de l’histoire de la Russie ainsi que de sa situation géographique, surtout depuis que Vladimir Poutine est au pouvoir. Elle nous fait aussi comprendre certains enjeux stratégiques potentiels sans pour autant les rendre inévitables. Toute décision en politique étrangère doit, cependant, être prise à partir d’une analyse ponctuelle qui se concentre sur les capacités, les ressources, le système politique et les objectifs des dirigeants. Quel regard doit-on alors porter sur la Russie ? Menace-t-elle vraiment l’Occident ? L’approche géopolitique est peut-être l’argument le plus percutant avancé par Mongrenier pour répondre à cette question en signalant le besoin d’un front commun euro-atlantique qui, pour réussir, doit en même temps donner aux maîtres du Kremlin des assurances que l’avenir de la Russie réside dans une politique de coopération plutôt que dans la poursuite d’un rêve géopolitique. C’est paradoxal, certes, mais c’est aussi la façon la plus claire de répondre à la question posée par l’auteur.