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Si Hegel avait dû commenter l’ouvrage dont nous parlons, il aurait sans doute repris un passage de Phénoménologie de l’esprit (1807) : « Chacune [des deux consciences] est bien certaine de soi-même, mais non de l’autre, et ainsi sa propre certitude de soi n’a aucune vérité […] Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort. »
Emmanuel-Pierre Guittet parvient à nous brosser dans ce livre un tableau explicite de la question antiterroriste à travers les évolutions contemporaines du paysage politique espagnol. La littérature française a peu abordé la question de l’antiterrorisme espagnol à travers les âges, notamment si l’on compare avec la quantité d’ouvrages espagnols. Et même si quelques ouvrages ont déjà traité de cet aspect sous l’angle de la construction européenne, il ne fait jamais de mal de les réactualiser.
Combattre ses adversaires dans leur chair avec leurs propres armes et préférer pour cela le terrain de la force plutôt que celui de l’idéologie : l’idée dérange. Pourtant, c’est ce que l’auteur décrit dans cet ouvrage, insistant sur la réponse des autorités à la violence des terroristes par l’application de la loi du talion, menant ainsi leur lutte avec les moyens qu’ils étaient censés combattre. Ce qui devrait être un constat d’échec (ne trouver qu’un moyen de faire triompher ses idées et que cela soit précisément celui que l’on combat) devient de facto une arme de politique européenne. L’Espagne est parvenue à faire adopter par l’Europe entière les principes issus de ses luttes intestines, pratiques mises en place sous la dictature de Franco.
Voilà exposée toute l’ambigüité à laquelle les autorités espagnoles, aussi critiquables fussent-elles à l’époque, ont été confrontées au moment de la naissance de l’eta (Eutaski (e)Ta Askatuasuna). La lutte antiterroriste est – par essence – idéologique et donc discriminatoire et injuste pour l’une des parties, la plus faible ; elle n’est qu’un choix, un positionnement, un parti pris. Son essence est l’opposition de deux idées, de deux systèmes philosophiques et de deux modes de vie. Elle est au coeur de ce que l’auteur appelle « la raison et la déraison d’État ». L’existence même du jeu démocratique est remise en cause dès lors que l’action violente se produit plus sur le terrain des individus que sur celui de la politique. Ainsi, quand un État fait le choix de combattre ses adversaires avec leurs propres armes ou opte pour le laisser-faire, il établit un certain ordre politique, voire une ligne directrice.
Devant de tels questionnements, le lecteur – d’autant plus s’il est européen – doit souvent se remettre en question : comment un consensus fort, visant à éliminer l’existence physique d’individus violents, s’attaquant aux principes de l’État peut-il devenir une politique européenne de gestion des conflits interétatique et du terrorisme ? Quelles évolutions de notre système de pensée et de gouvernement peuvent autoriser une telle transformation ?
Il en est ainsi de la différence entre « le ciel étoilé » et « la loi morale » de Kant (Critique de la raison pratique, 1788) dont il est question dans cet ouvrage : l’opposition entre la légalité et le sens naturel de la morale et du devoir. Le débat est philosophique et ancestral, mais la réalité et le questionnement sont encore largement contemporains : comment faire triompher ses idées face à une barbarie qui ne respecte pas les mêmes règles morales que nous ? L’ouvrage dont nous discutons apporte sa pierre à l’édifice idéologique que représentent les méthodes de lutte contre la violence politique dans un État de droit (ou a posteriori considéré comme tel).
Par l’exemple des gal (Grupos Antiterroristas de Liberación), organisation financée par l’État franquiste pour assassiner les membres de l’eta résidant dans le sud-ouest de la France, l’auteur nous montre comment un moyen de lutte, aussi violent soit-il, peut – s’il est déclaré vainqueur in fine – devenir un instrument de politique internationale et de gestion d’un espace communautaire. Pour cela, il s’attache à montrer à la fois l’importance de l’évolution historique des régimes et celle des idées. La démocratie postfranquiste a repris et développé la politique antiterroriste mise en oeuvre, et elle a lancé, à partir des années 1980, un programme de propagande européenne visant à démontrer l’importance de la problématique basque et, par extension, de la problématique terroriste. La recherche espagnole de l’implication et de la collaboration de la communauté européenne est devenue – avec le temps – un exemple de coopération internationale : l’idée d’Europe s’est refondue dans cette lutte. Le terrorisme aura ainsi servi de ciment aux fondations européennes, à grands coups de pactes et de consensus, et la politique de l’extradition sera ainsi devenue le terreau à la lutte antiterroriste.
Cet ouvrage est assez déconcertant : en un sens, il paraît d’un abord simple, mais les thèmes abordés ne le sont pas et demandent une remise en cause des idées reçues sur la démocratie. Il fait la preuve que l’immoralité peut devenir règle de droit et principe étatique. La bibliographie détaillée et les nombreuses références de bas de page montrent que l’auteur a cherché à documenter son sujet et permettent d’élargir les connaissances du lecteur. L’écriture est limpide et sans fioritures et la maîtrise du sujet ne fait aucun doute : les lecteurs apprécieront !