Article body
Si l’histoire moderne ne semble pas avoir connu de guerre dont l’eau aurait constitué l’enjeu principal, le 21e siècle a toutes les chances d’en être le témoin. Telle est la thèse centrale de l’ouvrage de Frédéric Lasserre. Pour l’auteur, l’absence de guerre de l’eau dans le passé ne constitue pas un indicateur fiable de la probabilité de voir surgir de tels conflits dans un proche avenir. En effet, ce n’est que depuis peu que la population augmente rapidement, que la pression sur les surfaces cultivées s’est dramatiquement accrue et que les besoins en eau pour l’irrigation et les besoins domestiques ont explosé.
Dans un style clair et précis, Lasserre nous initie tout d’abord aux instruments d’analyse propres à la géopolitique de l’eau. Cette boîte à outils contient les données de base telles que les inégalités spatiales : l’eau est abondante sur la Terre mais elle est très inégalement répartie. Pire, l’eau et parfois abondante là où la densité de population est faible (Amérique du Sud) et manque cruellement ailleurs, là où la démographie explose (Asie). Les conséquences sont dramatiques : 1,7 milliard de personnes manquent d’eau douce et près de 6 000 meurent chaque jour des conséquences de cette pénurie.
L’auteur introduit ensuite la notion de rareté relative : l’eau est rare par rapport à un modèle de consommation donné, lequel varie considérablement en fonction du mode de vie et des activités économiques. D’où le concept de stress hydrique qui évalue la pression des activités humaines sur les ressources disponibles : au-delà d’un prélèvement de 40 % des ressources renouvelables, le stress est majeur. Frédéric Lasserre présente de façon très didactique les enjeux économiques liés à la consommation de l’eau et familiarise le lecteur avec l’analyse des structures de prélèvement et de consommation. Le lecteur non familier de ces questions découvre au gré des chapitres que, dans certaines régions, des prélèvements trop importants dans les nappes aquifères finissent par provoquer des infiltrations d’eau de mer. Utilisée pour irriguer les terres cultivables, cette eau chargée en sel endommage les plantations et affecte la fertilité des sols. Le lecteur ira ainsi de surprise en surprise, constatant avec effroi les gaspillages colossaux que génèrent les techniques d’irrigation inadaptées ou la durée de vie étonnamment courte des grands barrages de retenue qui, s’ils présentent l’avantage de réguler le débit des cours d’eau, voient leur capacité de stockage réduite par l’accumulation des alluvions.
De surcroît, les grands ouvrages de retenue d’eau sont souvent au coeur des différends entre les États alimentés par un même fleuve. Le partage des eaux du Nil entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte ainsi que celui des eaux du Tigre et de l’Euphrate, du Jourdain et de l’Indus constituent autant d’études de cas qui permettent à l’auteur de montrer le potentiel conflictuel élevé de la question de l’eau dans ces différentes parties du monde. Même une relation bilatérale aussi apaisée que celle qui existe entre les États-Unis et le Canada n’est pas à l’abri de tensions sur la question de l’eau dès lors que les réserves inépuisables du second suscitent la convoitise des premiers.
Une fois les éléments conceptuels et les données techniques mis en place, Frédéric Lasserre propose une analyse succincte mais assez fine des aspects politiques des différends portant sur l’eau. Il évite l’écueil qui aurait consisté à sur-estimer l’impact de ces derniers sur le risque de conflits armés et souligne opportunément le rôle qu’ils peuvent jouer tantôt comme catalyseur de situations déjà instables – Inde-Pakistan, Syrie-Israël –, tantôt comme une opportunité d’instrumentalisation au titre de symbole de la souveraineté nationale dans le cadre de discours à usage interne.
L’ouvrage s’achève sur un mode résolument normatif avec huit propositions pour éviter de futures guerres de l’eau. Si les solutions juridiques sous la forme de traités de partage des eaux ont montré leur limite, si la mise en place de dispositifs de coopération bi- ou multilatéraux bute trop souvent sur la souveraineté des États, il reste un vaste éventail de mesures techniques, juridiques et politiques pour désamorcer la bombe à retardement que constitue la question de l’eau à l’échelle planétaire.
Les 254 pages que consacre Frédéric Lasserre aux « guerres de l’eau » se lisent d’une traite et sans effort, ce qui fait de son livre un excellent ouvrage d’initiation à la géopolitique de l’eau.