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Dans cet ouvrage, David Ambrosetti propose un regard critique sur une question qui se trouve au coeur de l’évolution contemporaine de la politique internationale, celle des rouages de prise de décision au sein du Conseil de sécurité de l’onu au sujet des conflits périphériques. L’auteur se demande quels sont les facteurs à prendre en considération quand il s’agit de comprendre ce qui conduit certains États « à s’engager dans des jeux de coopération et de rivalité en matière de gestion internationale des crises et conflits armés à l’onu ». À cette question, Ambrosetti livre une réponse définitive et éclairante : il faut observer les hauts fonctionnaires chargés de représenter ces États dans les arènes multilatérales à l’onu lorsqu’ils sont plongés dans des interactions répétées avec leurs homologues. Toute l’oeuvre concourt à établir et ancrer cette idée principale. L’ouvrage, rédigé dans une langue soignée, emprunte une démarche analytique originale et cohérente tout en s’appuyant sur une documentation riche et abondante.
Ambrosetti explore les pratiques d’un certain nombre d’acteurs étatiques parmi les plus influents dans le système international quand ils sont confrontés à ce qu’il appelle « les violences politiques lointaines », violences des autres certes, mais qui les interpellent en qualité d’États-patrons. Il s’agit, de prime abord, du « quintette » formant le directoire du Conseil de sécurité des Nations Unies, au sein duquel les pays occidentaux demeurent les plus actifs dans ce domaine. L’auteur nous transporte au coeur des crises et des conflits armés dits extérieurs, des crises « souvent porteuses de faibles urgences et de faibles risques » pour ces pays qui, de manière fréquente, sont appelés à y jouer un rôle prépondérant. Toutefois, son regard porte essentiellement sur les décideurs de la politique étrangère de la France, en particulier les diplomates de ce pays qui interagissent avec le Conseil de sécurité lorsque la violence éclate dans un État-client.
Ambrosetti croit qu’une telle faiblesse des urgences et des risques perçus par ces acteurs ne va pas de soi. Ils y parviennent en construisant des digues rhétoriques, destinées à façonner l’opinion mondiale, par le biais d’un usage savant et fréquent des médias à large diffusion publique. Le plus souvent, dit-il, ces digues s’inscrivent dans le registre de l’obligation morale, bien plus que dans les domaines de politique internationale jugés autrement plus vitaux pour la sécurité des États que ces décideurs servent. Toujours est-il que, lorsque ces digues rhétoriques vacillent, l’urgence réapparaît crûment, laisse-t-il entendre.
L’ouvrage fait une incursion dans la diplomatie française au Conseil de sécurité de l’onu, principalement en examinant les cas du Rwanda et de la République démocratique du Congo. Pour Ambrosetti, le génocide des Rwandais tutsi commis au printemps 1994 en présence des Casques bleus de l’onu et sans réaction internationale, de même que le conflit congolais, incarne l’écart entre le projet humanitaire et les enjeux quotidiens propres à l’espace diplomatique international. Il permet de replacer les décideurs diplomatiques chargés de ces dossiers dans leur environnement diplomatique plus large, compris comme un environnement normatif dans lequel se jouent l’acceptation collective, la reconnaissance de positions d’influence données, le crédit et le discrédit. Quant au Conseil de sécurité, il fournit une arène bien délimitée pour l’étude de cette scène diplomatique et de ses acteurs plongés dans leurs activités tactiques.
Le premier chapitre plante une approche théorique captivante ; l’auteur y dresse une conceptualisation des normes dépouillée de ses vertus et contenus éthiques, mais profondément articulée autour des positions sociales établies ou recherchées, de routines et comportements socialement sanctionnés. Ensuite, Ambrosetti brosse l’environnement normatif des décideurs de la politique étrangère de la France et les fondements rationnels de la relation patron-client entre la France et ses satellites africains. Dans le troisième chapitre, il explore les normes propres qui encadrent les négociations au Conseil de sécurité des Nations Unies. Le chapitre quatre est consacré à l’analyse de l’implication, ou du lead, de la France dans le conflit rwandais. Enfin, dans le chapitre cinq, l’auteur étudie et décortique la manière dont sont fabriqués et protégés les récits légitimateurs, sentier par lequel un État (la France) demande au Conseil de sécurité d’assurer le lead dans un conflit frappant un autre État sur lequel il exerce une influence notoire.
Tout au long de sa démonstration, l’auteur emprunte une démarche sociologique ; il réintroduit en même temps la nature politique propre au travail diplomatique, c’est-à-dire « sa capacité à conforter certaines positions de pouvoir et à en fragiliser d’autres ». Sa lecture de la politique internationale s’appuie sur deux paramètres principaux, le pouvoir mais surtout les normes. Ces normes, observe l’auteur, ont moins à voir avec des croyances éthiques qu’avec des sanctions sociales qui, lorsqu’elles sont positives, assurent la reproduction des positions sociales reconnues à ces fonctionnaires, mais qui peuvent tout autant s’avérer négatives et venir menacer la pérennité de positions d’influence jalousement gardées. De ce fait, il invite à restituer la compétition et le conflit dans leur environnement normatif, à les comprendre par les mécanismes normatifs qui les sous-tendent.
Pour Ambrosetti, la politique internationale peut être interprétée non seulement comme un exercice de conquêtes de positions de pouvoir ou d’influence qui se disputent « à l’international », mais aussi comme un exercice d’évitement des « coups » qui pourraient fragiliser de telles positions déjà reconnues, aux yeux des audiences qui précisément reconnaissent ces positions. « La politique internationale, fait-il remarquer, est un jeu de reconnaissance de positions d’influence entre pairs, lequel se joue autour de la reproduction de comportements routiniers… La pérennité de positions d’influences dépend de la pérennité des normes. »
Cet ouvrage constitue un outil précieux pour comprendre la politique internationale au-delà des sentiers battus et des embouchures théoriques contraignantes. En accordant une place importante aux motivations carriéristes des acteurs individuels – dans ce cas il s’agit des diplomates ou autres exécuteurs de la politique étrangère – dans l’articulation de la position des États plutôt qu’aux manifestations froides de la raison d’État, c’est-à-dire l’intérêt national, David Ambrosetti fait preuve d’innovation épistémologique. Les intérêts des États, a-t-il démontré, ne peuvent se comprendre en dehors des normes partagées par les différents acteurs engagés dans des dossiers précis. Ce faisant, tant la démarche proposée que le cas étudié – celui de la diplomatie française – ont le potentiel d’éclairer un sujet troublant et insuffisamment exploré, celui de la dynamique et de la manifestation des relations entre patron et client au Conseil de sécurité de l’onu.