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Chez toute personne s’intéressant aux questions nucléaires, un constat empirique des plus frappants suscite l’interrogation : comment expliquer que, depuis Hiroshima et Nagasaki, aucun État n’ait eu recours à l’arme nucléaire ? C’est la question fondamentale qui sous-tend ce dernier ouvrage de T.V. Paul. Pour l’auteur, la réponse est à chercher principalement dans l’interdiction inhérente à la tradition de non-utilisation des armes nucléaires. Il est important de le noter, T.V. Paul préfère parler de tradition de non-utilisation que de tabou et il s’en explique dans son introduction. La naissance et la persistance, depuis plus de soixante ans, de cette tradition s’expliqueraient par des préoccupations liées à l’image et à la réputation associées à des considérations normatives. Par cette thèse, Paul entend se distancer des réflexions antérieures sur le sujet selon lesquelles les raisons expliquant le non-recours aux armes nucléaires sont à rechercher dans des considérations soit rationalistes/matérialistes, soit normatives/idéationnelles.
Adoptant une approche éclectique, T.V. Paul tient compte, d’une part, de considérations matérielles : les armes nucléaires, qualitativement différentes des armes classiques, sont uniques par leur capacité destructive, et leur utilisation entraîne de multiples conséquences car, une fois introduites dans le combat, elles ne peuvent être ni contenues ni restreintes, tout comme elles ne peuvent être confinées ni limitées. L’auteur tient compte, d’autre part, de considérations non matérielles découlant des premières : les décideurs sont préoccupés par les coûts en matière de réputation et d’image qu’impliquerait l’utilisation éventuelle des armes nucléaires. C’est en utilisant ce modèle qu’il va confronter son argument principal à la réalité par l’étude des cinq puissances nucléaires de jure (les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et la Chine) et les trois de facto (Israël, l’Inde et le Pakistan; la Corée du Nord en étant exclue). Si chacun des pays analysés a eu un rapport historique particulier à la tradition, tous se sont néanmoins abstenus – même si la tentation d’y avoir recours n’a pas souvent manqué – de faire usage de leurs armes nucléaires contre les États qui n’en disposaient pas.
C’est donc, semble-t-il, à cause de cette tradition, en tout cas en partie, que même les États disposant de la technologie nécessaire pour fabriquer leurs propres bombes ont décidé de ne pas se lancer dans une aventure nucléaire militaire, préférant adhérer au Traité de non-prolifération (tnp), confiants que les États dotés d’armes nucléaires (edan) ne pourraient pas les attaquer avec leurs armes si leurs intérêts vitaux n’étaient pas menacés. C’est aussi ce sentiment qui a conforté certains États non dotés d’armes nucléaires (endan) dans le déclenchement de quelques conflits, quasi persuadés qu’ils ne pourraient faire l’objet de représailles nucléaires. En même temps, les endan n’ont jamais été complètement convaincus par la robustesse de la tradition de non-utilisation. C’est ce qui explique leurs efforts persistants pour obtenir des edan des garanties légales de sécurité. Mais ces derniers, excepté la Chine, s’y sont toujours opposés, la manoeuvre consistant à maintenir une certaine ambiguïté autour de la possibilité d’emploi des armes pour dissuader toute attaque contre eux.
Tout cela vient rappeler que la tradition de non-utilisation des armes nucléaires n’est qu’une norme informelle, une pratique suivie par les edan, et que, jusqu’à ce qu’elle devienne une norme formelle, légalement exécutoire empêchant l’utilisation des armes, et pas avant, sa vitalité et sa robustesse continueront de susciter des interrogations. Par ricochet, le danger d’une utilisation continuera de planer, telle une épée de Damoclès, sur la tête des endan. D’ailleurs, les changements opérés dans les politiques nucléaires américaines, russes, anglaises et françaises en réponse aux menaces inhérentes au nouvel environnement sécuritaire post-11 septembre 2001 constituent des motifs de préoccupation majeure. Il apparaît de ce fait qu’aujourd’hui, plus qu’hier, la tradition de non-utilisation est réellement en danger. Dans le jeu des pronostics, on peut donc dorénavant s’interroger : laquelle des puissances nucléaires actuelles se risquerait-elle à être la première à briser cette tradition ? Les États-Unis, avec le développement possible des « mini-nukes » seront-ils encore les premiers à ouvrir la boîte de Pandore au 21e siècle ? La question mérite d’être posée.
Il est important, en terminant, de saluer l’originalité ainsi que la contribution théorique et empirique de l’ouvrage de T.V. Paul à la littérature sur la non-utilisation des armes nucléaires. L’auteur assure ne pas vouloir créer une grande théorie et il n’est d’ailleurs pas le premier à se pencher sur le sujet – pensons, entre autres, à Nina Tannenwald, en 2007, avec The Nuclear Taboo. The United States and the Non-Use of Nuclear Weapons since 1945, dont la thèse reposait sur des considérations morales. Il a néanmoins le mérite d’aborder la question en profondeur à partir de l’étude aussi bien des puissances nucléaires de première génération que de celles de deuxième génération – quoique l’option choisie de consacrer un seul chapitre chaque fois aux quatre autres puissances nucléaires officielles hormis les États-Unis et aux trois en dehors du tnp paraisse quelque peu ambitieuse – tout en l’articulant autour du régime de non-prolifération.
Écrit dans un style étonnamment limpide et digeste, l’ouvrage de dix chapitres dont la thèse centrale est très bien développée, et donc convaincante, est accessible non seulement au chercheur qui se spécialise dans le domaine, mais aussi au grand public désireux de mieux comprendre pourquoi cet événement spectaculaire d’août 1945, maintenant à jamais gravé dans les mémoires collectives, ne s’est pas reproduit jusqu’à ce jour.