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Les années 1980 ont vu l’émergence du développement durable et participatif (ddp) en réponse à l’échec généralisé du développement pratiqué à cette époque. Ceux qui proposaient ce nouveau type de développement étaient considérés par les gouvernements et les institutions de Bretton Woods au mieux comme des idéalistes sans liens avec la dure réalité économique du développement ou, dans le cas de certains gouvernements, comme des éléments subversifs à emprisonner.

Ces critiques étaient alors principalement issues d’acteurs non gouvernementaux tels que des ong environnementales, humanitaires et de développement et des milieux universitaires – la discipline des Relations internationales s’est beaucoup penchée sur ce problème –, le fameux rapport Brundtland de 1987 étant à cette époque la plus forte présentation de cette approche. Trois grandes réponses aux failles de ce développement économique, top-down et infrastructurel ont été proposées : 1) le développement économique devait être conçu de façon culturellement appropriée et il devait être indigène et approprié par la communauté ; 2) cela devait s’opérer grâce à la participation des citoyens par une prise de décision participative, décentralisée, bottom-up et à acteurs multiples ; 3) enfin, le développement devait prendre le milieu naturel en compte pour les besoins des générations futures. Transversalement, on voit émerger les questions de justice et d’équité non seulement entre les générations, mais aussi entre les riches et les pauvres, entre les vulnérables et les puissants… Le développement durable et participatif était né. Après l’appropriation du ddp dans les années 1990 par les ong et les oig, les normes de démocratie participative sont devenues des conditions d’obtention de projets de développement par les agences étatiques de développement. Ensuite, même la Banque mondiale l’a intégré en 1997 avec sa notion de ‘bonne gouvernance’. En 2000, le rapport de la Commission mondiale sur les barrages (cmb 2000) postule que les normes de ddp sont la solution aux problèmes de performance matériels et financiers, aux effets négatifs sur l’environnement et les cultures, et, surtout, à l’absence d’appropriation des projets par les communautés. On constate donc que les recommandations liées au ddp sont devenues depuis des normes qui se propagent dans un nombre sans cesse croissant de domaines, devenant même une condition sine qua none, voire un régime discursif dans le sens foucauldien (1980) du terme. Si cette position n’a rien d’original, on peut toujours se demander à quel point les grandes organisations internationales (oi) se sont approprié ces normes. Nous prenons le cas des organisations internationales promotrices de barrages qui, depuis quelques années, ont adopté des normes de ddp, sous la pression d’acteurs non étatiques et non hégémoniques, notamment les ong (de développement, environnementales et humanitaires). Cela a eu un effet : si, dans les années 1980, environ 20 % des barrages incluaient la participation dans le processus de décision, dix ans plus tard ce chiffre était de 50 % (cmb 2000 : 176). Premier constat : on assiste à une diffusion des normes et principes de ddp chez divers acteurs et à différentes échelles, et ce, au-delà des discours, puisque ce sont les projets de barrages eux-mêmes qui ont été influencés. Le second constat est que l’on observe également une appropriation relative de ces normes, dans le sens où non seulement elles sont prises en compte par un acteur, mais où celui-ci souhaite également les transformer en pratiques internes ou externes. Nous posons que ces efforts d’appropriation dépendent en grande partie de la légitimité perçue par les acteurs de ces normes. Mais ce processus varie tant par la forme que prennent alors ces normes que par le degré jusqu’auquel on se les approprie.

Les normes ont fait l’objet de nombreuses études qui se sont penchées sur leur construction au sein d’institutions, sur leur diffusion entre le local et le global, tandis que d’autres s’intéressaient au processus de leur institutionnalisation et de leur internalisation, c’est-à-dire de leur transformation en règles, lois ou politiques publiques. Mais ce processus d’internalisation et de diffusion des normes n’est pas homogène, la vitesse et la profondeur variant en fonction de plusieurs facteurs, dont l’identité et la puissance de l’institution qui les diffuse ainsi que la perception de la légitimité à la fois de ces normes et de l’institution. La question générale qui sous-tend notre programme de recherche est la suivante : quel est le rôle de la légitimité d’une norme dans la construction d’un régime – et de ses normes –, sa diffusion et sa durée dans le temps ? La proposition est qu’on ne peut pas expliquer la persistance d’un régime dans le temps ni son efficacité à transformer ses normes en pratiques si l’on occulte empiriquement et théoriquement la question de la légitimité : comment de nouvelles normes se transforment-elles en valeurs, et comment ce processus est-il lié au changement ou à la fin d’un régime ? Comment et pourquoi les principes du ddp sont-ils devenus des valeurs aux yeux d’acteurs tout d’abord réticents ?

Dans cet article, nous nous penchons sur des acteurs dont l’idéologie et la culture institutionnelle ou disciplinaire les rendent a priori peu sensibles aux enjeux sociaux liés aux projets d’infrastructures techniques que sont les barrages. Où en sont à cet égard les grandes organisations internationales engagées dans le financement et la construction des barrages ? Quels sont le niveau et la qualité de leur appropriation de ces normes ? Comment expliquer les différences entre les diverses organisations concernées par la promotion de grands barrages dans leur prise en compte des normes de participation dans les évaluations d’impacts sociaux des ouvrages ? Nous avançons l’hypothèse suivante : un des facteurs importants d’internalisation des dimensions sociopolitiques et environnementales est la capacité « disciplinaire » ou « idéologique » de ces organisations à les prendre en compte, liée à l’identité et aux fonctions premières de l’institution. Notons que l’étude comportait également une analyse des normes environnementales, mais nous traiterons de cette dimension ailleurs, faute de place[1]. Cependant, certaines dynamiques propres à la contestation environnementale seront citées en exemple.

L’argument est qu’une institution peut très bien se donner des objectifs sociaux, mais être dans l’incapacité de les atteindre. L’effort mis à s’approprier et à afficher des normes sociales ne relèverait donc pas d’une campagne d’image publique, mais d’un obstacle intérieur à l’institution et à sa volonté de s’approprier pour elle-même et de traduire en pratiques ces normes sociales et environnementales. Cela rejoint l’argument de Young (2002a, 2002b) selon qui la structure même d’une institution joue un rôle capital dans sa capacité à mettre en oeuvre et à promouvoir des normes. Malgré toute la bonne volonté et les intentions réelles d’une institution, si sa structure ne s’y prête pas, alors ses efforts pourraient être annulés. Nous ajouterons que cette capacité de prendre en compte les dimensions participatives et environnementales qui est liée à la culture institutionnelle joue également un rôle sur la perception de la légitimité de ces normes par l’institution. Dans le cas des barrages, il ne fait aucun doute que les normes sociales et environnementales ont une légitimité très grande auprès des parties prenantes[2]. Qu’en est-il des institutions qui les promeuvent ou qui, à l’instar de la cmb, surveillent l’application de ces normes ? Abordons donc maintenant la question de la légitimité, au regard du processus d’appropriation des normes d’un régime.

I – Légitimité, normes et valeurs : cadre d’analyse

Si la théorie des régimes explique relativement bien le processus par lequel des normes deviennent un ensemble coordonné de règles et de procédures internationales, c’est-à-dire un régime, elle explique plutôt mal pourquoi et comment des normes légales ou politiques deviennent dans certains cas des croyances considérées comme légitimes par les acteurs qui leur étaient auparavant réticents. Le constructivisme semble le mieux armé pour aborder la question de la légitimité, surtout en dehors du cadre de l’État-nation (Franck 1990 ; Hurrel 1993), même si le processus de légitimation demeure peu exploré. Selon Hurd, la légitimité est :

une croyance normative par un acteur qu’une règle ou une institution devrait faire autorité. Il s’agit d’une qualité subjective relationnelle entre des acteurs et des institutions, et qui est définie par la perception que l’acteur a de cette institution. Cette perception peut provenir de la substance de la règle, d’une procédure ou de l’origine de cette règle. Elle influence le comportement parce qu’elle est internalisée par l’acteur et qu’elle contribue à la définition de son intérêt (1999 : 381, italiques ajoutés).

La légitimité est, selon nous, directement liée à l’appropriation : on peut reconnaître qu’une norme est considérée comme légitime lorsqu’une institution se l’approprie, lorsque celle-ci la diffuse dans ses différents services, ses programmes, ses projets, qu’elle la met en pratique et la transforme en comportements, en politiques... La légitimité repose sur la croyance de la part d’un acteur qu’une règle doit être observée en raison de sa substance, de sa procédure ou de son origine. Les normes deviennent ainsi « bonnes », « vraies » ou « éthiques » aux yeux des acteurs. La norme devient une valeur. Cette approche de la légitimité permet de dépasser l’explication coercitive (liée à la version hégémonique de la théorie des régimes) des changements provoqués par l’introduction de nouvelles normes, pour aborder les stratégies et les dynamiques par lesquelles se construit cette légitimité. Ainsi, la coercition et la domination ne sont ni les seules forces en jeu ni même les plus importantes dans l’élaboration d’un régime, ce qui n’est pas contradictoire avec certaines écoles de la théorie des régimes.

Rappelons brièvement que la définition d’un régime diffère selon le courant théorique qui l’a proposé. Alors que Keohane (1993) limite sa définition de régime à l’État, Krasner définit un régime plus largement comme :

les principes, les normes, les règles et les procédures de prise de décision, implicites ou explicites, autour desquelles les attentes des acteurs convergent dans un domaine spécifique des relations internationales. Les principes sont les croyances dans les faits et les causes. Les normes sont des critères de comportements définis en termes de droits et d’obligations. Les règles sont des prescriptions spécifiques à partir desquelles on prend action. Les procédures de prise de décision sont les pratiques acceptées afin de créer et de mettre en oeuvre un choix collectif (1983 : 2, italiques ajoutés).

Pour les néoréalistes, la présence d’une « puissance hégémonique » est nécessaire à la formation et à la persistance d’un régime. Dans ce cas, la légitimité ne jouerait pas un rôle très important puisque les règles sont imposées par un État puissant. L’État étant l’unique acteur significatif, la légitimité politique n’existe qu’en relation avec celui-ci. Pour les « libéraux », cette présence n’est pas nécessaire, car d’autres acteurs (Haufler 1993 ; Risse-Kappen 1995) peuvent s’organiser afin de créer un régime, notamment les « communautés épistémiques » qui sont un groupe organisé d’individus partageant la même idéologie (dans le sens large du terme) et qui tentent d’influencer le système afin d’obtenir des changements. Les scientifiques oeuvrant dans le domaine du changement climatique en sont un exemple : les membres du giec ont présenté leurs recherches aux décideurs qui, eux, se sont appuyés sur leurs recommandations pour élaborer le protocole de Kyoto. Pour Haas, la définition d’une communauté épistémique se limite aux scientifiques (1993 : 179), ce qui exclut les acteurs qui n’ont pas un statut d’expert scientifique, mais qui peuvent néanmoins avoir une influence morale et politique, comme les ong qui ont fait pression sur la Banque mondiale, soulevant les impacts sociaux négatifs des barrages. Selon la cmb, en partie issue de ces mêmes critiques, l’opposition des écologistes et des sociologues aux barrages a provoqué des changements dans les politiques et la planification des États et des grandes institutions financières, qui mettent en place des procédures de concertation et des évaluations d’impacts sociaux et environnementaux depuis 2000. La cmb et son approche durable des barrages sont devenues depuis le référent par excellence des autres institutions oeuvrant dans ce domaine. Est-ce là un signe de la profondeur de la légitimité des nouvelles normes de ddp parmi des acteurs a priori peu enclins ou sensibles à ces valeurs ? Quelle peut être, sur le plan théorique, l’importance de la légitimité dans un régime ? Hurrel écrit :

le problème majeur pour les théoriciens des régimes […] est de montrer que les lois et les normes exercent un pouvoir d’obéissance d’elles-mêmes, à tout le moins partiellement indépendamment des intérêts du pouvoir qui les sous-tendent et qui sont souvent responsables de leur création. […]. Il doit y exister une notion d’obligation à l’égard de certaines règles même si elles ne sont pas compatibles avec l’intérêt de soi (1993 : 53).

Pour Hurrel, la légitimité ne repose donc pas sur une institution, mais sur des règles :

un des éléments essentiels (d’un régime) est la légitimité des règles qui proviennent d’un sens partagé de faire partie d’une communauté légale et qui sert de lien crucial entre les règles procédurales du comportement des États et les principes structurels qui définissent le caractère du système et l’identité des acteurs (1993 : 59).

Comment alors les normes de ddp interagissent-elles avec l’identité de l’organisation ? Notons que si certains, comme Inglehart (1997) ou Katzenstein (1996), ont abordé la question des valeurs de façon positiviste, les auteurs postpositivistes et constructivistes, plus nombreux, ont avancé que la légitimité repose en dernier lieu sur la croyance individuelle (La Branche 2003).

Empiriquement, reconnaître qu’une norme est respectée parce qu’elle est considérée comme légitime et non pas parce qu’elle est imposée n’est pas toujours aisé. De façon générale, la transformation d’une norme en valeur peut être reconnue lorsqu’un individu exprime une croyance soit par le langage, soit par le comportement, qu’il obéit à une règle parce qu’il la croit juste, bonne, vraie ou morale. L’appropriation des normes sociales par les institutions engagées dans la construction des grands barrages se révèle donc être pour nous un signe de leur légitimité aux yeux des acteurs. Les efforts qui consistent à diffuser ce principe parmi d’autres acteurs constituent un autre « signal ». Précisons que les normes ne sont pas uniquement des causes directes d’un événement mais un cadre de guides et de justifications à des comportements. Ainsi, le ddp est devenu depuis quelques années un ensemble plus ou moins coordonné – un régime discursif (Foucault 1980) – de notions d’ancrage partagées par les acteurs et qui jouent un rôle dans la perception d’un problème, des solutions proposées et des stratégies de dissémination de normes et de valeurs. C’est le cas du rapport de la cmb qui agit dorénavant comme un cadre de référence à partir duquel, par exemple, des ong vont se positionner pour s’opposer aux barrages, tandis que les institutions internationales vont s’y référer – que ce soit pour s’y opposer ou y adhérer… L’internalisation offrirait alors la forme la plus stable d’un régime, car la coercition n’y est pas nécessaire, les valeurs et les croyances offrant une base à partir de laquelle les acteurs agissent « volontairement » et d’emblée. L’appropriation et la mise en pratique des normes de ddp par des organisations internationales financières et techniques offriraient donc des signaux forts que ces normes sont légitimes et que ce régime s’ancre à différents niveaux. Mais, méthodologiquement, comment peut-on mener une étude sur ces questions abstraites peu faciles à saisir ? Les méthodes sociologiques offrent de nombreuses pistes riches en leçons, dont les entretiens et l’observation participative. Berman suggère également d’analyser des cas où les sanctions n’existent pas ou ont cessé d’exister alors que les comportements subsistent (2001). On peut aussi analyser des cas d’acteurs hégémoniques qui n’ont de prime abord pas intérêt à adopter les normes de ddp, mais qui le font tout de même, ce qui est la stratégie de recherche adoptée pour cet article.

Il faut cependant être bien conscient d’une difficulté : constater l’adoption d’un discours ou d’un changement de règles formelles au sein d’institutions ne permet pas de soutenir qu’un changement de valeurs, sur lesquelles reposerait la légitimité du régime, a bel et bien eu lieu, car il pourrait s’agir « simplement » d’une obéissance à des normes imposées ou à un affichage d’une image publique. Les principes du ddp sont-ils alors devenus une façon normale de faire et de penser pour des acteurs réticents il y a peu ?

Nous avions jusqu’alors exploré dans des études empiriques ces réflexions théoriques sur la légitimité et les valeurs liées au ddp, mais avions laissé de côté les promoteurs et les constructeurs de grands barrages. Or, les récentes évolutions dans ce domaine posent une série de questions, mettant en évidence le rôle joué par ceux-ci dans un contexte de ddp. Commencent-ils à observer les normes du ddp parce qu’ils le doivent ou parce qu’ils y croient (une valeur) ? Nous avons abordé cette question par une analyse de leur prise en compte et de leur construction des évaluations d’impacts sociaux dans les barrages, en tentant de comprendre la place et le statut des dimensions sociales dans des institutions techniques et économiques.

II – Le nouveau régime de DDP dans les barrages

Issues de diverses ong et des mouvements Nimby (« pas de ça chez moi » ; essentiellement, les mouvements de contestation locaux de refus d’un projet), les critiques des impacts sociaux et environnementaux des barrages existent depuis longtemps, culminant en 2000 avec la publication du rapport de la cmb. Le mandat de celle-ci prévoyait l’élaboration de recommandations de bonnes pratiques à promouvoir dans ce domaine. À la parution du rapport, ses conclusions ont été vivement critiquées par les promoteurs de barrages, qui ont depuis modifié leur position.

À l’époque, ces acteurs considéraient ces recommandations issues des normes et principes du ddp comme trop exigeantes pour que soit possible leur intégration aux projets de barrages, voire comme étant anti-barrages. La volonté de contrer ces critiques a conduit les organisations internationales à produire différents outils permettant de penser les risques environnementaux et sociaux dans les projets hydroélectriques. Ainsi, de nombreux instruments pour évaluer les risques liés à la construction de grands barrages et y répondre sont actuellement en vigueur sur la scène internationale, issus de l’émergence d’un réel régime en la matière, au sein duquel la cmb a joué un rôle clé. Nous ne nous attarderons pas sur les origines de ce régime dans ces pages, pour nous pencher plutôt sur l’appropriation variée de ses normes par les institutions internationales, sous la forme des critères d’évaluation et de gestion de ces impacts.

Pour ce faire, nous avons mené une analyse comparative de quatre organisations internationales productrices de normes en matière de barrages : la cmb, la Banque mondiale (bm), l’Agence internationale de l’énergie (aie) et l’Association internationale de l’hydroélectricité (aih). Comment ces institutions conçoivent-elles les dimensions sociales dans l’élaboration des projets de barrages ? Bien entendu, même en tant que promotrices des normes de ddp dans la construction de barrages, ces institutions diffèrent. La Banque mondiale est une agence de développement au sens large du terme, alors que l’aie et l’aih sont des organisations techniques, spécialistes du secteur de l’énergie hydraulique. Quant à la Commission, elle a été créée par la Banque mondiale dans l’optique de recenser les mauvaises et les bonnes pratiques liées aux barrages et de formuler des recommandations visant à maximiser les impacts positifs et à minimiser les impacts négatifs, grâce aux principes de ddp.

La forme et le degré d’appropriation de ces normes parmi ces institutions varient fortement, la cmb et la Banque mondiale s’avérant plus exigeantes, en grande partie parce qu’elles sont concernées par les grandes questions de développement qui incluent les dimensions sociales, que les organisations spécialisées (aih et aie), dont les préoccupations sont essentiellement techniques et financières. Ces dernières ont en effet été amenées aux questions sociales en raison des controverses et des oppositions locales et internationales, fortement encadrées par des experts scientifiques (La Branche 2010). Il s’avère que la culture institutionnelle et disciplinaire ainsi que l’identité (brièvement, ce pour quoi une organisation a été créée, ses objectifs, sa raison d’être) jouent un rôle important dans la « volonté » et la capacité d’une organisation à intégrer et à mettre en oeuvre – c’est-à-dire à s’approprier – les normes de ddp.

Méthodologiquement, nous avons relevé des critères retenus par chacune de ces organisations pour évaluer la prise en compte quantitative et qualitative des normes de participation et des impacts socioculturels. Nous avons comparé les degrés d’exigence des différents instruments d’évaluation d’impact social (eis) créés par ces organisations. Notre analyse a été réalisée grâce à l’élaboration d’un outil de comparaison rassemblant 50 critères et permettant de visualiser, d’une part, si les critères sont satisfaits et, d’autre part, avec quel degré d’exigence. L’objectif de la démarche était de créer une synthèse des critères les plus couramment utilisés et les plus pertinents. Notre analyse a par conséquent fait ressortir une liste de plusieurs critères (50), rassemblés en deux principales familles, les critères dits de procédure et les critères dits de performance. À remarquer que tous ces critères découlent directement de la démarche du ddp, puisqu’ils mettent en avant la participation, la concertation, l’information, la démocratie…

Juger de la pertinence d’un critère relève, dans une certaine mesure, d’un acte arbitraire. Par conséquent, la liste définitive ne prétend pas être exhaustive. Nous nous sommes reposés sur les outils des organisations elles-mêmes. Un des principaux facteurs de sélection des critères retenus est la fréquence des apparitions (nombreuses ou au contraire unique) de ces critères dans les outils étudiés. Le résultat final de cette analyse se présente sous la forme de trois catégories au sein desquelles sont répartis les 50 critères. En l’espèce, ces familles de critères correspondent aux principes et aux normes – déclinés de manière précise et avec un objectif pragmatique de mise en oeuvre – chers à la théorie des régimes. La première catégorie rassemble les « critères de procédures », évaluant la manière dont est réalisée l’eis. La seconde présente les « critères de performance », énumérant les différentes tâches dont doit être composée l’eis. Enfin, la troisième catégorie détaille le critère principal de la deuxième catégorie et représente en cela la tâche maîtresse à accomplir, à savoir « l’identification et la description de tous les impacts potentiels du projet ». Pour des raisons de clarté organisationnelle, ces critères ont été hiérarchisés ; ainsi apparaissent des critères généraux[3] assortis de leurs sous-critères correspondants[4]. Enfin, la formulation de ces critères, par souci de compréhension et pour éviter toute confusion avec les textes existants, s’inspire directement de la terminologie (traduite par nos soins) utilisée par les institutions internationales étudiées.

Notre première grande catégorie regroupe les « critères de procédure ». Le premier critère général, « considérations éthiques », inclut : a) l’implication du public (processus de prise de décision équitable, participatif, démocratique), dont i) l’identification des parties prenantes ; ii) la représentation des communautés affectées ; iii) l’information fournie aux communautés affectées ; iv) la consultation des communautés affectées ; v) la participation des communautés affectées ; vi) l’acceptation des communautés affectées ; vii) la surveillance et la supervision par les communautés affectées. Toujours à l’intérieur du critère général « considérations éthiques », nous trouvons b) la transparence et l’ouverture et c) l’indépendance. Le deuxième critère général, « fiabilité des eis », comprend : a) un processus indépendant d’évaluation et de surveillance ; b) la flexibilité et la capacité d’adaptation ; c) une approche intégrée. Le troisième critère général, « calendrier et étapes », inclut : a) les délais de réalisation ; b) la proactivité (early-timing) ou la réactivité (late-timing) et c) l’intégration du cycle de vie complet du projet. Enfin, les derniers critères (sans sous-critères) concernent l’analyse et le respect des cadres légal et institutionnel.

Le tableau ci-dessous présente les critères de procédure, sans notre analyse des quatre institutions. Il est inclus ici afin de faciliter la compréhension de notre propos.

Tableau 1

Critères de procédure (Comment les évaluations d’impact devraient-elles être mises en oeuvre ?)

Critères de procédure (Comment les évaluations d’impact devraient-elles être mises en oeuvre ?)

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La seconde grande catégorie regroupe les critères de performance : a) objectifs et politiques ; b) recherche de solutions de rechange au projet ; c) analyse sociale ; d) analyse des parties prenantes (qui regroupe i) les acteurs intéressés ; ii) les acteurs touchés directement et indirectement et ceux qui sont déplacés ; iii) les peuples indigènes et iv) les groupes sociaux vulnérables) ; e) identification des sources d’impact ; f) identification et description de tous les effets potentiels significatifs (positifs et négatifs) du projet ; g) sélection du site ; h) évaluation des impacts sociaux (les impacts significatifs et ceux qui sont résiduels ou non significatifs) ; i) évaluation de l’amplitude et de l’occurrence des impacts ; j) planification des stratégies d’évitement, de réduction, de compensation.

Notre dernière catégorie présentée s’intitule « Identification et description de tous les effets potentiels significatifs (positifs et négatifs) du projet ». Elle comprend : a) les impacts sociaux négatifs, dont les sous-critères i) les impacts imprévisibles et ii) la nature des impacts. Ces impacts, selon l’aie et la cmb, sont définis comme des changements dans les modes de vie, la culture, les systèmes politiques, l’environnement, la santé et le bien-être, les droits individuels et de propriété, les peurs et les espoirs, les communautés, l’apparition de conflits potentiels entre les parties prenantes ainsi que les impacts des déplacements. Le second critère général inclut les « effets positifs attendus », dont a) les mécanismes de partage des bénéfices et b) le développement des capacités dans les communautés. Enfin, le troisième critère général, « échelle des effets des projets (positifs et négatifs) », a pour sous-critères a) les effets directs, indirects et cumulatifs ; b) les effets à court et à long terme ; c) les niveaux des effets ; c) la situation géographique des impacts. Comme il a été observé précédemment, le choix ainsi que la formulation de ces critères proviennent d’une étude approfondie des différents outils internationaux utilisés par les institutions pour réaliser leurs eis.

Notons qu’aucun instrument d’eis n’est aujourd’hui universellement reconnu comme faisant figure d’autorité dans ce domaine, les normes de ddp liées à la construction de grands barrages étant très nombreuses. La force contraignante d’un tel instrument est encore moins évidente. Il s’agit d’ailleurs d’une des critiques les plus fréquemment formulées quand il est question des efforts fournis pour les intégrer. Par conséquent, nous choisirons de concentrer notre analyse sur le statut et l’importance de la participation des populations locales concernées comme élément d’influence dans le processus de prise de décision, la prise en considération de l’opinion des habitants demeurant aujourd’hui un des critères les plus sensibles, à l’origine de nombreuses polémiques. Bien qu’elle soit comprise dans un ensemble complexe de considérations économiques, sociales, culturelles et politiques, la question centrale consiste à comprendre à quel point les institutions analysées se sont approprié les normes de participation en les transformant par exemple en mécanismes concrets d’implication des populations locales.

Nous nous sommes donc penchés sur les critères qui nous permettent d’évaluer le rôle et la place du ddp dans les eis sur les grands barrages. Ainsi, parmi les « critères de procédure[5] », nous retiendrons principalement celui qui est intitulé « Implication du public – Processus de prise de décision équitable, participatif et démocratique ». Cet ensemble rassemble les sous-critères suivants : 1) identification des parties prenantes au processus de prise de décision ; 2) représentation des communautés affectées ; 3) information des risques et bénéfices potentiels pour les communautés affectées ; 4) consultation des communautés affectées ; 5) participation des communautés affectées ; 6) soutien ou opposition (acceptation) au projet des communautés affectées ; et 7) surveillance et suivi du projet par les communautés affectées.

Dans cette optique, un autre critère, qui fait partie des « critères de performance[6] », doit aussi être l’objet d’une attention particulière dans la mesure où il constitue une étape indispensable à l’implication des populations locales dans la réalisation de l’eis : « analyse des parties prenantes au projet ». Ce critère se décline en quatre sous-critères : 1) populations positivement affectées ; 2) populations négativement affectées ; 3) populations indigènes et 4) populations vulnérables[7]. Mentionnons que ces notions ne sont pas sans poser problème, non seulement en matière de définition, mais aussi de reconnaissance et de légitimité – qui, dans ce cas, se décline sous la forme de compensations financières. Il demeure aujourd’hui un flou important dans la définition du terme « population indigène », le nombre d’individus ou de communautés réclamant l’adhésion à ce groupe augmentant par ailleurs, participant ainsi au flou qui entoure ce concept. Certaines communautés usent en effet de ces termes pour se faire reconnaître par les organisations internationales afin d’accroître leur légitimité et leur capacité d’influence. Ensuite, on entend par « population vulnérable » les groupes sociaux qui souffrent de discriminations ou d’inégalités naturelles ou culturelles. Initialement vulnérables, ces populations sont donc plus susceptibles de subir des impacts sociaux négatifs. On le voit, il s’agit ici du principe de justice sociale, au coeur du ddp, que l’on tend à oublier et qui sous-tend cette discussion. Notons de plus que la façon dont les quatre organisations choisissent d’identifier les différentes parties prenantes informe également de la place accordée aux plans de participation.

Chaque critère et chaque sous-critère ont été évalués en fonction d’une échelle d’exigence allant de « bas » à « très haut ». Ces critères ont été tirés d’une analyse de plusieurs textes publiés par ces institutions (aih 2004 et 2006 ; aie 2000 ; Banque mondiale 2003, cmb 2000). Cependant, l’objectif de cet article n’est pas de détailler les résultats obtenus pour chacun d’eux, mais davantage de tirer des conclusions quant aux tendances générales qu’il est possible d’observer à partir de ces résultats. Dans cette optique, nous passerons en revue chacune des quatre organisations étudiées en nous concentrant sur les critères liés à la participation des populations, comme une façon de tenter d’évaluer la prise en compte du ddp dans les barrages par les institutions productrices de normes. Soulignons déjà que chaque organisation présente ses recommandations selon un ordre qui lui est propre et qui varie énormément. Par conséquent, l’étude de la forme sous laquelle sont présentées ces recommandations est également importante, puisqu’elle informe sur le fond du propos et sur les priorités de chacune. L’analyse suggère également une méthode qui permet de comprendre comment différentes institutions s’approprient et hiérarchisent les mêmes normes au sein d’un même régime. Présentons maintenant plus en détail chacune des institutions analysées.

III – L’Association internationale de l’hydroélectricité

Créée sous les auspices de l’unesco en 1995, l’Association internationale de l’hydroélectricité (aih) se décrit comme un forum au sein duquel différents acteurs contribuent à la promotion et à la diffusion des bonnes pratiques et des différents savoirs concernant l’hydroélectricité. L’aih ambitionne de faire de l’hydroélectricité un des moyens de satisfaction des besoins mondiaux en eau et en énergie, permettant ainsi le développement d’une technologie renouvelable et soutenable. Son expertise, ses membres et ses objectifs sont tous orientés vers la technologie. Comptant des membres de plus de 80 pays, l’aih est une association non gouvernementale, rassemblant tant des individus que des organisations.

Si devenir membre de l’aih est possible pour tous ceux concernés d’une manière ou d’une autre par l’hydroélectricité, l’aih est essentiellement une organisation technique dans la mesure où elle entretient des relations étroites avec le milieu professionnel de l’hydroélectricité. Ses directives concernant le ddp sont donc plutôt orientées vers une démarche pragmatique et la nécessité d’appliquer une realpolitik. Considérant le caractère technique de l’organisation et la réalité selon laquelle l’application des normes de ddp aux projets de barrage exige des concessions de la part des promoteurs, on pourrait logiquement s’attendre à ce que l’aih soit une organisation moins exigeante en matière de normes sociales que les autres. Un premier constat infirme une telle hypothèse. En effet, dans son aih Sustainability Guidelines, l’aih formule 12 critères et stratégies (aih 2004 : 18-19) à respecter pour obtenir l’acceptation des communautés dans les projets hydroélectriques et les aspects sociaux de la durabilité.

Ses stratégies pour tenir compte des effets sociaux sont nombreuses :

  1. Il faut s’assurer que les bénéfices et les coûts du projet, tant environnementaux que sociaux et économiques, sont clairement identifiés, documentés et diffusés aux parties prenantes.

  2. Il est important d’identifier les parties prenantes et les communautés affectées et de leur fournir l’information leur permettant de prendre part au processus de décision. La communauté doit voir ce processus comme étant transparent, clair et inclusif.

  3. Les parties prenantes affectées devraient participer au développement et à la mise en oeuvre des mesures d’atténuation, incluant la formulation d’un plan ou d’une politique de déplacement.

  4. Un processus de prise en compte des préoccupations ou risques futurs liés au projet doit être présenté aux parties prenantes dès le début du projet.

  5. Il faut spécifiquement identifier les minorités ou les groupes vulnérables et s’assurer qu’ils sont représentés correctement dans le processus de décision et qu’ils ne sont pas touchés négativement par le projet.

  6. Les communautés ou les groupes affectés par le projet devraient être les premiers à en tirer avantage. Ces acteurs devraient aussi participer à l’identification, à la planification et à la distribution des bénéfices.

  7. Les communautés affectées doivent être compensées pour leurs pertes. Cela inclut les personnes déplacées par la construction des infrastructures liées, comme les routes, les communautés qui perdent leur moyen de subsistance en aval et en amont, et ceux qui dépendent de la forêt et des terres agricoles qui ont été altérées par le projet.

  8. Lorsqu’une compensation doit être payée, cela doit être fait rapidement afin que la personne déplacée ne soit pas pénalisée.

  9. Lorsque des déplacements non volontaires doivent être effectués, après avoir pris en compte toutes les possibilités, la même compensation et les mêmes critères de soutien doivent être appliqués à tous les groupes, qu’ils aient ou non approuvé l’accord de négociation.

  10. Toutes les personnes déplacées doivent être informées de leurs droits et des options liées à leur relogement.

  11. Les ressources locales et régionales (surtout la main-d’oeuvre) doivent être utilisées dans le développement et les opérations quotidiennes du projet. Les communautés locales verront alors plus rapidement les bénéfices du projet.

  12. Les compensations sociales du projet (par exemple des nouvelles routes) doivent aussi être soumises aux évaluations d’impact environnemental.

Aucune des trois autres organisations ne détaille à ce point ce thème de l’acceptation du projet par les populations[8], l’acceptabilité sociale des projets étant une des origines du ddp. Cependant, l’analyse détaillée permet de conclure à une initiative stratégique de la part de l’organisation plus qu’à un réel souci de conditionner la réalisation du projet au soutien des populations locales. En effet, il convient de souligner que l’aih ne fait pas figure d’exception en formulant ces 12 critères. La plupart de ces critères sont également reconnus par les autres organisations. L’originalité de l’aih tient plus ici à la façon dont cette institution choisit de les agencer dans son propre corpus de normes qu’à leur existence même. En choisissant de placer ces critères sous le chapeau Communities acceptance (acceptation des communautés), l’aih met en valeur le soutien des populations de manière formelle. Or, comme il a été précisé ci-dessus, ces critères sont majoritairement satisfaits par les trois autres organisations sans être pour autant présentés sur le papier comme étant liés au soutien des communautés. En d’autres termes, le fait que l’aih choisisse de faire de ce critère un point de départ d’autres critères ne permet pas de conclure qu’elle est plus exigeante que les autres dans ce domaine. On constate donc ici un certain décalage entre le discours adopté et la mise en pratique, qui nous amène à conclure à une appropriation réelle faible des normes sociales par l’institution. Celle-ci demeure toutefois consciente des enjeux et polémiques actuels sur le sujet. Nous y voyons deux explications possibles.

Il est impossible que l’institution puisse ignorer le discours général de ddp qui commence même à imprégner les enjeux plus techniques, et ce, dans tous les types de structures. Le rapport de la cmb a fait tellement de bruit qu’une organisation comme l’aih ne peut plus ignorer cet aspect. Elle se retrouve donc forcée de reconnaître, au moins dans la forme, l’importance de la problématique de participation. De plus, le fait que la Banque mondiale, l’institution financière la plus puissante au monde, mette également l’accent sur l’importance de ces normes sociales, les traduisant en pratique par le biais de ses conditionnalités et de ses programmes d’ajustement structurel, renforce cette dynamique.

On constate par ailleurs que la définition des « communautés affectées » de l’aih est très large et qu’elle ne prend pas en compte les sous-catégories qu’une étude d’impact rigoureuse doit identifier. En effet, l’aih parle surtout de Directly Affected Stakeholders (das) (parties prenantes directement concernées). Or, en définissant cette catégorie comme étant « … les communautés vivant à proximité immédiate du projet, par exemple aux environs du réservoir ou à l’aval du barrage » (aih 2006 : 45), l’aih omet de préciser s’il s’agit d’effets négatifs ou positifs. De plus, elle ne considère ni le fait que les communautés puissent être indirectement touchées, ni la question de savoir si ces communautés sont vulnérables ou indigènes. La vulnérabilité de certaines communautés est néanmoins prise en compte dans d’autres circonstances, puisqu’il arrive que l’aih fasse référence aux « groupes sociaux vulnérables ». Surtout, elle ignore que le critère fondamental déterminant, si une communauté est affectée, est la gravité de cet impact et pas seulement la proximité au projet (vicinity of the scheme). De telles carences nous amènent à considérer que la façon dont l’aih utilise le critère général « Analyse des parties prenantes au projet » ne permet pas une bonne évaluation de cette tâche. Elles nous amènent aussi à conclure au mieux à une mauvaise connaissance des réalités locales, à une analyse sociologique trop faible, et, au pire, à un déni. Nous revenons ici à la distinction que nous faisions entre l’obéissance à une norme parce qu’elle est imposée et son respect et sa mise en oeuvre en raison de sa légitimité, dans les cas où l’acteur croit qu’elle est bonne ou vraie ou morale.

L’absence d’une véritable prise en considération des facteurs sociologiques et culturels est conforme au caractère étroitement technique de l’organisation, la nature de l’organisation tendant à conditionner l’importance accordée aux critères sociaux. Considérer la question des impacts des grands barrages sous l’angle technique conduit l’organisation à sous-estimer l’importance des dimensions socioculturelles. Notre analyse révèle que, si la grande majorité des critères sont satisfaits, le contenu des exigences pour chacun d’entre eux est plutôt faible, excepté pour le sous-critère mentionné plus haut « Soutien ou opposition (acceptation) au projet des communautés affectées ». Globalement, l’aih mentionne l’existence des critères sans fournir de détails sur leur signification ou sur la manière de les satisfaire. À cet égard, le critère général « Implication du public – Processus de prise de décision équitable, participatif et démocratique » et ses six autres sous-critères ne dérogent pas à la règle.

IV – L’Agence internationale de l’énergie

Créée pendant la crise pétrolière de 1973-1974, l’Agence internationales de l’énergie (aie) avait pour mission de coordonner les mesures à prendre en temps de crise de l’approvisionnement en pétrole. Suivant l’évolution des marchés de l’énergie, l’aie dispense aujourd’hui des conseils de politique énergétique à ses 28 pays membres. Son mandat s’articule autour des « trois E » formant la base d’une élaboration équilibrée des politiques énergétiques : la sécurité énergétique, le développement économique et la soutenabilité environnementale. La dimension sociale est absente de cette base, car l’évaluation des impacts sociaux des projets de grands barrages à l’international est principalement considérée au sein du troisième pilier. Cela pose un premier problème puisque l’environnement et le social ne sont pas automatiquement corrélés et relèvent d’eis spécifiques. En plus de son programme de recherche sur l’énergie – accompagné de collecte, de publications et de diffusion auprès du public de ces analyses, l’Agence formule des recommandations sur les bonnes pratiques. Les travaux étudiés pour notre analyse relèvent de ce dernier axe de recherche (aie 2000). Quelle place l’aie donne-t-elle dans ces bonnes pratiques aux dimensions sociales ?

La vision pragmatique de l’Agence internationale de l’énergie – partagée par l’Agence internationale de l’hydroélectricité – se retrouve dans ses efforts à trouver les meilleures mesures d’atténuation des effets sociaux et environnementaux. Une publication consacrée à cette recherche d’efficacité (Effectiveness of Mitigation Measures (l’efficacité des mesures d’atténuation) constitue une des spécificités de l’aie, les autres organisations n’offrant pas d’échelle de priorité entre différents mécanismes d’atténuation. Notons que la dimension pragmatique de l’aie s’explique également par le fait que l’essentiel de ses effectifs est composé d’experts techniciens et économistes en énergie et de statisticiens venant de ses membres. Ainsi, tant la nature du mandat de l’aie (conseiller les politiques énergétiques des gouvernements qui relèvent plus de l’efficacité technique que de la sobriété qui est associée aux comportements et aux dimensions sociales de l’énergie) que l’institution elle-même (organisation interétatique) justifient cette vision pragmatique.

L’absence du critère général « Analyse des parties prenantes au projet » et du sous-critère « Soutien ou opposition (acceptation) au projet des communautés affectées » reflète également l’aspect pratique de cette organisation professionnelle. En effet, s’il est vrai que l’aie possède une importante production de rapports généraux et de recommandations spécifiques sur les aspects sociaux des projets hydroélectriques, les considérations purement techniques font l’objet d’une insistance bien plus prononcée que les effets sociaux eux-mêmes. Le fait que rien ne soit précisé quant à l’opposition ou au soutien des populations au projet de barrage est particulièrement éloquent dans la mesure où ce critère est souvent considéré comme prioritaire par les autres organisations. De plus, outre l’impasse faite sur l’opinion des communautés affectées, il est également remarquable que des sous-critères comme la « Représentation des communautés affectées » ou le « Suivi et contrôle du projet par les communautés touchées » ne soient tout bonnement pas traités. Il s’agit en effet d’éléments permettant habituellement d’évaluer la nature et la qualité des plans de participation.

Comme l’Association internationale de l’hydroélectricité, l’Agence internationale de l’énergie, en tant qu’organisation technique, possède une faible connaissance sociologique des réalités locales liées à la construction de grands barrages qui la conduit à des incohérences. Ainsi, aucune distinction n’est faite entre les populations indigènes et les populations vulnérables, comme si l’aie considérait que la vulnérabilité concerne exclusivement les populations indigènes. La Banque mondiale et la cmb, pour leur part, identifient les différentes parties prenantes selon leurs caractéristiques propres : les indigènes, les femmes, les enfants, les personnes déplacées…

L’analyse des normes produites par l’aie sur les aspects sociaux des projets hydroélectriques permet de formuler l’hypothèse paradoxale selon laquelle sa mauvaise connaissance des réalités locales expliquerait l’attention particulière adressée aux populations indigènes, celles-ci étant confondues avec les autres groupes sociaux vulnérables. À cet égard, on peut supposer que les nombreuses références faites aux conclusions de la Banque mondiale sur des thématiques spécifiques, telles que le déplacement des personnes touchées, permettent à l’aie de ne pas se positionner elle-même sur ces questions sensibles. Cependant, cette critique ne doit pas occulter les efforts fournis par l’aie pour définir le plus justement possible les impacts susceptibles de toucher les populations indigènes. En effet, excepté la Banque mondiale et sa politique de sauvegarde des populations indigènes (2005), il n’existe pas d’autres organisations offrant autant de détails sur la nature de ces impacts. Par exemple, en tenant compte de la perception que peuvent avoir les populations indigènes des risques sociaux et culturels, l’aie est la seule organisation à satisfaire le sous-critère de « Craintes et attentes des populations affectées » appartenant au critère général « Impacts sociaux négatifs ». Or, une eis ne peut raisonnablement manquer d’examiner en détail la nature des impacts auxquels sont susceptibles d’être exposées les populations locales. L’aie marque donc incontestablement un point à cet égard.

V – La Banque mondiale

La Banque mondiale occupe une place à part dans le paysage des institutions internationales. Elle accorde aux pays en développement des prêts à faible intérêt, des crédits ne portant pas intérêt et des dons dans des domaines très divers liés à ses préoccupations pour le développement – éducation, santé, infrastructures, communications et autres. Ces prêts l’ont amenée à faire des évaluations des conditions et de la « santé » économique des pays emprunteurs qui l’ont conduite sur le terrain de l’expertise collective (La Branche 2005) et de l’accompagnement des pays en développement dans leurs initiatives. L’élaboration et la mise en oeuvre de projets d’infrastructure, telle que la construction de grands barrages, font partie des domaines dans lesquels la Banque intervient.

En décembre 2003, la Banque mondiale a publié un rapport intitulé Guide de référence pour l’analyse sociale. Intégration des dimensions sociales dans les projets appuyés par la Banque. Les dimensions sociales prises en compte par la Banque dépassent les projets de barrages : elles sont intégrées à tous ses projets. Le rapport présente des cas de bonnes pratiques en matière d’application de l’analyse sociale dans les opérations bénéficiant du soutien de la Banque. Il s’inspire des leçons tirées de cinq années d’expérience de la Banque (1997-2002, à la suite de son fameux rapport de 1997, dans lequel elle présente sa nouvelle approche en matière de développement, la « bonne gouvernance ») dans la prise en compte des questions sociales dans ses activités, par l’utilisation des évaluations d’impacts sociaux (social assessments) effectuées par les emprunteurs pour enrichir la conception des projets ; et par les spécialistes de développement social pour leur préparation et leur évaluation. Il est donc possible d’examiner le discours de la Banque mondiale sur les eis dans ce document.

Mis à part la cmb et son extrême exigence à l’égard de la participation des populations locales, la Banque mondiale est, de loin, l’organisation qui considère le mieux l’aspect social des projets hydroélectriques, tant qualitativement que quantitativement. La nature et l’objectif global de développement de la Banque, avec des années d’expérience d’oppositions justement basées sur des facteurs socioculturels (ses programmes étaient critiqués comme étant antidémocratiques, non écologiques et écrasant les particularités culturelles), l’ont amenée à développer des capacités d’analyse des facteurs socioculturels et également à devenir plus perméable aux critiques et aux propositions issues des groupes sociaux concernés. Dès le début du processus d’eis, les exigences de la Banque mondiale quant à l’« analyse des parties prenantes » sont très hautes. En effet, les directives de la Banque prévoient qu’on examine, outre la traditionnelle identification des acteurs, « les caractéristiques de tous les groupes sociaux impliqués afin de déterminer leurs intérêts et leur influence potentielle sur les résultats du projet en termes de développement social » (Banque mondiale 2003 : 71). Un tel degré d’exigence n’est pas habituel à cette étape de l’eis. De plus, l’organisation place le concept de ownership (appropriation) au centre du processus de prise de décision. Cela confirme ce degré d’exigence supplémentaire, puisqu’il s’agit d’aller bien au-delà de la simple prise en compte de l’avis des populations locales : un projet socialement responsable est un projet que les populations concernées peuvent se réapproprier à 100 % (!). Nous revenons là à un principe fondateur du ddp selon lequel la population concernée doit s’approprier un projet pour que celui-ci fonctionne correctement. Les populations doivent pour cela investir le processus de décision du projet jusqu’à le posséder. Une telle approche explique que le sous-critère « Soutien ou opposition (acceptation) au projet des communautés affectées » ne soit pas satisfait, le soutien des communautés étant de facto requis dans ce processus d’appropriation.

La politique de sauvegarde de la Banque mondiale à l’égard des populations indigènes est un outil très complet et détaillé qui requiert de la part des promoteurs de projets d’infrastructure qu’ils respectent de très hauts degrés d’exigence. Il convient de préciser que sa simple existence témoigne de la capacité d’adaptation de la Banque. En effet, cet outil, qu’il est recommandé d’utiliser seulement dans les cas où le projet aurait un impact sur les populations indigènes, permet à l’organisation d’adapter son eis aux contexte et particularités du projet étudié. En d’autres termes, l’accent mis par la Banque mondiale sur les populations indigènes est circonstancié et, contrairement à l’aie, ne se fait pas au détriment des eis sur les populations ordinaires touchées. Les exigences formulées par cette politique sont à la fois techniques, respectueuses des réalités socioculturelles et conscientes de l’hétérogénéité des populations indigènes. Dans la même optique, il est important de préciser que la Banque mondiale considère que si les populations indigènes, souvent minoritaires, peuvent être vulnérables, cette vulnérabilité ne suffit pas à les définir. Ce qui les distingue des autres groupes sociaux vulnérables (femmes, enfants, personnes âgées…) est, en grande partie, leur identitéculturelle, ce qui dénote une sensibilité « socioanthropologique » rare que l’on retrouve plutôt à l’unesco. Cela implique que dans certaines situations les populations indigènes peuvent ne pas être vulnérables. Une telle clairvoyance résulte sans conteste d’une bonne connaissance de ces populations, connaissance qui, selon nous, tire son origine de deux sources. Tout d’abord, les mouvements sociaux et de protestation contre les programmes d’ajustement structurel depuis la fin des années 1970, liés à des mesures d’austérité. Ensuite, à la différence des autres institutions analysées, la Banque mondiale n’est pas une organisation technique, elle est multidisciplinaire, en raison de ses objectifs, de son identité, de sa structure imprégnés par l’objectif de développement dans le sens large du terme (les critiques sont nombreuses mais nous laissons de côté cet enjeu, qui dépasse les limites de notre propos).

Plus précisément, on trouve dans cette politique de sauvegarde des populations indigènes et vulnérables quatre éléments permettant de mettre en valeur la qualité de cet instrument. Premièrement, le besoin de considérer les populations indigènes dans leur contexte socioculturel est sans cesse mis en avant. La Banque mondiale porte une attention particulière au mode et au niveau de vie des populations, insistant sur le fait que toutes les exigences de sa politique doivent être satisfaites de façon culturellement appropriée, ce qui n’est pas requis par les autres institutions. De plus, la reconnaissance de leurs droits et du lien ancestral à leur terre fait partie de cette logique. On entre ainsi dans une logique plus anthropologique que sociologique. Deuxièmement, le plan de participation de la Banque mondiale, intitulé Free, Prior and Informed Consent (fpic) (consentement libre, préalable et informé), en plus d’être extrêmement exigeant dans les mesures qu’il requiert, est un outil incontournable utilisé dès qu’un projet est susceptible d’avoir un effet positif ou négatif sur les populations locales, indigènes ou non. Troisièmement, l’attention accordée à la vulnérabilité présumée des populations indigènes constitue également une valeur ajoutée de cet instrument. En effet, le principe directif de la politique de sauvegarde des populations indigènes s’appuie sur l’idée qu’étant donné que ces populations sont souvent victimes de discriminations avant même l’élaboration du projet, leur participation au processus de décision et d’élaboration du projet (on ne se limite donc pas à consulter les parties prenantes après l’élaboration du projet) est d’autant plus importante, la vulnérabilité amplifiant les risques sociaux. Quatrièmement, si le projet implique un développement commercial des ressources naturelles ou culturelles présentes sur des territoires traditionnellement possédés ou utilisés par des populations indigènes, la Banque mondiale exige que des mesures spécifiques soient prises pour garantir que ces communautés seront dûment informées et consultées sur ce point particulier du projet. Il s’agit là d’une réelle spécificité de la Banque par rapport aux autres organisations.

On le voit, la Banque mondiale va beaucoup plus loin dans son appropriation des normes sociales que les deux autres institutions étudiées jusqu’ici. Non seulement ses normes sont mieux explicitées et plus sensibles aux questions sociales et culturelles, mais elles sont également intégrées à des moments clés de l’élaboration d’un projet et mises en oeuvre comme conditions aux prochaines étapes. On peut donc dire que dans ce cas les normes ne se sont pas simplement diffusées au sein de cette organisation ; elles en sont venues à l’imprégner.

VI – La Commission mondiale sur les barrages

Créée en 1999 par la Banque mondiale, la Commission mondiale sur les barrages (cmb) est un projet avant d’être une organisation. Indépendante, d’envergure internationale et portée par diverses parties prenantes, elle avait pour objectif principal de considérer les polémiques associées à la construction de grands barrages. Il s’agissait de réconcilier croissance économique, équité sociale, protection de l’environnement et participation politique dans l’actuel contexte de globalisation – reprenant par là même le concept de ddp. La Commission aboutit en 2000 à la publication du rapport final Dams and Development. A New Framework for Decision-Making, puis elle fut dissoute. Outre le recensement des divers échecs ou succès réalisés jusque-là, le rapport présente un ensemble de recommandations sur les bonnes pratiques à promouvoir, recommandations toutes issues des principes de participation, d’équité sociale et de protection de l’environnement, autrement dit, du ddp. Si la cmb n’a jamais eu un pouvoir économique et ne peut être en aucun cas considérée comme une puissance hégémonique – ce qui est le cas de la Banque mondiale – de diffusion du régime de ddp, elle a en revanche acquis rapidement une très grande légitimité parmi les détracteurs des barrages, jouant un rôle de leadership « éthique », plus souvent réservé aux ong.

La nature même du mandat de la cmb en fait potentiellement l’organisation la plus exigeante, surtout en matière d’implication des populations dans le processus de décision du projet, ce que notre analyse confirme. Ainsi, pour reprendre les termes de Young (2002a, 2002b), il existerait une correspondance institutionnelle entre la structure de la cmb et ses objectifs très ambitieux d’intégration du ddp dans les barrages. À un point tel qu’il devient possible d’analyser le degré d’exigence des autres organisations à la lumière des recommandations de la cmb.

Tout d’abord, l’approche de la cmb s’inscrit pleinement dans le ddp. Certains de ses détracteurs ont d’ailleurs soutenu qu’elle était trop prodémocratique pour être réaliste. Il est en effet contestable que la réalisation du projet soit conditionnelle à l’approbation à l’unanimité des populations locales environnantes. De telles exigences, si elles devaient être respectées dans la pratique, empêcheraient la construction de n’importe quel barrage à n’importe quel endroit. Une des caractéristiques centrales de la cmb, qui souligne le caractère extrêmement démocratique des eis qu’elle recommande, est la création d’un stakeholder forum (forum des parties prenantes). Bien plus qu’un cadre institutionnel permettant la participation de toutes les parties prenantes, ce mécanisme devrait, selon la cmb, être au centre de toutes les eis :

Un forum des parties prenantes est un processus dynamique et sera nécessaire pour faire face aux besoins d’adaptation à travers la planification et les différents cycles du projet, en commençant par les besoins de vérification et l’appréciation des différentes alternatives. La composition d’un forum des parties prenantes, le niveau de représentation des différents intérêts et les moyens de faciliter le processus changent d’une étape à l’autre (cmb 2000 : 279).

La dernière phrase souligne la connaissance par la cmb de la nécessité pour un promoteur de projet d’être capable d’adapter son eis au contexte et à l’évolution de son projet. Cette exigence de flexibilité constitue clairement une valeur ajoutée de la cmb.

De plus, le fait qu’une des sept priorités stratégiques[9] de la cmb soit intitulée Gaining Public Acceptance (obtenir l’accord du public) montre l’importance accordée par l’organisation au critère central d’acceptation des communautés. Dans la même optique, précisons que cette priorité stratégique se décline en trois directives différentes : 1) Stakeholder Analysis (analyse des intérêts des parties prenantes) ; 2) Negotiated Decision-Making Processes (processus de prise de décision négociés) ; 3) Free, Prior and Informed Consent (consentement préalable, libre et informé) – ce qui atteste la manière transversale de satisfaire ce critère. Ainsi, le soutien des communautés affectées, et par conséquent le besoin de prévenir ou gérer l’opposition au projet, est, selon la cmb, un aspect central du cycle de vie du projet.

La première directive, « analyse des parties prenantes », qui satisfait parfaitement au critère du même nom, reflète bien le niveau de précision et d’exigence des recommandations de la cmb. Cette directive rappelle par exemple qu’une bonne analyse des parties prenantes, en étant basée tant sur la reconnaissance des droits que sur l’appréciation des risques, permet d’identifier les acteurs clés en fonction des différentes activités prévues pour l’élaboration et la construction du barrage. Elle développe également les méthodes à employer : ateliers rassemblant les différents acteurs, enquêtes qualitatives et quantitatives à différents niveaux (individuel, communautaire, national), recherche documentaire… Plus directement, l’analyse des parties prenantes vise à reconnaître les droits existants et ceux qui les détiennent, à déterminer ceux qui sont en danger du fait de leur vulnérabilité, à les considérer comme des acteurs clés et à définir les contraintes pour établir un cadre concret favorisant l’implication de toutes les parties prenantes.

Conclusion

Dans cette étude sur l’appropriation des normes par des organisations internationales, quelques points méritent d’être soulevés. Tout d’abord, sur le plan méthodologique, il faut veiller à ne pas se limiter au discours affiché par une organisation pour évaluer le degré d’appropriation d’une norme. C’est l’hypothèse souvent formulée, cynique, qui consiste à dire que la norme affichée l’est pour des raisons de marketing ou d’image publique.

Rappelons que, comme souvent lorsqu’il s’agit de mettre en pratique des normes internationales, il existe un décalage important entre la théorie et la pratique. En effet, même lorsque les directives sont très exigeantes sur le papier, d’importantes carences et des contraintes institutionnelles et disciplinaires (voire identitaires) persistent sur le terrain. Si l’affichage peut être une certaine indication de la diffusion d’une norme, ce n’en est certainement pas une de son appropriation. De plus, dans le cas du développement durable et participatif, limiter la discussion à ce niveau revient à sous-estimer la force éthique, politique et économique des normes et du discours de ddp, et ce, même dans les barrages.

La question, dès lors, est de tenter d’expliquer pourquoi il existe un décalage entre les intentions d’une institution et ses pratiques. C’est dans ce jeu que se trouve la problématique de l’appropriation. Une institution peut savoir qu’elle doit ou devrait mettre en oeuvre des normes et tenir compte des dimensions sociales, voire culturelles, mais cela ne signifie pas qu’elle sache comment le faire. Il nous semble qu’il faut plutôt chercher des explications du côté de la structure, de l’identité et des objectifs premiers d’une institution. Nous avons donc tenté d’évaluer le niveau d’appropriation de ces normes en analysant le degré d’exigence des organisations non pas à l’aune du nombre de critères affichés, mais bien en fonction des détails et des définitions fournis tant sur le fond que sur la forme par les différentes directives sur un critère donné. Ensuite, l’analyse comparative de ces organisations nous a amenés à réfléchir sur la plasticité de la production de nouvelles normes de responsabilité sociale sur la scène internationale, mais aussi sur les différentes formes et sur la profondeur de l’appropriation de ces normes. En d’autres termes, la diversité et la confusion qui règnent dans le milieu des eia reflètent l’hétérogénéité des acteurs qui ont participé à la production de ces normes.

Ensuite, remarquons que cette analyse nous amène à modifier légèrement l’hypothèse avancée en introduction. En effet, on mettait en avant que la légitimité repose sur la croyance de la part d’un acteur qu’une règle doit être observée en raison de sa substance, de sa procédure ou de son origine. Mais les critères soulignés ici relèvent moins d’une valeur consubstantielle à la norme sociale que de son fonctionnement opératoire – pour les institutions analysées – et de sa capacité à résoudre des problèmes concrets rencontrés par les constructeurs et financeurs de barrages, notamment pour les deux organisations techniques que sont l’aie et l’aih : oppositions sociales, critiques, impacts négatifs sociaux, retard dans la mise en oeuvre du projet, perte d’argent, financements arrêtés, etc. L’adoption de ces normes nous semble donc tout d’abord avoir été encouragée par les controverses, mais ce, dans un contexte global de valorisation des procédures de démocratie et de prise en compte du local dans les projets d’infrastructures – le ddp. Ces normes sont, en d’autres termes, autant une réponse institutionnelle de la part des promoteurs aux critiques – une réponse « politique », donc – qu’un outil de gestion opératoire visant à réduire les conflits en intégrant ces facteurs dans l’élaboration des projets. Mais la nature même des critères et des catégories nous amène à dire que ce n’est probablement pas la valeur « éthique » qui importe pour les promoteurs mais bien plutôt leur efficacité. Ce qui n’est pas étonnant, considérant les institutions analysées, impliquées directement dans le financement, la promotion et la construction des barrages.

Pour en revenir aux travaux récents de Young, notre étude montre que la qualité de la prise en compte des facteurs et des impacts socioculturels ainsi que leur mise en oeuvre dans l’élaboration d’un barrage semblent fortement liées aux capacités d’analyse sociologique associées à la nature même de l’institution : plus une institution est technique, plus elle aura tendance à sous-estimer l’importance des dimensions sociales ou à fournir une réponse inappropriée à cette dimension, pourtant essentielle. A contrario, la Banque mondiale en tant qu’organisation de développement tous azimuts et la cmb, en tant que promoteur du ddp dans les barrages issus des critiques de la société civile et des ong, ont des sensibilités sociologiques et même anthropologiques. Ajoutons, pour la Banque mondiale, que sa perméabilité aux dimensions sociales provient en toute probabilité de son expérience d’oppositions et de critiques à ses programmes d’ajustement structurel. Pour développer ce point, il faudrait effectuer une analyse historique de chacune des institutions, mais faute d’espace il ne nous est pas possible de le faire dans ces pages.

Sur un plan plus général, le contrôle de l’application de ces normes demeure un des enjeux les plus importants du ddp et il nous ramène à une discussion théorique sur la légitimité d’un régime : pour qu’un régime soit considéré comme efficace et légitime, l’existence – et même la diffusion – des normes est-elle suffisante même si ces dernières ne sont que très imparfaitement mises en oeuvre ? Quel est le degré d’efficacité et de légitimité minimale d’une norme, pour sa mise en oeuvre réelle et efficace, ainsi que de la profondeur des valeurs et de leur traduction en actes, lois, ou politiques publiques ?