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Cet ouvrage renouvelle considérablement la compréhension de la situation de la France dans l’Union européenne (ue) à la suite de ses récents élargissements (2004, 2007) à douze nouveaux pays membres.
Directeur du Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po (Paris), observateur attentif de la politique européenne de la France, mais aussi des institutions, des politiques et du processus d’élargissement, Christian Lequesne explique très clairement pourquoi la France, ses élites et plus généralement sa société ont tant de difficultés à penser le rôle de leur pays dans l’Union européenne élargie. Son analyse a été enrichie par plusieurs longs séjours en dehors de l’Hexagone, notamment à Prague puis à Londres. Ce qui l’a conduit à entendre les questionnements étrangers au sujet des postures de Paris. Dans la littérature scientifique francophone, jamais cette question n’avait été abordée de manière aussi frontale et pragmatique. Aussi cet ouvrage sera-t-il particulièrement utile à qui veut comprendre l’évolution de la place de la France dans l’ue et les défis qu’elle doit relever.
Afin de mettre en évidence le chemin parcouru, l’auteur rappelle d’abord le « fonctionnalisme tranquille » de la décennie 1980. La présidence de François Mitterrand (1981-1995) renoue durant ses premières années avec le fonctionnalisme des débuts de la Communauté européenne. Autour du marché et de la monnaie, les projets concrets se succèdent. L’objectif implicite est d’aboutir à une union politique, grâce à un assentiment tacite des citoyens français à l’égard du projet européen, par un « consensus permissif ». Ce projet est porté par une partie des élites politiques, administratives et économiques. L’auteur avance qu’il existe alors un véritable coleadership avec l’Allemagne. La fin de la guerre froide met fin à ce « fonctionnalisme tranquille ». Ce qui ouvre pour les Français une période de doutes sérieux sur les capacités de Paris à influencer la construction communautaire.
En effet, l’ouverture de l’ue à l’Est se fait sans beaucoup de convictions du côté de Paris, qui aurait préféré voir d’autres options ou temporiser davantage pour améliorer le fonctionnement institutionnel avant d’intégrer de nouveaux pays membres. Après avoir concédé la monnaie unique (euro), Berlin conduit cependant Paris à accepter la perspective de l’élargissement de l’ue sans que les institutions soient parfaitement adaptées. À partir de 1995, le président Jacques Chirac tente de rattraper le temps perdu, mais il le fait parfois avec maladresse. Le 17 février 2003, il tance même les pays candidats pour avoir apporté leur soutien à la stratégie de Washington en Irak, les accusant d’avoir « perdu une occasion de se taire ». Les intéressés ne l’ont pas oublié. Le Parlement français, de son côté, n’est guère à la hauteur lors des débats qui précèdent les élargissements de 2004 et 2007.
Ce qui conduit C. Lequesne à se concentrer sur les élites françaises face au changement d’échelle induit par le passage d’une Union européenne à 12 à une ue à 27. Il remarque que les élites de certains pays fondateurs de l’Europe communautaire partagent parfois une certaine nostalgie du « fonctionnalisme tranquille », voire rejettent un élargissement censé être porteur de tous les maux. Même les fédéralistes français (J. Delors, J.-L. Bourlanges) regrettent la fin de la « petite Europe » et font preuve de réticence, pointant plus volontiers les risques que les chances. Les « eurosceptiques », quant à eux, voient dans l’élargissement une nuée de menaces. Fantasme d’une immigration massive, le « plombier polonais » en devient le symbole dans les semaines qui précèdent le référendum du 29 mai 2005 au sujet du projet de Traité constitutionnel, avec à la clé un résultat négatif. Au-delà, l’auteur éclaire combien les craintes françaises d’une Europe libérale – et plus généralement face à la mondialisation – expliquent l’échec du référendum de 2005 et témoignent d’un pays qui manque de maturité à propos du libéralisme.
Enfin, il s’autorise à donner quelques conseils pour que la France trouve sa place dans une Union européenne qui a changé d’échelle. Cela commande qu’elle soit une force de proposition positive qui accepte la réalité de l’élargissement et, plus généralement, celle du monde tel qu’il est et non tel que la France l’a rêvé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’urgence est maintenant de savoir quoi dire d’utile et comment le construire avec des stratégies de coalitions adaptées à la nouvelle donne. Apprendre à ne pas travailler seulement avec les « grands » États, mais aussi avec les « petits » et les « moyens », est une tâche à laquelle Paris doit s’atteler davantage. Il importe également d’avoir conscience de l’allergie de la plupart des pays membres à l’idée de tout « directoire » – notamment franco-allemand – et de s’interdire de faire des déclarations tonitruantes finalement contre-productives. La priorité devrait être de mener un travail de bilatéralisme multiple pour optimiser les chances de peser sur les dossiers.
Ainsi, C. Lequesne se permet une grande franchise. Sans se cacher derrière des formules alambiquées à lire entre les lignes, il met les pieds dans le plat de nos certitudes. Il en résulte un livre solidement documenté et puissamment réfléchi, à la fois agréable à lire et fécond pour la réflexion comme pour l’action.