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On ne finit plus de recenser les travaux sur la guerre en Irak. Depuis cinq ans, cette guerre est devenue un objet de recherche incontournable pour comprendre les mutations profondes des relations internationales et de la politique étrangère de l’hégémon américain. Trois thèmes dominent essentiellement la littérature scientifique : les raisons de la guerre, les manipulations diverses de l’administration Bush et les erreurs de l’intervention anglo-américaine en Irak.
Hamlet en Irak, d’Alexandra de Hoop Scheffer, s’inscrit principalement dans la troisième thématique sans toutefois négliger la question des origines de la guerre. En fait, l’auteure entend analyser la stratégie américaine du changement de régime et du shaping, qui consiste à façonner et à transformer l’ordre international en fonction des intérêts et des valeurs des États-Unis. Par cette étude, enrichie par de nombreux entretiens avec des conseillers et des décideurs américains, de Hoop Scheffer cherche à montrer les contradictions de la stratégie de Washington, principalement dans la gestion de la reconstruction démocratique du pays occupé. En décalage avec une réalité qui la dépasse, d’où le titre shakespearien de l’ouvrage, l’administration Bush est constamment obligée de réviser ses orientations politiques et militaires. Pour en rendre compte, l’ouvrage est divisé en trois parties : « Aux sources de la stratégie américaine en Irak » ; « Les contradictions de la stratégie américaine en Irak » ; « La stratégie américaine confrontée aux réalités du terrain ».
Dans la première partie, de Hoop Scheffer tente de trouver les origines de la doctrine du shaping et du changement de régime. L’auteure observe ses prémisses sous la présidence de Bush père, qui a mené la première guerre en Irak. Dès 1991, Cheney et Wolfowitz demandent en vain de finir le travail et de prendre le chemin de Bagdad. Au cours des années 1990, cette idée représente la pierre angulaire du projet politique des think tanks néoconservateurs, fréquentés et appuyés par des acteurs importants qu’on retrouvera dans l’entourage de Bush fils : Wolfowitz, Perle, Cheney et Rumsfeld. Ils défendent une approche fortement interventionniste qui cherche à transformer militairement (hard power) l’espace mondial, au nom des valeurs libérales, afin de préserver l’« hégémonie globale américaine ». Le président Clinton n’est pas réfractaire à cette idéologie interventionniste. En 1997, il adopte même une position proactive en codifiant la doctrine du shaping à travers une série de documents sur la sécurité et la défense. Sous la pression des néoconservateurs, il est également amené à signer la Loi sur la Libération de l’Irak (1998), qui place le changement de régime en Irak au centre de la politique étrangère américaine. Clinton en vient donc à adopter le principal objectif des néoconservateurs sans pour autant approuver les moyens. L’action militaire demeure en réalité restreinte, limitée à des frappes aériennes. Le 11 septembre 2001 change la donne en créant un contexte propice aux mesures draconiennes préconisées par la nouvelle équipe au pouvoir.
L’adoption de la nouvelle stratégie n’est pas sans poser problème. C’est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage de De Hoop Scheffer. Bien que le rejet du statu quo fasse consensus au sein de la nouvelle administration, l’auteure essaie de mettre en évidence l’existence de divisions idéologiques entre les « réalistes pragmatiques » autour de Powell, les « nationalistes faucons » autour de Rumsfeld et de Cheney, et, enfin, les néoconservateurs autour de Wolfowitz et de Perle. La guerre est justifiée selon une terminologie idéaliste néoconservatrice, alors que sa mise en oeuvre et la planification de l’après-guerre sont réalistes et pragmatiques. On opte pour une approche minimaliste et limitée, censée éviter un processus de nation-building de longue durée. Il s’agit de transférer rapidement le pouvoir à un gouvernement irakien intérimaire, selon un modèle de libération et non d’occupation. Or, la transition rapide se bute au vide politique, administratif et sécuritaire créé par l’opération militaire. Dans l’urgence de la situation, Washington doit improviser et planifier l’après-guerre sur le long terme. Ce changement est marqué par le remplacement de Jay Garner par Paul Bremer, qui prend rapidement la décision de dissoudre l’armée et d’entamer la débaasification de la société. Cette approche idéologique introduit un processus révolutionnaire de rupture qui engendre une plus grande déstabilisation. Le flou et l’improvisation rendent difficile « le passage d’une stratégie de guerre à une stratégie de gestion de crise ». La voie militaire à court terme prend le pas sur la voie politique des réformes à moyen et à long terme. Ainsi, l’accent est mis sur la puissance de feu (fire power) plus que sur le maintien des capacités de projection (staying power).
La troisième partie poursuit l’analyse des obstacles rencontrés sur le terrain durant la phase de reconstruction. De Hoop Scheffer montre très bien que l’administration Bush doit continuellement s’adapter à une situation complexe caractérisée par un « conflit à multiples facettes ». La violence, « versatile » et « imprévisible », crée un climat d’insécurité qui érode la confiance, favorise le repli communautaire et nuit par conséquent à la reconstruction de l’État irakien. Dans ce contexte d’hostilité et de résistance à la stratégie unilatérale du shaping, des entrepreneurs de la violence tentent d’exploiter le vide politique afin de contraindre l’action américaine. Les États-Unis ne sont donc plus maîtres du jeu et de leur agenda. Ils doivent négocier et marchander avec les nouveaux acteurs locaux (Al-Sistani, Moktada Al-Sadr, insurgés sunnites, milices, etc.) et ajuster la politique de débaasification afin d’intégrer les opposants sunnites au processus institutionnel. Washington se retrouve ultimement, nous dit l’auteure, dans un dilemme hamlétien : rester ou ne pas rester en Irak. Un retrait pourrait aggraver la situation, tandis que le maintien du contrôle politique aurait pour conséquence de saper l’autorité et la souveraineté du nouveau gouvernement irakien. En décidant, en janvier 2007, de déployer des renforts à Bagdad, le président Bush a choisi en somme la deuxième option, c’est-à-dire une solution militaire incertaine, selon la politologue, qui fait écho à la première phase unilatérale de la guerre.
Sans être toujours nuancée ni originale, la démonstration s’avère néanmoins très cohérente d’une partie à l’autre de l’ouvrage. Appuyée par de solides références (études et sources), de Hoop Scheffer analyse et met en évidence les problèmes et les paradoxes de la stratégie politique et militaire du gouvernement Bush en Irak. Et, pour ce faire, elle a le mérite d’allier théorie et pratique. En effet, la politique étrangère américaine est sans cesse confrontée à la réalité et à la difficulté du terrain, permettant à l’auteure de bien expliquer les hésitations, les révisions et les ajustements de Washington. Si cette partie de l’explication convaincra facilement le lecteur, il reste que la démonstration n’est pas toujours claire et étoffée. Ne citons ici que l’exemple des divisions idéologiques au sein de l’équipe de Bush. La distinction n’est pas toujours évidente entre les réalistes et les nationalistes puisque les deux courants adoptent in fine une approche minimaliste. L’ouvrage présente d’autres limites importantes. La notion de guerre civile est étrangement évacuée de l’analyse générale. Cette question, pourtant bien débattue dans le milieu journalistique et scientifique, est fondamentale pour évaluer adéquatement la situation sur le terrain et l’impact réel sur la stratégie américaine. Autre manque : l’Iran. Les acteurs locaux ne sont pas les seuls à modifier la politique américaine du shaping, il faut également tenir compte des acteurs régionaux, qui peuvent représenter une grande force déstabilisatrice. L’ouvrage passe aussi rapidementsur les origines de la stratégie du shaping avant la fin de la guerre froide. On note, sans plus, une référence rapide aux présidents Monroe et Wilson. Or, la problématique du changement de régime n’est pas récente. Elle est une constante de la politique étrangère américaine depuis la guerre hispano-américaine de 1898. Malgré ces limites, ce livre intéressera les chercheurs dans le domaine en permettant de jeter un meilleur éclairage sur le drame hamlétien qui se joue sur la scène irakienne.