L’Histoire aime conter l’effondrement des empires. Elle met en perspective leur déclin en le comparant à l’avènement de nouvelles puissances, introduisant ainsi un nouveau cycle dans les relations internationales. L’automne des États-Unis avait ainsi été annoncé depuis longtemps, et même décrit à la fin des années 1980 par une série d’auteurs inquiets devant l’essor du Japon, puis de la Chine et peut-être de l’Union européenne (on se souviendra notamment de Paul Kennedy). Aujourd’hui, un certain nombre d’ouvrages annoncent l’émergence de nouvelles grandes puissances qui représenteraient le défi de demain pour l’Union européenne et les États-Unis. On y trouve la Chine, la Russie, l’Inde, bien sûr, mais aussi une nouvelle cohorte de nations marchant dans leurs traces – le Brésil, l’Arabie saoudite, l’Indonésie, la Turquie, l’Iran, etc. À l’exception de la Russie, toutes sont issues du Sud. Par nouvelles puissances, il faut entendre des États qui retrouvent leur rang (Chine, Russie), ou qui intègrent le clan des nations qui dominent du fait de leur poids économique ou politique, et qui n’ont pas encore acquis les caractéristiques des sociétés dites développées, riches, stabilisées, vivant selon les normes démocratiques depuis un certain temps – ce qui amène donc à exclure la Corée du Sud ou Taïwan. L’analyse de cet essor a d’abord insisté sur la croissance économique exceptionnelle de ces pays émergents, avant de s’interroger sur la traduction de ce développement en termes de puissance politique. La déroute des industries et de certains secteurs des services, aux États-Unis ou en Europe, avec la fameuse vague des délocalisations et de la conquête de leurs marchés par les nouvelles firmes multinationales des pays émergents, menacerait l’hégémonie économique des pays du Nord, prélude à un effondrement de son hégémonie tout court. Il n’est plus possible pour les pays occidentaux (on inclut le Japon) d’imposer leur vision du monde. Leur hégémonie, acquise au terme de la guerre froide, traduisait une sorte de nouvel ordre mondial en construction, reposant sur la force du droit, et s’accompagnant de normes humanitaires et du dogme selon lequel le développement ne peut être issu que de la démocratisation. Cette hégémonie a vécu. Après tout, il n’y a pas nécessairement de quoi s’émouvoir ; la réorganisation du système international était souhaitée par beaucoup – il y a en effet loin du modèle d’ordre démocratique à la réalité définie par la politique américaine de l’Administration Bush ; la société internationale, plus démocratique, en tous cas multipolaire, serait plus juste. Pourtant le système qui se dessine, avec ses nouveaux acteurs, est loin d’être rassurant. Les nouvelles puissances le sont devenues du fait qu’elles ont bénéficié de l’évolution des facteurs de puissance. Mais elles représentent cependant un ensemble hétérogène. La comparaison des États en termes de puissance repose sur la prise en compte tant de leur potentiel que de la volonté de leurs dirigeants. Le potentiel s’évalue traditionnellement en mesurant les capacités économiques. Agrégat rustique, le pib est source de confusion : faut-il prendre en compte le pib en termes nominaux, ou en termes de parité de pouvoir d’achat ? La tendance actuelle privilégie le deuxième, ce qui renforce la présence de puissances émergentes dans le peloton de tête : la Chine se classerait ainsi à la deuxième place, l’Inde à la quatrième, le Brésil à la neuvième, la Russie à la dixième, le Mexique talonne le Canada, et l’Indonésie passe devant l’Australie. Il peut toutefois être sage de considérer le pib en termes nominaux car, sur les marchés internationaux, le matériel militaire ou les approvisionnements énergétiques se paient en vrais dollars. Par ailleurs, il faut adopter un point de vue dynamique : les taux de …