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Depuis l’automne 2006, le landerneau médiatique au Québec alimente une tourmente autour de la question de ce que l’on appelle abusivement les « accommodements raisonnables ». Par son brouillage sémantique et ses amalgames douteux, cette tourmente entraîne des incidences délétères sur la composition du lien civique, notamment du fait de la perception fantasmée d’un Autre menaçant les « traditions » de la communauté politique. Ces récents événements, qui ont lieu au Québec, ne sont pas en soi une nouveauté : les entreprises médiatiques ont joué un rôle similaire dans d’autres contextes. S’attachant aux cas français, américain et russe, l’étude d’Elizabeth Le, The Spiral of « Anti-Other Rhetoric ». Discourses of Identity and the International Media Echo, explore les modalités par le biais desquelles les médias produisent une représentation de l’Autre, et analyse les influences de cette catégorisation sur les relations interculturelles et internationales.
L’étude d’Elizabeth Le repose sur une double approche. D’abord, elle effectue une analyse linguistique fondée sur la théorie contextuelle, théorie qui appartient au domaine de l’analyse critique du discours. L’armature théorique du premier chapitre, qui offre entre autres au regard du lecteur un cadre opératoire de recherche sur les rapports entre médias et mémoires collectives, inscrit nettement l’ouvrage dans cette perspective interdisciplinaire. Cette dernière considère le langage comme un phénomène social avant tout, et analyse les textes en les replaçant dans leur contexte de production pour mieux déterminer les fonctions de ces discours. Ainsi, en fixant au fronton le trinôme conceptuel du pouvoir, de l’histoire et de l’idéologie, l’analyse critique du discours enquête sur les inégalités sociales lorsqu’elles sont constituées, exprimées et transmises par le langage. La production langagière d’un « Autre », un Autre dont l’altérité naturelle et fondamentale le situe à la marge du Soi, traduit ces inégalités sociales : elle formalise cette représentation des relations de domination dans la rhétorique. Les médias contemporains, notamment les grands quotidiens de la presse écrite, se font ainsi les vecteurs de cette rhétorique de la distinction, de la hiérarchisation et de l’exclusion. Ici, l’emploi de cette approche constructiviste dans le traitement analytique du corpus documentaire – 33 éditoriaux du Monde et 41 éditoriaux du New York Times entre le mois d’août 1999 et juillet 2001, soit des derniers moments de la présidence de Boris Eltsine jusqu’à la guerre de Tchétchénie sous Vladimir Poutine – est pertinent et avisé du fait qu’il reflète somme toute fidèlement certaines fonctions métatextuelles du langage médiatique, soit celles de représenter, de catégoriser et d’inscrire dans un univers discursif et significatif les rapports sociaux et les relations de domination. Comme un écho se répercutant dans les médias occidentaux, l’Autre – le Russe – prend alors forme dans le langage de Soi – le Français et l’Américain. Il glisse ensuite dans une spirale rhétorique où les médias français et américains usent des références au passé pour justifier le présent et extrapoler l’avenir.
L’autre versant du terrain d’enquête du livre d’Elisabeth Le se réclame d’une enquête linguistique en relations internationales et en études des médias. Là, l’argumentation se déploie sur quatre temps. D’emblée, l’étude de E. Le circonscrit l’espace de l’enquête, en marquant les contextes nationaux et internationaux où l’écho médiatique retentit : ceux de la Russie, de la France avec sa promotion des droits humains et du « Liberté, égalité, fraternité », des États-Unis et de sa conception militante de la démocratie libérale. Cet espace discursif comprend des locuteurs, soit les membres des élites de la presse écrite, qui interprètent l’actualité en lui injectant un sens saisissable pour leurs lectorats respectifs. Dans un deuxième temps, l’ouvrage présente en étude de cas les représentations de la Russie véhiculées dans les deux quotidiens, leur encodage, leurs inscriptions dans des argumentations, leur potentiel polémique. Puis, l’auteure s’intéresse à la réception de ces discours. Une première réception est interne, elle s’exprime de manière positive et quelque peu complaisante dans le cadre des sociétés française et américaine. Beaucoup plus négative, la seconde est externe, elle se reflète dans les pages des médias russes comme les Izvestija, la Nezavisimaja Gazeta et la Segodnja, elle passe par la voix des officiels, elle sourd dans ce magma indéterminé que l’on nomme l’opinion publique. Enfin, l’ouvrage se termine avec un volumineux dossier méthodologique, qui identifie le corpus éditorial, la chronologie des événements, l’appareillage conceptuel accompagnant l’analyse de la cohérence textuelle et de l’encodage du contenu, ainsi que le dénombrement des représentations négatives de la Russie dans Le Monde et The New York Times.
Si la seconde approche se fait fine grâce à la saisie synchronique du moment de l’énonciation médiatique, l’historien des médias constate rapidement que l’analyse perd néanmoins de sa portée par un certain effacement de la diachronie. En effet, les représentations de l’Autre russe prennent racine dans son long compagnonnage avec l’Occident, des relations de Voltaire avec la tsarine Catherine ii aux considérations d’un Charles de Gaulle ramenant constamment l’Union soviétique à cette Russie éternelle. Ces représentations qui se sont sédimentées depuis des siècles constituent le terreau des perceptions présentes, elles font partie intégrante du patrimoine génétique de l’encodage de l’information. Une autre critique peut être aussi suggérée dans cette difficulté de percevoir, dans le projet politique des membres des élites médiatiques – projet promotionnel qui valorise les valeurs républicaines américaines et françaises contre ce qui est perçu comme étant « naturellement » et « traditionnellement » l’autocratisme russe –, des considérations d’ordre économique relatives aux lectorats respectifs. Dépeindre l’ours russe fait vendre des journaux car cet encodage répond en partie aux stéréotypes nationaux circulant dans les espaces publics. Promotion d’un projet politique et rentabilité économique vont de pair : elles obscurcissent la compréhension des enjeux internationaux réels, elles satisfont à moindre prix (!) l’ego nationaliste.
Il n’en demeure pas moins que, malgré une écriture quelque peu aride du fait des approches privilégiées, The Spiral of « Anti-Other Rhetoric ». Discourses of Identity and the International Media Echo constitue un apport intelligent et sensible à la compréhension des effets rhétoriques du langage dans la lecture des relations internationales et interculturelles. Puisant de manière heureuse à l’interdisciplinarité, son usage de la méthodologie de l’analyse critique du discours offre des pistes fécondes pour d’autres recherches, celles qui porteront sur le regard de l’Autre.