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L’objectif de cet article est d’explorer deux contributions des théories critiques au développement d’une réflexion sur le droit comme catégorie constitutive de l’étude de l’international. Plus précisément, la question posée est la suivante : dans quelle mesure certains auteurs associés à la théorie critique et à la théorie des relations sociales de propriété ont-ils intégré le droit, et le droit international (di), comme une dimension constitutive de leur théorie ? Nous ne cherchons donc pas à déterminer si ces théories des relations internationales (ri) tiennent un discours empirique à propos du droit international (di), ou si le di fait partie des objets abordés par celles-ci[1]. Ce qui nous intéresse plutôt est de savoir dans quelle mesure le droit devient une dimension constitutive de l’explanans ou du cadre théorique de ces théories des ri.

Cette réflexion part du constat selon lequel le droit a été marginalisé comme dimension constitutive du monde social. À la suite de la Première Guerre mondiale, la discipline des ri s’est développée en partie en réaction vis-à-vis de la discipline moniste et normative du droit international. Chez certains réalistes, ce dernier était réduit à un instrument de l’arsenal de la politique de puissance des acteurs hégémoniques des relations internationales : autoritas non veritas facit legem[2]. L’étude de l’« international » s’est développée comme une sphère autonome susceptible d’être étudiée en faisant abstraction des autres sciences sociales, y compris de la politique comparée et de l’étude du droit positif. Cette marginalisation s’est également produite au sein des sciences sociales. À la suite de Parsons, sociologues et politologues ont parfois appréhendé le domaine du droit comme un autre domaine de la vivisection du monde social en systèmes et sous-systèmes d’activités techniques : économique, politique, social, culturel, symbolique et juridique.

Les contributions de ce volume ayant pour objectif d’explorer la relation entre la théorie critique et le droit, c’est essentiellement à la relation entre cette tradition théorique et le droit que nous nous intéresserons ici. Or, cette tradition n’a pas été épargnée par les stratégies réductionnistes évoquées précédemment. Elles ont parfois adopté une lecture fonctionnaliste du rôle du droit dans les ri. Elles emboîtaient de la sorte le pas à une lecture positiviste qui réduit le droit ipso facto soit à une superstructure idéologique reflétant le seuil de développement des forces productives, soit à l’ethos prédateur de l’eurocentrisme[3]. Ces positions ont toutefois été remises en question par l’autocritique du marxisme occidental. Dans ce qui suit, nous présenterons le travail théorique de deux théoriciens qui ont cherché à penser les relations internationales en prenant en compte le droit comme dimension constitutive de leur architecture théorique : la théorie critique néokantienne de Jürgen Habermas et la contribution de Benno Teschke à la sociologie historique des relations sociales de propriété. Ces contributions se sont intéressées au droit en prenant comme point de départ des prémisses métathéoriques et théoriques différentes, autant sur les plans normatif que cognitif. Dans les deux cas, cependant, elles ont relevé le défi de faire du droit une dimension centrale de leur réflexion.

L’objectif de cet article est triple. Nous chercherons à démontrer que ces deux théoriciens soulèvent d’importantes questions sur le rôle que peut jouer le droit comme dimension autant cognitive que normative au sein des sciences sociales. Nous soutiendrons également que la contribution empirique de la théorie des relations sociales de propriété nous force à repenser certaines prémisses empiriques sur lesquelles repose la théorie de Habermas. Ces arguments nous conduiront à réévaluer les obstacles qui se dressent en vue d’une intégration des différents programmes de recherche des théories critiques des relations internationales. Nous procéderons à cette réflexion en trois temps. Dans un premier temps, nous aborderons les contributions de Habermas à une réflexion sur la philosophie du droit qui a inspiré un renouvellement des théories néokantiennes des ri. Ensuite, nous montrerons la façon par laquelle la théorie des relations sociales de propriété pulvérise la métaphore de la base et de la superstructure qui a souvent caractérisé certaines conceptions marxistes du droit. Enfin, nous mettrons ces deux approches en dialogue en indiquant leurs lignes de démarcation.

I – Habermas et la reconstruction de l’horizon cosmopolite néokantien

Il n’y a pas une théorie critique de l’École de Francfort[4]. Parmi les courants qui sont parfois inscrits sous cette rubrique, un fossé sépare, entre autres, l’architecture théorique et les orientations normatives des recherches des auteurs associés à l’Institut fur Sozialforschung, avant et après la Seconde Guerre mondiale[5]. À la suite de ce conflit, la théorie critique de l’École de Francfort se renouvelle dans un contexte caractérisé par d’importantes innovations sur les plans politique, économique et géopolitique. Sur le plan politique, on assiste à la première stabilisation d’un État de droit en Allemagne, dont les principaux piliers et puissants symboles seront le régime parlementaire libéral et la loi Fondamentale de 1949. Les Allemands de l’Ouest développeront une relation particulière vis-à-vis du domaine du droit après 1945. Dans un État dont la nouvelle normativité s’érigera, d’une part, en réaction à son passé et, d’autre part, en réaction au régime de la République démocratique d’Allemagne (rda), il deviendra notamment difficile de nier l’importance d’une sphère d’autonomie privée sous prétexte de son caractère bourgeois. Le contexte de formation politique de Habermas sera donc différent de celui de ses prédécesseurs de l’École de Francfort : les libertés individuelles y sont chéries ; le capitalisme y semble mis au pas dans les limites de l’État providence ; les droits sociaux alors obtenus vont en s’élargissant, et un mode de scrutin proportionnel encadre la lente émergence d’une culture politique libérale. Ces transformations ainsi que la refonte complète du système d’éducation se déroulent dans le contexte des retombées de l’hégémonie américaine et du long boom d’après-guerre[6].

Durant les années 1970, cependant, une importante opposition extraparlementaire, qui participe aux mouvements de mai 1968 et n’est donc pas spécifique à la rfa, pose la question des limites de l’intégration sociale rendue possible par la démocratie parlementaire libérale. L’organisation terroriste de la faction Armée rouge donne à ces luttes une dimension particulièrement tragique, menant ainsi certains constitutionnalistes à proposer de saisir la constitution afin de neutraliser l’opposition extraparlementaire[7]. C’est durant cette décennie que Habermas entame un débat en sociologie du droit avec Niklas Luhmann qui s’étend de Raison et légitimité jusqu’à Droit et démocratie[8]. Durant cette même décennie, la problématique de la relation entre légitimité, légalité et force a également été au coeur de ces débats avec les ouailles du constitutionnaliste nazi Carl Schmitt[9].

Durant les années 1980 et 1990, un ensemble de particularités caractérise le développement de la théorie critique en rfa. Sur le plan économique, la croyance selon laquelle les contradictions fondamentales de l’économie capitaliste sont désormais surmontées dans le cadre du compromis social keynésien persiste et conduit le Parti social démocrate allemand à changer profondément son orientation politique. De plus, la rfa est au coeur de deux transformations institutionnelles dans le cadre desquelles le droit est amené à jouer un rôle central : le processus d’intégration européenne et la réunification des deux Allemagne. L’ensemble de ces caractéristiques aura un écho jusqu’au coeur de la réflexion sur le droit comme médium d’intégration sociale dans les sociétés que Habermas qualifie de « capitalistes avancées ».

Afin de situer la contribution du principal représentant de l’École de Francfort de l’après-guerre dans une théorie normative de l’international, le point de départ obligé est l’ouvrage de philosophie et sociologie du droit, Droit et démocratie. Habermas n’aborde l’international que de façon oblique et marginale dans cet ouvrage[10]. Cependant, les problématiques, l’orientation générale et les thèses qu’il y développe fournissent les clés pour comprendre ses écrits politiques sur des thèmes où la question du droit est omniprésente : l’État cosmopolite, l’universalité des droits de la personne, la géopolitique des droits humains, le développement d’une société civile mondiale et la constitutionnalisation du droit international. Après avoir exposé les grandes orientations de cet ouvrage, nous articulerons leur prolongement dans les thèses de Habermas à propos de l’international.

Oeuvre majeure de la période postmarxiste de Habermas, Droit et démocratie a pris forme dans le contexte de la chute du rideau de fer et de la réunification des deux Allemagne. Dans la foulée de la tradition sociale-démocrate, et dans une certaine mesure de celle de la théorie critique[11], il croit fermement que l’option réformiste est désormais la seule crédible[12]. Sur le plan politique, il défend la nécessité de renforcer la démocratie parlementaire en l’ancrant dans les sociétés civiles nationales et globales[13]. Habermas, cependant, se démarque de la « troisième voie » en abandonnant le corset de l’État national où il se sent trop à l’étroit, pour défendre la mise en place d’institutions supranationales et multilatérales qui permettraient une meilleure régulation internationale de l’économie capitaliste. Enfin, au niveau théorique, il poursuit sa critique antérieure des catégories marxistes[14].

Le défi de Habermas consiste à reprendre les thèses de sa théorie de l’agir communicationnel et de son éthique de la discussion en en développant les implications pour le droit[15]. Inscrivant la problématique de sa théorie sociologique dans l’horizon wébérien de la première École de Francfort, il part de la prémisse selon laquelle le processus de modernisation sociale engendre le déploiement d’une rationalité systémique à travers les médiums de l’économie capitaliste et de l’État bureaucratique, médiums que Habermas désigne généralement par les catégories de bureaucratie et d’argent. En prenant ses distances avec les prémisses théoriques de L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sphère bourgeoise, Habermas, dans Raison et légitimité, concède à Niklas Luhmann que le monde social peut être appréhendé comme un ensemble de systèmes sociaux ayant leur propre capacité d’autorégulation[16]. Seulement, l’étanchéité de ces systèmes et la possibilité de les mettre au pas par le médium de la communication et du langage ordinaire seront l’enjeu d’un débat épique entre les deux sociologues. Chez Habermas, cette ontologie systémique du monde social est complétée par une seconde composante, une pragmatique de la communication visant à reconstruire les conditions de possibilité de la coordination des projets d’action et de la reproduction du monde social au sein du monde vécu[17].

Car c’est dans le monde vécu que réside la capacité de coordonner des finalités rationnelles de l’activité sociale et de limiter la colonisation du monde social par les activités systémiques. Concept souvent caricaturé de la théorie habermassienne, l’activité communicationnelle joue un rôle central dans la reproduction et la transformation du monde social[18]. Le cadre de cette activité sociale est reconstruit par une pragmatique de la communication identifiant les conditions de possibilité contre-factuelles d’une entente intersubjective sans contrainte exercée à l’abri des impératifs systémiques des différents systèmes sociaux[19]. L’activité communicationnelle est la pierre angulaire de la reconstruction du potentiel de rationalité inhérent à la modernité. Dans Droit et démocratie, le déploiement de l’activité communicationnelle dans le cadre du médium du droit joue un rôle de stabilisation normative des attentes sociales et d’intégration sociale que les autres médiums que sont la bureaucratie et l’argent ne peuvent pas remplir.

Dans le cadre de sa réflexion sur le droit, Habermas cherche à combattre, d’une part, le cynisme du positivisme juridique de la sociologie du droit de Luhmann et, d’autre part, l’absence d’un point d’ancrage sociologique dans la philosophie de la justice de John Rawls[20]. Si Habermas conçoit, avec Luhmann, que le droit est devenu un sous-système du monde social, il ne cesse pas pour autant de s’intéresser à son potentiel pour les fins de l’intégration sociale et surtout à sa capacité d’assujettir les autres systèmes sociaux en leur insufflant une normativité et une légitimité issues des délibérations démocratiques et transmises par le médium du droit. Toujours selon Habermas, les limites de cette conception qu’il qualifie de « cynique », selon laquelle le droit serait devenu un sous-système tellement autonome qu’il cesserait de se concevoir comme normatif, réside dans le fait que le droit demeure promptement soumis à des exigences de rationalité. Il doit en outre rendre compte « des raisons » de sa légitimité[21]. Le droit moderne, soutient Habermas, est « un transformateur qui empêche le tissu de la communication à l’échelle de la société dans son ensemble, fondement de l’intégration sociale, de se déchirer. Ce n’est que dans le langage du droit que les messages à contenu normatif peuvent circuler à l’échelle de la société dans son ensemble[22]... ». Son rôle est important, d’une part, du fait de la critique radicale que les sociétés civiles modernes font subir aux formes de normativité métaphysiques et conventionnelles et, d’autre part, en raison du rôle du droit dans l’intégration sociale des sociétés diversifiées et où de plus en plus de paliers de souveraineté sont amenés à être partagés entre différentes institutions régionales, nationales et supranationales[23].

Habermas n’est pas convaincu par certains aspects de l’entreprise de John Rawls. En s’inscrivant en droite ligne des théoriciens du droit rationnel moderne, l’auteur de La théorie de la justice négligerait la problématique des institutions susceptibles de socialiser les individus afin qu’ils soient plus disposés à reconnaître la légitimité de la justice politique[24]. Quant à sa réflexion sur la façon dont de telles institutions pourraient être forgées dans le cadre d’un droit international des personnes, elle sera interprétée avec raison comme une variante philosophique des théories de la paix démocratique où une conception diluée, naïve, voire spontanée, du développement de la démocratie semble trouver son prolongement dans une politique étrangère aventuriste, où l’imposition du libéralisme par la force vient poursuivre la politique libérale par d’autres moyens[25]. En somme, afin de mener ce projet à bon port, Rawls aurait dû « s’engager dans la reconstruction, régulée par une perspective normative, du développement historique de l’État de droit et de sa base sociale[26] ».

Habermas s’intéresse donc aux contributions de Weber et de Parsons à la sociologie du droit dans le but de reconstruire le droit comme une institution médiatrice du rapport entre factualité et validité. L’intérêt de ces approches néokantiennes en sociologie du droit est d’avoir gardé une porte ouverte sur la question de l’interprétation subjective des valeurs, des motifs ou des intérêts qui sont mobilisés par les sujets du droit.

La sociologie du droit de Weber est indissociable de sa réflexion sur les différents types de domination qu’il associe à une taxinomie des formes de légitimité. Dans cette optique, la question qui se pose est la suivante : est-ce que la domination légale-rationnelle et les principes d’édiction et de justification qui en sont les corollaires comportent un principe de légitimation allant au-delà de la stricte observation de la procédure juridique ? Selon Habermas, en abordant l’institution du droit moderne essentiellement par le biais de sa sociologie de la domination, où le droit est réduit au contexte fonctionnel de la domination de l’État bureaucratique, Weber négligerait le rôle du droit dans les processus d’intégration sociale. Pire encore, il n’établirait pas de connexion intrinsèque entre la domination légale-rationnelle et la légitimité garantie par les processus démocratiques. Habermas rappelle que l’on trouve chez Parsons une sociologie du droit permettant d’appréhender le droit comme un vecteur de l’intégration sociale dans une société communautaire devenue autoréflexive par rapport à son institutionnalisation[27]. En effet, chez l’auteur de Le système des sociétés modernes[28], le droit n’est ni un sous-système autonome refermé sur lui-même et qui n’entre en contact avec d’autres sous-systèmes que de façon accidentelle[29], ni le prolongement d’une forme de domination politique spécifiquement moderne. C’est le médium à travers lequel une société civile se constitue, prend conscience d’elle-même, joue un rôle dans l’intégration sociale et « se dissocie en outre de l’économie capitaliste[30] ». Le système du droit est ainsi isolé et il se fait le relais d’une démocratie délibérative institutionnalisée à travers un espace public et une société civile garantissant la légitimité du pouvoir législatif et de l’État de droit. En jouant ainsi un rôle dans l’intégration sociale, le droit a le potentiel de contrer les lacunes de l’argent et de la bureaucratie, en tant que médiums participant à la colonisation du monde vécu, et de combler le fossé entre légalité et légitimité. Paradoxalement, Habermas ne s’intéresse guère au rôle du droit précisément dans la mise en place, la reproduction et l’expansion de ces médiums participant à la désintégration sociale.

Le pari de Habermas est que la théorie de l’agir communicationnel permet de reconstruire une théorie normative du droit là où Weber et Parsons avaient échoué. Ce qu’elle fera en ancrant la légitimité du droit moderne dans les procédures de délibération rationnelles rendues possibles par les institutions d’une société civile où les citoyens, en tant que sujets et objets du droit, participent à des délibérations intersubjectives où ils émettent, contestent et révisent des prétentions à la validité portant sur la vérité cognitive, la justesse normative, et la véracité subjective des règles, des normes et des lois définissant, régissant et orientant leur culture politique commune[31].

Une théorie critique néokantienne des relations internationales

Depuis Droit et démocratie, Habermas a non seulement écrit à plusieurs reprises sur les ri, les formes de souveraineté supranationale et les conditions de réalisation du projet kantien de paix perpétuelle, mais il a également influencé un courant d’étude des ri qualifié de « théorie critique[32] ». On pense en particulier aux travaux d’Andrew Linklater, de David Held et de Richard Devetak. Nous survolerons dans cette section certaines thèses de Habermas dans la mesure où elles éclairent ses prises de position sur l’international et le droit international[33].

L’ouvrage Times of Transition capture bien l’esprit d’urgence livré dans le style souvent polémique caractéristique des écrits politiques de Habermas où l’on retrouve ses réflexions sur l’international[34]. Dans ces écrits politiques, destinés à un plus large public que ses ouvrages théoriques, Habermas distille depuis plus de deux décennies la substance phénoménologique de ce qu’il qualifie de conditionpostnationale. Par celle-ci, il entend non seulement une catégorie descriptive, mais aussi l’arrière-plan normatif au sein duquel nous avons l’impératif moral de puiser afin d’orienter des projets d’action qui participent à l’assimilation critique des leçons de l’histoire du xxe siècle. Pour Habermas, nous avons un devoir d’examen réflexif et de distanciation critique face aux traditions herméneutiques au sein desquelles il ne fait pas de doute que nous sommes immergés. C’est à partir de cet horizon critique et réflexif qu’il faut dépasser les formes prépolitiques d’associations ethniques et religieuses qui ont mené à Auschwitz, Srebrenica et Kigali. Comme catégorie descriptive, la condition postnationale repose sur l’hypothèse selon laquelle l’État national n’a plus, dans une large mesure, la capacité de continuer à jouer le rôle de polis moderne dans un contexte où les flux transnationaux imposent de plus en plus de limites à l’exercice de la souveraineté et où les crises et menaces qui pèsent sur l’humanité adoptent des formes de plus en plus globales[35]. À cet égard, elle constitue également un horizon normatif mondial au sein duquel il faut puiser afin de reconstruire les pratiques délibératives systématiquement mises en péril par les rationalités purement stratégiques et instrumentales.

Avec les années, la défense par Habermas d’un républicanisme cosmopolite dans l’arène internationale est devenue de plus en plus subtile. Elle cherche à préserver l’équilibre fragile entre l’universalité du droit cosmopolite et le contenu éthique propre à l’apprentissage sociohistorique des États de droit constitutionnel. Au niveau supranational, Habermas défend non pas la thèse kantienne forte en faveur d’une république globale, mais la thèse kantienne faible en faveur du développement d’une confédération d’États (Völkerbund) liés par une constitution civile et acceptant de se soumettre à un règlement non pas politique des conflits, mais légal[36]. À la problématique des guerres justes ou injustes, difficilement légitime dans le cadre d’une pensée post-métaphysique, se substitue ici celle des guerres légales ou illégales, les premières étant les opérations de politiques intérieures mondiales qui en aucun temps ne devraient nourrir l’appétit unilatéraliste d’un État hégémonique. Kant, selon Habermas, fait fausse route en envisageant le modèle républicain à partir du modèle français afin de théoriser une république mondiale. Le modèle républicain américain, parce qu’il repose sur le principe de la division de la souveraineté, permet des types d’arrangements institutionnels plus susceptibles de préserver les modes de vie éthiques entourant la formation de la culture politique.

Quel sera le rôle du droit et de la morale dans cette reconstruction ? Habermas prend acte de la sociologie téléologique du droit de Weber. Ici, le processus de rationalisation des images du monde propre à la modernisation occidentale sape le terrain conventionnel sur lequel reposait le droit sacré. Dans un monde postmétaphysique et postséculier l’on ne saurait plus, d’une part, recourir à des standards archaïques afin de fonder le droit sur un socle métaphysique ni, d’autre part, faire correspondre, ou réduire, le droit à la morale. Plus rien ne saurait garantir la légitimité du droit au-dessus ou au-delà des procédures de délibération publique rationnelles et intersubjectives[37]. C’est dans les droits politiques garantissant le statut de citoyen et les droits de participation politique garantis par l’État de droit que réside ultimement la légitimité du droit moderne dans sa forme positive[38]. De plus, poursuit Habermas, « la positivité du droit postmétaphysique signifie également que les ordres juridiques ne peuvent plus être construits et développés qu’à la lumière de principes rationnellement justifiés et donc universalistes[39] ». La morale n’est cependant pas évacuée ici de la discussion. Les arguments moraux font partie du réservoir de ressources que les sujets du droit peuvent présenter comme des contenus traduisant des expériences subjectives participant de façon essentielle à la socialisation des sujets du monde vécu.

Dans le spectre des critiques de la globalisation, les positions défendues par Habermas s’apparentent à celles des régulationnistes et des néogramsciens en ce qui a trait aux enjeux socioéconomiques[40]. Elles ne vont ni aussi loin que les premières au niveau de l’analyse économique, ni aussi loin que les secondes au niveau de l’analyse des rapports de forces de l’économie politique internationale ou de l’analyse critique des idéologies. Là où Habermas va plus loin, cependant, c’est dans la réflexion normative sur l’institutionnalisation et la constitutionnalisation du droit international[41]. Ainsi, une gouvernance démocratique post-nationale devrait être amarrée à un ensemble d’institutions supranationales, une Europe plus forte et une organisation des Nations Unies plus efficace, par exemple. On soulignera avec raison que l’Organisation des Nations Unies a connu sa part de ratés, mais qu’après que les néoconservateurs aient calqué leur réingénierie du Moyen-Orient sur une copie du triomphe de la mort de Breughel, la suprématie américaine dispose d’encore moins de crédibilité pour mener des actions unilatérales[42]. À cet égard, les contributions de Habermas permettent de s’extraire du sillon de cynisme que le passage des néoconservateurs aura laissé derrière eux. Cela dit, une théorie critique des ri qui retourne de Weber à Kant, sans passer par Marx, ne peut faire autrement que de se heurter à certaines limites conceptuelles quand vient le temps de reconstruire les relations de pouvoir propres à la modernité des relations internationales.

II – La sociologie historique des relations sociales de propriété

La contribution de Benno Teschke à l’étude des ri est issue des débats en sociologie historique anglo-américaine[43]. Les développements dans ce champ ont critiqué le chrono-fétichisme et le tempo-centrisme à l’origine de plusieurs formes de réification dans l’étude des ri[44]. Contrairement à Habermas qui a influencé les ri indirectement par sa théorie normative du droit, la sociologie historique de Teschke remet directement en cause un des piliers de l’étude des relations internationales : la périodisation qui attribue la modernité du système international aux traités de Westphalie[45].

Avec Lacher, Teschke propose une réévaluation du débat agent-structure dans l’étude des ri et une ambitieuse révision théorique du marxisme. Cette révision passe par une voie différente de celle du successeur de l’École de Francfort et de ses principaux légataires : Axel Honneth, Ulrich Beck et Nancy Fraser. Considérant que Habermas a effectué trop de concessions à la théorie des systèmes, que l’opposition entre système et mondevécu est problématique et que la théorie habermasienne est trop abstraite pour rendre compte des contradictions du développement historique de l’international, Teschke et Lacher se sont tournés vers l’histoire comparée et la théorie sociale afin de renouveler la tradition critique en ri. Ce point de départ les conduit à la critique, d’une part, de l’anhistorisme de la majorité des approches en relations internationales, et d’autre part, du manque d’audace des théories marxistes orthodoxes.

Ce projet théorique repose dans un premier temps sur une histoire comparée du développement des dynamiques de pouvoir dans l’Europe préindustrielle. Cette analyse conduit à un diagnostic révisionniste de l’histoire traditionnelle des relations interunités politiques européennes[46]. Dans un deuxième temps, ce projet cherche à dépasser la méthodologie statique de l’histoire comparée en rendant compte de la dynamique inégale et combinée du développement des régimes de propriété[47] et de leur influence sur la formation des politiques étrangères[48]. Cette phase est effectuée via une sociologie historique des relations internationales qui absorbe et dépasse la portée heuristique de l’histoire comparée. Revenons rapidement sur le premier temps de ce projet : la théorie des relations sociales de propriété[49].

A — Les relations sociales de propriété et la critique du marxisme orthodoxe

Depuis le milieu des années 1960, l’historien américain Robert Brenner propose une réinterprétation de la transformation des relations sociales lors de la transition du féodalisme au capitalisme en Europe médiévale[50]. À l’encontre des explications de la transition qui privilégient l’étude de celle-ci à partir du développement des forces productives ou des cycles démographiques, Brenner défend que l’étude des relations sociales de propriété a l’avantage heuristique d’expliquer les divergences développementales en Europe, là où les théories alternatives se cantonnent soit dans un provincialisme méthodologique, soit dans le postulat de l’homogénéité de ces développements.

En prenant pour principale stratégie explicative un modèle de comparaison par divergence des régimes sociaux de propriété, Brenner critiquait les dogmes d’une certaine tradition marxiste : la métaphore base-superstructure, le mythe de l’origine urbaine du capitalisme, la portée explicative du concept de force productive et la téléologie des modes de production. Il concluait que la transition au capitalisme avait été l’exception plutôt que la règle, que les acteurs qui y participèrent cherchaient davantage à conserver leurs privilèges traditionnels qu’à amorcer une transition vers une organisation sociale différente, et que rien dans le seuil de développement des forces productives ne permettait d’expliquer les divergentes trajectoires développementales européennes.

Brenner proposait également une explication de la transition fondamentalement différente de celle proposée par la théorie du système monde qui analyse la redistribution géographique des échanges inégaux où le capitalisme est défini comme une accumulation de puissance. À l’opposé de cette dernière, il conçoit le capitalisme d’abord comme une forme historique de relation sociale de propriété et non comme la propriété d’une aire géographico-politique structurée par des échanges inégaux entre un centre, une semi-périphérie et une périphérie[51]. Sur le plan herméneutique, les régimes sociaux de propriété constituent des unités de sens permettant d’interpréter et de comparer de façon synchronique ou diachronique les stratégies sociales au sein de différents contextes historiques. Enfin, Brenner s’intéresse aux particularités qui ont permis au capitalisme d’émerger d’abord en Angleterre au xviie, alors que les acteurs sur le continent adoptaient des stratégies de reproduction de pouvoir distinctes (expansion impériale, mariage dynastique, piraterie, intensification du servage, militarisation de la noblesse) et médiatisées à travers des institutions différentes. Or, parmi ces formes de médiation institutionnelle, le droit joue un rôle de premier plan. En effet, l’intuition de Brenner, développée par Comninel dans son étude de la Common Law, est que le rôle joué par le droit est crucial pour comprendre la dynamique sociale d’un régime social de propriété[52]. Le droit est ici l’enjeu de stratégies rendues elles-mêmes possibles par l’histoire de son institutionnalisation. Beaucoup plus qu’un pilier de l’intégration sociale, il joue un rôle dans la médiation et la transformation des relations de pouvoir.

Chez Habermas, le droit garantit la solidarité et l’intégration sociale là où l’argent et la bureaucratie échouent[53]. Il ne s’intéresse pas réellement au rôle du droit dans les processus d’atomisation sociale, dans le processus de mise en place de formes de pouvoirs spécifiques aux sociétés capitalistes en général, ni à leurs nombreuses déclinaisons particulières, pas plus qu’aux effets pervers des processus de mise en compétition sociale spécifiques au capitalisme. Privilégiant Parsons sur Weber, les champs d’études de la sociologie du droit et de la domination semblent ici privés de certains outils conceptuels. C’est là que la faiblesse heuristique des concepts habermassiens d’État bureaucratique et surtout d’argent apparaît le plus clairement. Par rapport au marxisme classique, Habermas procède à une abstraction lourde de conséquences. En faisant du concept de travail un concept transhistorique, qui ne tient plus compte de ses spécificités au sein du capitalisme, la théorie critique a perdu la capacité d’analyser en quoi le droit institutionnalise des relations de pouvoir spécifiques au niveau autant des relations sociales, que de l’État et des relations internationales. En raison de son imprécision analytique, le concept d’argent est incapable de rendre compte de ce que la tradition marxiste désignait par le concept de travail ou de capital comme relation sociale[54]. En se privant de ces catégories historiques, Habermas s’empêche de penser le rôle du droit dans le développement et la spécificité des relations de pouvoir capitalistes. Ainsi, au-delà de généralités abstraites sur la façon dont la globalisation remet en question l’État national, Habermas, Linklater et Held peinent à formuler un diagnostic sur la relation entre capitalisme et modernité et à formuler une analyse concrète des forces et processus qui mettent en péril l’État providence depuis les années 1980. Ici, une téléologie du passage à une ère cosmopolite sert de matrice flexible pour l’interprétation des processus internationaux.

B — De la métaphore architecturale à la théorie du développement inégal et combiné

Alors que le marxisme orthodoxe interprétait le droit comme la superstructure idéologique d’un mode de production, le droit apparaît comme une composante centrale des régimes sociaux de propriété. Il participe à la médiation des normes à partir desquelles les agents élaborent des stratégies de reproduction sociale ou de résistance : les règles régissant l’accès à la propriété et à la succession ; celles définissant l’étendue des pouvoirs publics et leurs relations avec les pouvoirs privés ; celles définissant les attentes de comportements réciproques au sein des cadres légaux public, privé et coutumier ; les lois et les normes balisant la souveraineté et la territorialité modernes ; celles encadrant le règlement des conflits et celles régissant les droits publics et privés de participation et de représentation dans le cadre de délibérations politiques. En somme, sans la prise en compte du droit, le cadre d’interprétation herméneutique des stratégies des classes sociales ne peut pas être reconstruit avec acuité.

Cet ensemble de lois conjointement articulées définit les contours d’un régime social de propriété ou d’appropriation. Ces régimes codifient légalement un ensemble de règles, de normes et de pratiques, de relations sociales d’appropriation, qui définiront et canaliseront les stratégies de reproduction de pouvoir des classes dans un contexte social donné. Développant le cadre de Brenner, Teschke souligne que ces régimes ne participent pas seulement à la formulation des attentes de comportements réciproques entre les classes sociales. Ils permettent également d’interpréter quelles formes vont prendre les stratégies géopolitiques de reproduction des classes sociales et de leurs différentes composantes[55]. L’analyse des régimes sociaux de propriété permet, par exemple, de reconstruire : les raisons pour lesquelles il devint dans l’intérêt des princes allemands de se convertir au protestantisme après la Réforme protestante ; l’intérêt géopolitique pour les cités-États de Florence et de Milan d’initier des relations diplomatiques afin de se prémunir contre la menace que fait peser sur elles la république vénitienne ; ce qui permit à la East India Company de se voir confier la capacité d’administrer et de lever des taxes sur les vingt millions d’habitants du territoire indien par le Traité de Allahabad ; comment la flotte portugaise se vit accorder la souveraineté sur les mers par une bulle papale en 1454. De même, la reconstruction des règles de succession dans l’Europe absolutiste permet de comprendre pourquoi le mariage et l’assassinat dynastiques sont la clé des tragédies shakespeariennes, pourquoi les officines de taxation étaient convoitées par les bourgeois des romans de Balzac, pourquoi la noblesse fut remilitarisée à l’est de l’Elbe, et pourquoi l’Angleterre sera précipitée dès la fin du xviie siècle dans des transformations sociales lui permettant de franchir le fil d’arrivée de la Révolution industrielle avant le continent.

C’est également cette stratégie explicative qui permet à Teschke de soutenir que la Révolution anglaise de 1688 et la transformation sociale qu’elle traduisit eurent un impact plus déterminant pour la lente émergence de la souveraineté moderne que les traités de Westphalie. Au moyen d’une étude empirique des dynamiques de reproduction du pouvoir sous l’absolutisme, l’auteur de The Myth of 1648 remet en question les interprétations des conséquences des traités de Westphalie. À la suite de Rosenberg, il démontre que les propriétés de l’État « moderne » (un régime territorial fixe, la souveraineté sur ce dernier, l’égalité juridique, le principe de non-intervention dans les affaires d’un autre État, les règles de succession et de mariage dynastique) ne s’implantèrent pas dans la foulée des traités qui consolidèrent l’hégémonie de la France et de la Suède sur le continent en 1648[56]. D’autre part, il soutient qu’il est périlleux, voire impossible, de chercher à déduire fonctionnellement la seule forme d’unité politique ou de système international, de la logique du capitalisme. Les relations internationales modernes sont moins bien caractérisées par un axe chronologique évoluant de l’étatisme vers la globalisation, que par le développement, la contraction et surtout la juxtaposition d’un ensemble d’arrangements institutionnels politico-juridiques qui s’accommodent fort bien de participer à la médiation internationale des relations sociales capitalistes[57]. L’opposition entre un régime territorial fixe, associé à l’étatisme et au fordisme, et un régime territorial ouvert, associé à l’ère globale et au postfordisme, serait donc mieux comprise non pas comme deux phases successives, mais comme différentes manifestations des dynamiques globalisantes des relations sociales capitalistes.

À cet égard, une importante tension émerge entre le portrait de la modernité des relations internationales dressé d’une part par Teschke et Lacher et, d’autre part, par Habermas et ses héritiers. En effet, rarement l’axe chronologique entre une première modernité articulée autour d’un régime territorial westphalien, centré sur l’État national, et une seconde modernité, post-westphalienne, et en rupture avec plusieurs aspects de la modernité, n’est tracé avec plus d’insistance que chez l’altermondialiste Ulrich Beck ou chez Nancy Fraser[58]. Or, la théorie du développement inégal et combiné se méfie précisément des généralisations à l’ensemble du globe des propriétés d’un État, l’Angleterre ou les États-Unis par exemple, ou d’une région du globe, comme l’Union européenne. En voyant dans les propriétés d’une unité celles de l’ensemble, les théories basées sur la projection internationale d’une taxinomie valide pour un État particulier risquent de masquer précisément le caractère nécessairement inégal et combiné du développement institutionnel et social et les réactions de ressac que ce processus engendre. Le problème avec l’analyse de la théorie critique habermassienne est qu’elle tend à attribuer les propriétés de certaines unités à un système en entier. Cette perspective néglige les différences profondes entre les propriétés des différents systèmes géopolitiques. Non seulement des relations hiérarchiques continuent de structurer les relations internationales après 1648, mais il est important de comprendre ces hiérarchies pour saisir en quoi le déclin du fordisme dans les États industriels avancés correspond en fait à son déplacement, ou à sa délocalisation, au niveau international plutôt qu’à sa disparition. De même, à son époque, le droit international classique ne s’appliquait pas au globe, mais au cadre juridique des États-nations du concert des nations européennes. Le succès d’intégration juridique par le droit que représente l’Union européenne, et sur lequel Habermas et Beck fondent tant d’espoir, s’est réalisé dans une conjoncture très particulière de l’histoire mondiale. Cette microréalisation du projet cosmopolite dans le cadre européen n’aurait peut-être pas été possible dans un autre contexte que celui de la guerre froide.

En reconstruisant sa théorie critique du monde social à partir d’une pragmatique de la communication, Habermas a placé sa théorie rationaliste à l’abri d’une descente analytique dans les conditions empiriques au sein desquelles s’exercent les négociations et les luttes d’influence qui participent à la construction et à la reproduction des ordres mondiaux. Même ses concepts d’État bureaucratique et d’argent, sensés référer aux systèmes sociaux mettant en péril l’intégration sociale, semblent manquer de souplesse analytique pour rendre compte du changement social. Les modalités de la transformation sociohistorique des relations de pouvoir liées au rôle du capital comme relation sociale, ou encore de la finance ou du crédit, sont absentes des études de l’international qui s’inspirent de cette théorie. Corollairement, l’économie politique des relations de classes est également absente de la conception habermassienne de la société civile.

Conclusion

Nous avons commencé cet article en soulignant que l’émergence d’un champ de réflexion sur la politique et les ri naquit d’abord au Royaume-Uni dans le cadre d’un schisme avec le droit international. Depuis, l’étude des ri adopte parfois une attitude visant à objectiver le di, à neutraliser sa prétention à la validité normative, et à montrer de quelle manière il constitue un objet des ri. Partant de ce constat, nous avons cherché à montrer comment Teschke et Habermas développent des programmes de recherche distincts où le droit joue un rôle important. Cherchant à dépasser le positivisme juridique, Habermas prend au sérieux la tension entre facticité et normativité inhérente au droit dans les sociétés modernes. Pour ce faire, il développe sur les traces de Parsons une sociologie du droit qui cherche à reconstruire le rôle du droit dans l’intégration sociale aux sociétés complexes. En faisant jouer au droit principalement le rôle d’assurer la solidarité sociale, l’auteur de Droit et démocratie force les théories critiques à prendre acte du potentiel émancipateur du droit dans les sociétés modernes. Par contre, Habermas néglige un autre volet du droit, abordé par la sociologie de Weber, celui de participer à la cristallisation, à la formalisation et à la réification de relations de domination au sein d’un certain ordre social. Finalement, en abandonnant l’analyse de l’économie politique de la société civile, Habermas prive la théorie critique de l’outil lui permettant l’analyse la plus incisive de la spécificité des relations de pouvoir au sein des sociétés capitalistes. Teschke, pour sa part, propose une critique des approches des ri qui élaborent un discours soit anhistorique, soit réducteur, sur le droit comme forme de médiation des relations de pouvoir. Ces deux projets soulèvent non seulement des questions importantes pour l’étude des ri en général, mais également l’une pour l’autre. En effet, Habermas soulève des questions sur le rôle du droit dans l’horizon éthique de la théorie des relations sociales de propriété et Teschke soulève des questions sur le cadre anhistorique et spatialement aplani à partir duquel les théories critiques néokantiennes ont généralement conçu les processus des relations internationales modernes.

L’horizon optimiste vers lequel ont vogué les théories néokantiennes durant la dernière décennie du xxe siècle semble s’être terriblement assombri depuis le 11 septembre 2001. Habermas n’a jamais été naïf quant aux obstacles qui se dressaient devant le projet de la réalisation des idéaux kantiens[59], mais on peut se demander si certains éléments de sa théorie ne l’auraient pas mené à sous-estimer les tendances contradictoires des relations internationales modernes. La fresque habermassienne est imprégnée d’un matériel qui fait mal ressortir la dialectique contradictoire et inégale de la relation entre souveraineté et globalisation dans le cadre de la modernité capitaliste. Des fissures apparaissent rapidement dans les représentations de l’ordre cosmopolite aux points de rencontre les plus tendus des contradictions sociales et internationales d’un ordre qui demeure structuré par les relations sociales capitalistes. Sous la surface d’une apparente progression vers l’utopie kantienne d’un cosmopolitisme universel, les contradictions d’un ordre social et global continuent de rythmer le développement sociohistorique. Ces contradictions sont trop souvent invisibles lorsque le monde social est scruté à la lumière d’une théorie de la démocratie qui n’a cessé de s’abstraire d’une analyse sociohistorique de ses conditions sociales de possibilité depuis la publication de L’espace public[60].