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L’intervention des États-Unis en Irak en mars 2003 soulève plusieurs interrogations sur la nature du système international actuel. Une thèse largement reprise dans une pléthore d’articles et d’essais est de considérer l’invasion de l’Irak comme un pas de plus vers l’édification d’un empire étatsunien ou encore de confirmer l’existence d’un tel empire. D’une certaine façon, ces réflexions s’inscrivent dans une tendance plus ancienne qui, depuis la fin de l’ordre bipolaire, s’interroge sur la nouvelle configuration du système international. Sans nécessairement être en porte-à-faux avec cette manière d’appréhender le problème, l’ouvrage de Dario Battistella offre une perspective plus large. L’auteur considère que depuis les traités de Westphalie de 1648 la tendance lourde est au développement d’une société internationale ; autrement dit, qu’une régulation pacifique de la situation anarchique du système international se met peu à peu en place. Or, la décision étatsunienne du 18 mars 2003 vient remettre en cause cette tendance. L’objectif de Battistella est de rendre intelligible ce changement systémique. Il n’exclut pas que la conduite de l’administration de George W. Bush puisse être un phénomène transitoire, mais il n’en demeure pas moins qu’en raison du statut d’hégémon des États-Unis, les conséquences des choix de cette administration sont tout de même majeures.
Comme le souligne l’auteur lui-même, sa démarche est proche de celle de l’historien Paul W. Schroeder qui dans son étude magistrale sur le Concert européen utilise les théories des Relations internationales pour mieux expliciter son analyse historique. Battistella inverse la démarche de Schroeder et comme internationaliste, utilise l’histoire pour étayer ses réflexions théoriques. Notons par ailleurs que ces deux auteurs puisent généralement aux mêmes sources théoriques.
Affirmons-le d’emblée, l’analyse de Battistella est éloquente et convaincante. Elle montre aussi toute la richesse d’une réflexion sur les relations internationales qui marie habilement les théories avec l’histoire des relations internationales. L’ouvrage est divisé en trois parties avec une introduction et une conclusion. Il est à noter que des versions antérieures de l’introduction et du chapitre huit ont déjà fait l’objet d’une publication dans les revues Raisons politiques et Études internationales en 2004. Dès l’introduction, Battistella détermine clairement le cadre analytique qu’il privilégie. À l’opposé du réalisme qui énonce l’état de guerre permanent dans les relations entre les États, l’auteur part du postulat que la nature anarchique du système international depuis 1648 s’insère dans la constitution d’une société internationale. Il puise son argumentaire dans l’approche libérale, chez l’École anglaise et dans les réflexions constructivistes d’Alexandre Wendt sur les cultures anarchiques, plus précisément sur les cultures hobbienne et lockienne.
Dans la première partie, divisée en trois chapitres, Battistella explique comment à partir de 1648, le système international s’inscrit dans le cadre d’une société internationale en formation. Si de 1648 à 1815, le principe mécanique mis en place est celui de l’équilibre, après cette date, l’auteur montre bien l’importance de la présence d’une puissance prépondérante pour assurer le maintien d’une anarchie lockienne. Il est nécessaire que la puissance hégémonique assure la régulation de l’ordre international par l’autolimitation de sa prépondérance matérielle et symbolique. Après le Concert européen de 1815 et jusqu’en 1914, ce rôle est joué par le Royaume-Uni. Après 1945, les États-Unis deviennent à leur tour la puissance régulatrice. Dans cette lente évolution s’effectue un processus de transformation d’une anarchie immature vers une anarchie mature (B. Buzan). Les États se reconnaissent non pas comme des ennemis (culture, anarchie hobbienne) mais plutôt comme des rivaux (anarchie lockienne). Si le recours à la violence n’est pas exclu en situation d’anarchie lockienne, comme le démontrent les nombreuses guerres depuis 1648, il demeure habituellement limité et tempéré. Cependant, à certaines occasions, on assiste à une régression vers une anarchie hobbienne. Les États se perçoivent alors comme des ennemis qu’il faut annihiler plutôt que des rivaux. Pour Battistella, les guerres de la Révolution et de l’Empire français entre la fin du 18e et le début du 19e siècle ou encore la Seconde Guerre mondiale entrent dans cette situation exceptionnelle. Ces périodes marquent toujours d’importantes transformations dans la nature du système international.
Dans la seconde partie, elle aussi divisée en trois chapitres, l’auteur cherche à démontrer comment l’évolution de la culture anarchique lockéenne semble s’inverser et régresser vers une anarchie hobbienne. Battistella s’attache à montrer comment les États-Unis changent à la fois leur perception, leur comportement et les justifications de leur conduite sur la scène internationale. Ainsi avant l’invasion de 2003, l’Irak a été appréhendé dans le discours étatsunien comme un ennemi et non plus comme un rival. Grâce à cette stigmatisation, il y a un glissement d’une conception de la guerre juste vers une conception préventive de la guerre. Finalement, si jusqu’alors les actions des États-Unis reposaient sur une démarche généralement multilatérale, les actions récentes laissent place à une volonté clairement affichée d’unilatéralisme. Autrement dit, avec l’intériorisation des normes de la culture anarchique lockéenne, l’intervention de 2003 marque une césure claire vers une culture anarchique hobbienne.
Dans la troisième et dernière partie, encore une fois divisée en trois chapitres, Battistella explicite les raisons possibles qui ont conduit les États-Unis à faire la guerre à l’Irak en 2003. Selon lui trois justifications sont plausibles pour expliquer l’intervention de 2003 : le dilemme de sécurité ressenti par Washington envers l’Irak, l’idée d’une guerre impérialiste découlant du processus de décision interne aux États-Unis et finalement, l’évolution du cycle des puissances. Des trois explications, celle de l’évolution du cycle des puissances, qui s’inspire notamment de Gilpin et de la théorie de la stabilité hégémonique, apparaît comme la plus pertinente. Au-delà de l’Irak, c’est la perception des dirigeants étatsuniens du déclin de leur primauté et l’émergence d’un possible compétiteur (la Chine) qui explique le comportement des États-Unis dans l’arène internationale.
Si l’avenir est par définition incertain, la démarche proposée par Battistella s’avère cependant intéressante dans la mesure où elle permet de penser théoriquement l’invasion américaine de 2003. Bien entendu, ici et là on peut trouver contestables une interprétation ou une affirmation de l’auteur, ou remarquer un oubli. Par exemple, la Grande guerre marque indubitablement une réémergence d’une anarchie hobbienne, ce que l’auteur semble ne pas prendre en considération. Toutefois, ces petits travers n’enlèvent rien à la qualité du travail. Notons également que le livre est écrit dans un langage clair et précis. Bref, il s’agit d’un ouvrage incontournable pour tous ceux et celles qui s’intéressent à la question de l’empire étatsunien et qui va au-delà des clichés. Il montre la pertinence d’une démarche théorique qui se fonde sur le socle de l’histoire diplomatique. En définitive, il s’agit d’un des meilleurs ouvrages écrits sur la question.