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Une force nouvelle a récemment émergé de la politique étrangère chinoise et mérite notre attention : l’émergence d’une opinion publique encore restreinte dans sa liberté de parole. La diffusion généralisée d’internet, l’accès à de multiples médias dans le cadre d’une économie en pleine expansion et la moindre capacité du pouvoir central chinois à contrôler la liberté d’expression ont ouvert la Chine sur le reste du monde. Une population citadine mieux éduquée commence à s’intéresser aux tendances extérieures et exprime davantage ses opinions sur l’orientation des affaires internationales. Bien entendu tous ces changements ont des implications concrètes sur la politique étrangère chinoise.
Cet ouvrage examine précisément l’influence croissante de facteurs exogènes comme la bureaucratie, le monde universitaire, les médias et l’opinion publique sur l’élaboration de la politique extérieure de la Chine. Les auteurs, universitaires chinois en poste aux États-Unis, insistent en particulier sur la politique de leur pays vis-à-vis des États-Unis et s’interrogent sur la capacité des acteurs de la société chinoise, notamment ceux qui sont indépendants du Parti communiste, à exercer une quelconque influence. Des questionnements sur la capacité du Pouvoir central chinois à élaborer une politique cohérente vis-à-vis de son grand rival, ou vis-à-vis de Taïwan ou bien encore dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce sont élaborés. Cet ouvrage collectif se veut un outil de bonne compréhension des systèmes d’influence qui s’exercent auprès du pouvoir central de Beijing et permet un éclairage actuel sur la politique extérieure chinoise.
Dans le chapitre 1, Yufan Hao et Lin Su examinent l’émergence d’une nouvelle catégorie de population, diplômée et ouverte sur le monde extérieur, ainsi que son impact sur les politiques de l’État. Cette élite intellectuelle diffuse deux images contradictoires des États-Unis : d’un côté elle porte un regard positif sur la démocratie et la vie politique américaine, de l’autre, un regard négatif sur la politique étrangère américaine. Hong Shan Il tente d’analyser, à partir d’une perspective historique, les fondements de la récente montée d’anti-américanisme parmi les étudiants et les intellectuels, un sentiment largement dû selon lui à une manipulation de l’appareil politique gouvernemental. Cette manipulation n’est en effet pas encore suffisamment contrebalancée par les nouveaux médias dont l’influence, bien que grandissante, reste limitée à certains milieux sociaux. Yanmin Yu souligne ainsi le décalage toujours plus criant entre l’information diffusée dans la presse traditionnelle (télévision d’État, journaux) et celle diffusée sur Internet, ce qui expliquerait les tentatives de l’État de contrôler davantage l’information qui circule sur la toile. Jusqu’à aujourd’hui, il reste très dangereux en Chine de discuter librement des orientations prises par l’appareil d’État en matière de politique étrangère.
Dans le quatrième chapitre, Hong relativise pourtant ce constat. Il souligne que de nouvelles forces sociales, enrichies par le boom économique, apparaissent et font pression sur le pouvoir central pour que des orientations en matière de commerce international et de politique extérieure soient prises en fonction de leurs intérêts. Il explore notamment l’émergence et le développement de discussions politiques en ligne, les caractéristiques principales du forum public virtuel chinois, et mentionne des études de cas sur l’opinion publique vis-à-vis des États-Unis (comme par exemple l’impact du bombardement américain sur l’ambassade de Chine à Belgrade en 1999), ainsi que les relations avec l’île de Taïwan et le Japon.
À cause de la nature complexe et technique des sujets concernant la relation sino-américaine, les décideurs de Beijing s’appuient sur des conseils offerts par des spécialistes. Zhao examine l’impact de ces intellectuels et des remue-méninges sur la politique étrangère chinoise. Zhao développe le concept de sept canaux d’influence qui ont obtenu des résultats remarquables, bien qu’encore limités, ces dernières années. Alors que la société civile se développe rapidement, il ne fait nul doute que l’influence des intellectuels et des universitaires jouera à l’avenir un rôle grandissant.
Au lieu de définir la politique étrangère chinoise vis-à-vis des États-Unis sous l’angle du nationalisme rampant, Hao, dans le chapitre sept, distingue les éléments constitutifs de ce nationalisme en étudiant le rôle des intellectuels dans la construction de l’opposition chinoise vis-à-vis de Taïwan, considéré depuis toujours comme une province et non comme un territoire souverain. L’approche dure prônée par les intellectuels chinois explique en partie la ligne dure du pouvoir politique et la suspicion des autorités vis-à-vis des intentions américaines. Liu et Lao s’interrogent ensuite sur l’émergence de la société civile et son influence sur le programme de réformes économiques et politiques en cours. Cette évolution est fragile, soulignent les auteurs, le pouvoir politique restant très centralisé et animé de forces contraires, réactionnaires ou libérales, qui font que le pays donne l’impression d’avancer et de reculer dans de nombreux domaines. Le processus de décentralisation économique augmente la capacité d’initiative des provinces et des villes et leur ouverture vers l’extérieur mais, à l’exception de Hong-Kong qui dispose d’une certaine autonomie politique encadrée, les grandes décisions politiques se prennent toujours à Beijing. Le rôle de Shanghaï est aussi déterminant en ce qu’il offre au monde la vision d’une Chine qui s’ouvre vers toute la modernité du monde extérieur mais, soulignent les auteurs, Shanghaï est une ville à part en Chine, comme peut l’être New York pour le reste de l’Amérique. Les intellectuels et les entrepreneurs de Shanghai ont toujours été pro-Occident par rapport aux intellectuels de la capitale. La crainte que l’émancipation des provinces n’aille trop loin explique que le pouvoir politique central n’est pas prêt à partager ses orientations en matière de politique étrangère avec le reste du pays. Le processus de décentralisation n’est donc pas à l’heure actuelle fondamentalement remis en cause.
En conclusion, cet ouvrage donnera au lecteur une excellente photographie de la Chine d’aujourd’hui et des différents facteurs qui influencent sa politique étrangère. Les analyses sont fines et bien documentées et conviendront à un large public académique et journalistique. On regrettera sans doute que le thème de la relation avec les États-Unis y soit prépondérant alors que le poids de la Chine se renforce dans de nombreux autres domaines de politique étrangère : la relation difficile avec le Japon voisin, le partenariat avec l’Inde, les rapports de la Chine avec les pays producteurs d’énergie fossile. Les enjeux stratégiques de l’approvisionnement en énergie de cette économie dynamique expliqueront sans doute à l’avenir les tensions régionales et internationales dans cette partie du monde. Mais en lisant cet ouvrage, le constat apparaît clair que la Chine est devenue incontournable dans le concert des nations et que l’évolution de l’opinion publique chinoise dans les années à venir aura un impact non seulement sur la politique intérieure mais aussi sur l’équilibre stratégique du monde.