Près de 10 ans après la publication d’Appel d’empire, Ghassan Salamé poursuit sa réflexion informée sur le rôle des États-Unis dans le monde, cette fois en s’intéressant à la conception de la grand strategy néo-impériale américaine à l’aube de la nouvelle guerre au terrorisme international. Observateur privilégié de la scène américaine, il met ici à profit tant son expérience comme conseiller principal du secrétaire général de l’onu que ses vastes connaissances du débat académique américain pour brosser un portrait complet de l’élaboration de la politique étrangère américaine contemporaine. Résolument volontariste, voire révolutionnaire, affichant un mépris pour un multilatéralisme jugé trop encombrant, teintée de « nationalisme robuste » et d’un sentiment marqué d’exceptionnalisme par rapport aux autres nations, l’Amérique d’aujourd’hui semble s’engager ouvertement sur la voie d’une politique néo-impériale. Ce projet n’est certes pas nouveau, l’idée hégémonique ayant déjà été évoquée par Paul Wolfowitz dans un brouillon du Defense Planning Guidance de 1992 (dont le New York Times avait obtenu des passages). L’idée avait fait scandale à l’époque et les passages en question avaient dû être retirés de la version finale du document officiel. Ce n’est que neuf ans plus tard et à la faveur d’une crise nationale majeure, le 11 septembre 2001, que le projet néo-impérial a pu reprendre le devant de la scène, cette fois sans faux complexes et en s’assumant pleinement. C’est donc dans ce contexte que l’auteur étudie l’élaboration du projet néo-impérial américain et ses conséquences sur la scène internationale. Comme l’auteur le démontre bien, l’application de cette politique n’est pas dépourvue de contradictions. À la base de ce qu’il qualifie de « mal américain » se trouve un déséquilibre profond entre les capacités militaires du colosse et les autres instruments d’influence dont il dispose, comme la persuasion, la diplomatie, ou le recours au droit international (p. 15). La volonté de rendre fongible la puissance militaire, donc de traduire l’avantage militaire en avantages nets dans d’autres sphères d’influence, se butte certainement aux écueils de la réalité, notamment irakienne. Il n’en reste pas moins que l’influence du Pentagone dans la conduite diplomatico-stratégique des États-Unis, si vitale à l’heure actuelle, constitue un élément central d’étude pour comprendre la rationalité interne du projet américain. Devenu « bras séculier du projet néo-impérial », le Pentagone joue un rôle prédominant dans la conception de l’Empire américain. Ainsi, selon l’auteur, cette grand strategy néo-impériale se fonde sur une foi profonde dans la nécessité d’une puissance militaire inégalable, un engagement à perpétuer la suprématie militaire américaine aussi longtemps que possible et la maximisation de l’utilité de cette puissance par un plan d’action global. La révision permanente des menaces où la sécurité absolue devient un dogme à l’israélienne, l’apparition d’une stratégie préventive comme réaction aux menaces perçues, la montée de l’option unilatéraliste où les alliés deviennent « à la carte », et on pourrait ajouter le relâchement de la doctrine nucléaire américaine (clairement exprimé dans le Nuclear Posture Review de 2002) constituent tous des exemples de cette valorisation progressive du facteur militaire contribuant à renforcer cette grand strategy néo-impériale. De plus, toujours selon l’auteur, la mise en place d’un réseau planétaire de bases militaires pour appuyer le projet impérial constitue le meilleur indicateur permettant de juger que l’on est réellement en présence d’une grand strategy de domination et non pas uniquement d’une politique de leadership global. Parallèlement à cette montée en force de l’option militaire, l’influence accrue des néoconservateurs sur le gouvernement a permis de valoriser cet avantage comparatif en lui octroyant un rôle central dans la conception de la politique étrangère. Reprenant l’héritage reaganien (surtout la politique dite de refoulement actualisée …
Salamé, Ghassan, Quand l’Amérique refait le monde, Paris, Fayard, 2005, 568 p.[Record]
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Nicolas Lemay-Hébert
Institut d’études politiques de Paris