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Introduction

Quelle est la relation entre la philosophie politique et le discours qui touche les relations internationales ? Que devrait être cette relation ? Voilà des questions qui ont été étudiées en profondeur au cours des deux dernières décennies, tant dans le contexte de la discipline des relations internationales que par les philosophes politiques qui ont abordé la question de l’international. Bon nombre d’efforts de recherche distincts peuvent être identifiés ici. La liste suivante est illustrative plutôt qu’inclusive et n’est classée dans aucun ordre précis.

  • En partie en réaction à la guerre du Vietnam, et en partie en tant que sous-produit de ce que l’on appelle le débat « libéral-communautarien » parmi les philosophes de tradition analytique, la fin des années 1960 a connu une renaissance de l’intérêt pour des sujets comme la guerre juste et, de façon plus générale, les droits qui peuvent être accordés aux communautés politiques, par opposition aux individus qui les composent, dans leurs relations les unes avec les autres. Une figure particulièrement importante est ici celle de Michael Walzer, mais cette forme particulière de philosophie politique internationale s’est développée au-delà des réactions à son travail particulièrement influent et englobe désormais des sujets comme l’universalité des droits humains universels et les répercussions plus larges de la diversité culturelle mondiale[1].

  • Également liés au débat libéral-communautarien, l’on mentionnera les nombreux écrits commentant la théorie de la justice de John Rawls. La dimension internationale de ces ouvrages consiste principalement en écrits cherchant à montrer que Rawls aurait eut tort d’affirmer qu’il ne pouvait exister de théorie de la justice distributive mondiale. Des universitaires comme Brian Barry, Charles Beitz et Thomas Pogge, ont élaboré des ensembles détaillés de principes normatifs abordant notamment la question de l’iniquité économique mondiale du point de vue de la philosophie politique[2]

  • Ces deux axes de recherches abordent les relations internationales de l’extérieur, mais les vingt dernières années ont également donné lieu à des tentatives pour relier, mais de l’intérieur cette fois, la discipline des relations internationales à la philosophie politique. Pour une part, ces efforts ont consisté à explorer les racines historiques de la théorie des relations internationales. La façon dont les racines augustiniennes du « réalisme » ont été étudiées par des universitaires comme Joel Rosenthal et Alistair Murray s’est avérée centrale ici. Les études, plus vastes et mieux éclairées sur le plan philosophique, de l’histoire de la pensée internationale par des universitaires aussi variés que David Boucher et Thomas Pangle doivent également être mentionnées[3].

  • Une autre stratégie visait à renforcer les théories conventionnelles en relations internationales en leur donnant des racines philosophiques plus profondes. La refonte Oakeshottian de la théorie de la « société internationale » en tant qu’association civique internationale effectuée par Terry Nardin est un bon exemple de ce genre de travail, tout comme l’est l’appropriation de la pensée de Wittgenstein par Friedrich Kratochwil en lien avec l’étude du droit international et des normes internationales[4].

  • Les philosophes politiques féministes se sont, elles aussi, senties obligées d’aborder « l’international » et elles l’ont fait à partir de nombreux points de vue ; le plus important étant peut-être l’élaboration par Jean Bethke Elshtain de la façon dont la distinction publique-privée, qui a toujours été centrale dans la manière dont la pensée occidentale s’est interrogée sur les questions de genre, pourrait être liée à la problématique de la guerre[5].

  • Enfin le travail des philosophes post-structuralistes/post-modernistes doit être pris en compte dans cette liste illustrative. Qu’un écrivain comme Michel Foucault soit un philosophe politique est, bien sûr, hautement contesté – il aurait rejeté un tel titre – mais lui comme d’autres défunts penseurs modernes ainsi que ceux qui se sont inspirés de leurs travaux, abordent certainement des sujets internationaux et ont généré une littérature importante sur les relations internationales qui aspirent à un haut degré de subtilité philosophique[6].

Tel que nous l’avons noté précédemment, l’objectif de cette liste n’est que d’illustrer les choses. Ce que l’on cherchait à montrer ici, c’est qu’il n’est plus possible de penser aux relations internationales en tant que zone libre de philosophie au sein des sciences sociales. Cependant, ce qui est très intéressant, c’est la raison pour laquelle les relations internationales auraient a priori dû être conceptualisées de cette façon. Autrement dit, ce qui retient vraiment notre attention concernant des questions qui sous-tendent cet article et que nous énoncions plus haut, ce ne sont pas tant les réponses formulées que les raisons pour lesquelles nous avons précisément jugé nécessaire de les poser.

Pour répondre à cette dernière interrogation, il est nécessaire de fouiller dans l’histoire de la discipline des relations internationales, une histoire qui a récemment été sujette à controverse[7]. Heureusement, cette controverse n’empiète que marginalement sur la question à étudier ici qui concerne, d’une part, la façon dont les relations internationales sont apparues, au sein du monde anglophone et spécialement au Royaume-Uni, comme un discours distinct et, d’autre part, la raison selon laquelle l’on assumait que ce discours n’avait aucune racine philosophique importante. C’est en lien avec la deuxième question que le sous-titre de cet article prend tout son sens ; l’on y fait en effet référence à un article bien connu et très influent de Martin Wight dont l’objectif était d’avancer les raisons selon lesquelles il n’y avait pas de « théorie internationale[8] ». Le rejet par Wight d’un passé proprement philosophique en matière de relations internationales est particulièrement significatif, car il a été publié dans un recueil important par une figure centrale de « l’École anglaise » qui regroupe plusieurs universitaires que l’on considère généralement, et avec raison, être davantage intéressés par les questions philosophiques et normatives que leurs homologues américains[9]. De nos jours, lorsque des termes comme « le monde anglophone » ou « anglo-américain » sont utilisés, l’hypothèse de travail est que le pan états-uniens de ce partenariat supposé sera dominant, mais, dans le cas du rejet de la philosophie politique par la théorie des relations internationales, ce n’est pas réellement le cas puisque les universitaires britanniques ont été largement impliqués dans ce rejet, même si la littérature récente fait quelquefois amende honorable[10].

C’est là le programme de la première partie du présent article. Nous examinons dans la deuxième partie ce que nous considérons être la situation réelle par rapport aux racines philosophiques de la théorie des relations internationales, en soulignant le type de question conventionnellement mis de côté ou que la discipline a simplement ignoré. Mais nous proposerons tout d’abord quelques brèves remarques sur les origines des relations internationales en tant que discipline académique.

I – La première et la seconde fondations des « relations internationales », 1919-1945

Aussi récemment que durant la première moitié du xixe siècle, la réflexion sur les questions sociales demeurait littéralement « indisciplinée ». Bien que nous puissions aujourd’hui considérer Adam Smith comme un proto-économiste ou Jean-Jacques Rousseau comme un théoricien politique, ce n’est pas de cette façon qu’eux-mêmes se percevaient. Par conséquent, cela n’a guère de sens de s’interroger pour déterminer s’ils étaient ou non des « théoriciens de relations internationales ». Ce n’est qu’une fois les frontières d’une discipline définies que ses précurseurs peuvent être identifiés. Alors que les frontières de la plupart des sciences sociales fondamentales (l’économie, la science politique et la sociologie) ont été délimitées à la fin du xixe siècle, l’on s’accorde généralement pour estimer que les relations internationales ont émergé en tant que domaine d’étude spécifique après la Première Guerre mondiale et que ce domaine s’est consolidé après la Deuxième Guerre mondiale. L’on s’accorde également pour penser que ce nouveau domaine d’étude conjuguait ensemble les perspectives de la science politique, du droit et de l’histoire et qu’il aura été, depuis ses débuts, multidisciplinaire et éclectique[11]. Troisièmement, l’on s’accorde aussi pour avancer que c’est aux États-Unis et au Royaume-Uni que la « première fondation » des relations internationales a eu lieu, alors que la renaissance post-1945 était largement fondée aux États-Unis dans la mesure où il deviendra plutôt commun de faire référence aux relations internationales en tant que « science sociale américaine[12] ».

Pourquoi 1919 et 1945, et pourquoi les États-Unis et le Royaume-Uni ? Si la réponse à la première question semble évidente, elle ne s’harmonise pas nécessairement avec la réponse à la seconde question. La convention veut que l’émergence de la discipline des relations internationales ait été une réaction à la douleur et à la souffrance intolérables provoquées par les deux guerres et qu’elle exprimait un désir d’éviter que cela ne se reproduise. L’étude systématique des relations internationales fait partie d’un plus large effort visant « à préserver les générations futures du fléau de la guerre » comme l’indique le préambule de la Charte des Nations Unies. Mais cela n’explique pas l’origine anglo-américaine de la discipline. De toutes les grandes puissances mondiales, ce sont ces deux nations anglophones qui souffrirent le moins durant les deux guerres – les pertes britanniques et américaines furent bien sûr, effroyables, mais tant en termes absolus que relatifs, ces pertes étaient moins importantes que celles subies par la Russie, l’Allemagne et la France (dans le cas de la Première Guerre mondiale) ou du Japon (dans le cas de la Deuxième Guerre mondiale). De même leur niveau de destruction physique aura été moins important ; ni l’un ni l’autre pays n’a été occupé et les dommages fort importants provoqués par les bombardement lors de la Deuxième Guerre mondiale n’équivalent guère aux niveaux de destruction sur le continent européen. Quant à eux, les 48 États des États-Unis ne furent pas touchés.

Une réponse pourrait être que c’est précisément en raison des niveaux plus faibles de destruction que l’Angleterre et les États-Unis prirent la tête de ce mouvement, étant en effet moins motivés par une revanche et davantage à même d’adopter une perspective à long terme. Je crois que cela ne fait cependant pas le tour de la question. Il y aussi le fait que bien que la guerre de 1914-1918 ait été moins destructrice pour l’infrastructure physique et humaine des sociétés britannique et américaine qu’elle ne l’a été de façon plus générale pour la société européenne, la guerre a causé plus de dommages à l’infrastructure intellectuelle des anglo-américains. Bien que les deux sociétés avaient chacune leurs militaristes et leurs impérialistes (comme les autochtones, les Boers, les Soudanais et les autres « races inférieures sans loi » pourraient en témoigner), le mode de vie dominant au sein des cercles de la droite bien-pensante au Royaume Uni et aux États-Unis était de considérer les guerres entre grandes puissances comme anachroniques, comme quelque chose qui deviendrait obsolète en tant que sous-produit du progrès de la civilisation. Il est frappant de constater qu’alors que la pensée radicale sur le continent est d’avis que le progrès industriel et la croissance du capital financier stimulaient la compétition internationale et rendaient la guerre plus probable, ou peut-être même inévitable, le coeur de l’argumentation des radicaux anglais tel Norman Angell supportait l’idée que la guerre entre les sociétés industrielles devenait en pratique impossible[13].

Bien entendu Angell avait tout à fait raison à propos de la nature destructrice de la guerre entre les sociétés industrielles, mais il était tout aussi évident qu’une telle guerre avait eu lieu entre 1914 et 1918. N’exagérant que très légèrement, Susan Strange suggérera que la discipline des relations internationales émergea afin d’expliquer un comportement qui semblait parfaitement irrationnel et autodestructeur[14]. Or, une telle explication est nécessaire que si l’on adhère à la thèse prétendant que le progrès va conduire à l’abolition de la guerre, ce qui n’est pas le cas en Europe continentale. Dans une remarque lancée au cours de sa lecture inaugurale, l’historien C.K. Webster, second titulaire de la chaire Woodrow Wilson en politique internationale à la University of Wales à Aberystwyth, fit référence à la Grande guerre comme ayant « impitoyablement changé nos conceptions des relations internationales » mais sans pourtant qu’il ne soit aussi clair que les conceptions des relations internationales entretenues en Europe continentale aient, elles aussi, été mises en question[15]. Ce dernier aurait probablement été d’accord avec le commentaire de Paul Schroeder selon lequel « … non pas pourquoi une guerre mondiale ? Mais pourquoi pas ? La guerre demeurait l’ultima ratio regum. La Première Guerre mondiale représentait un développement normal en relations internationales puisque les événements y menaient depuis très longtemps[16] ». Ce n’est que si quelqu’un pensait que le monde changeait de manière fondamentale et dans une direction pacifique que la guerre de 1914 aurait constitué une réelle surprise. Mais cette idée n’était pas aussi largement partagée que les libéraux anglo-américains semblaient vouloir le penser.

Ces libéraux étaient réputés avoir une solution au problème de la guerre. L’internationalisme libéral de l’entre-deux-guerres soulignait ainsi l’importance du principe d’autodétermination nationale (limitée à l’Europe, bien entendu), de la gouvernance démocratique et de l’opinion publique, le tout arc-bouté sur un système de sécurité collective lui-même intégré dans la nouvelle Société des Nations. Puisque les véritables intérêts des peuples étaient considérés comme en harmonie fondamentale, un conflit international était perçu comme le produit d’un malentendu, de l’emportement ou de l’influence pernicieuse des élites militaristes. L’État n’était pas, en tant que tel, vu comme la source du conflit et n’aurait donc pas eu besoin d’être remplacé par un gouvernement mondial. Aussi longtemps que les gouvernements nationaux respectaient le droit international et qu’ils s’en tenaient à leur tâche consistant à résoudre les problèmes d’action collective sur la scène domestique plutôt que d’encourager les intérêts particuliers ou le militarisme, tout irait bien[17].

Si cet ensemble d’idées sous-tend la première fondation des relations internationales en tant que discipline universitaire, la critique sans merci à laquelle ces idées ont été soumises à la fin des années 1930 et durant les années 1940 a formé la base de la deuxième fondation. Tout de même, bien que les auteurs « réalistes » de l’époque – de façon paradigmatique E.H. Carr en Angleterre et Hans J. Morgenthau aux États-Unis – aient attaqué l’hypothèse d’une harmonie naturelle des intérêts et qu’ils se soient assurés que la deuxième fondation des relations internationales repose sur une image beaucoup plus sombre du monde, l’engagement de ces réalistes face au fondement du libéralisme anglo-américain est facile à sous-estimer[18]. Le point essentiel est que, contrairement à la Machtpolitik d’un auteur du xixe siècle comme Heinrich von Treitschke, cette version de la politique de puissance ne niera pas le fondement moral sous-jacent à la politique internationale ni ne fera la promotion d’une doctrine glorifiant le pouvoir étatique[19]. Contrairement aux Wilsoniens, les réalistes étaient conscients de l’importance du tribalisme en relations internationales. Ils comprenaient que ces internationalistes libéraux qui estimaient eux-mêmes être plus ou moins libres d’un tel sentiment tribal ne réalisaient simplement pas et ne pouvaient d’ailleurs réaliser que d’autres demeuraient sous son emprise. Et, de manière encore plus préjudiciable, ces internationalistes libéraux ne réalisaient pas non plus que leur propre liberté était à cet égard illusoire et qu’en niant la pertinence du tribalisme, ils poursuivaient en réalité, comme l’alléguèrent les réalistes, leurs propres intérêts tribaux, les intérêts de ceux qui étaient satisfaits, les intérêts des puissances du statu quo. Bien que les réalistes reconnaissaient l’importance des loyautés de type tribal, ils ne les partageaient pour la plupart pas eux-mêmes. Ils ne faisaient pas preuve d’étatisme au sens normatif mais, un peu à la manière des internationalistes libéraux, ils considéraient plutôt l’État comme une organisation dont le rôle propre, ainsi que le notera ultérieurement le réaliste Robert Gilpin, consistait à offrir de la protection et du bien-être en échange d’un revenu. Ainsi, à l’instar de la formulation libérale classique, le réaliste perçoit-il l’État comme « le principal mécanisme grâce auquel la société peut fournir… des ‘biens publics’ et surmonter le problème du resquilleur[20] ».

En rassemblant ces idées, l’argument est le suivant : le discours sur les relations internationales qui a dominé la discipline a été d’une nature spécifique, à savoir un discours enraciné dans une conception anglo-américaine et libérale de l’État et de la société. Que cela ait été le cas en 1919 avec la domination du « Wilsonisme » fait rarement de doute, mais l’argument est ici que cela était également vrai en ce qui concerne la deuxième fondation de la discipline des relations internationales au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Même si E.H. Carr s’est opposé toute sa vie au libéralisme anglais et qu’il fut très près du marxisme – du moins lorsqu’il a écrit son The Twenty Years Crisis – alors que même si elle pouvait être considérée comme éventuellement libérale, la formation intellectuelle de Hans Morgenthau était définitivement non anglo-saxonne, il n’en demeure pas moins que les racines intellectuelles des idées encouragées par ces deux figures centrales du réalisme de la deuxième fondation demeurent essentiellement libérales dans le sens anglo-américain de l’expression. Ces racines intellectuelles ont eu une influence considérable sur la relation entre la philosophie politique et les relations internationales.

II – Pas de théorie internationale ?

L’article de Martin Wight mentionné au début présente une version de cette relation entre philosophie politique et relations internationales. Wight soutiendra ainsi que les figures importantes de la théorie politique depuis la période des Grecs classiques ont toujours mis l’accent sur l’État. Avec la possible exception de Machiavel, seuls des auteurs de moindre envergure – des historiens, des juristes, des publicistes – ont théorisé les relations entre les États, bien que les grandes figures de la philosophie politique aient occasionnellement abordé la question dans des écrits mineurs. Pourquoi cela ? Parce que les relations internationales relèveraient, selon Wight, du domaine de « la récurrence et de la répétition » alors que le programme beaucoup plus intéressant du progrès est confiné à l’État et à la société domestique. Cette situation permettrait plus fondamentalement à Wight de rendre compte du préjudice intellectuel en faveur de l’étude de l’État et tant de la rareté que de la « pauvreté intellectuelle et morale » de la théorie internationale[21].

On peut critiquer cette position selon plusieurs points de vue. De la manière la plus fondamentale, la notion voulant que l’État ait été le point focal de la théorisation politique depuis le temps des Grecs implique précisément le type de lecture hors contexte des concepts clés qu’ont critiqués Quentin Skinner et ses collègues ; en fait il n’existait guère d’« État », au sens moderne du terme, avant le xviie siècle[22]. Mais si l’on met cet argument de côté, ce qui ressort dans l’essai de Wight – et ce qui le relie d’ailleurs aux travaux des réalistes américains qui étaient ses contemporains –, c’est la très forte distinction qu’il établit entre le national et l’international, entre le domaine du progrès et le domaine de la récurrence et de la répétition où, comme R.J.B. Walker nous a depuis appris à en parler, entre l’« intérieur » (inside) et l’« extérieur » (outside)[23]. L’idée n’est pas seulement qu’à l’intérieur de l’État des progrès ont lieu alors qu’à l’extérieur de l’État règnerait une forme d’intemporalité. Ce qui est central ici, c’est la prétendue absence d’une quelconque façon d’articuler ensemble l’intérieur et l’extérieur, de ramener ces notions à l’intérieur d’un même cadre théorique. La philosophie politique n’a rien à dire à propos des relations internationales. Dans la mesure où il existe un discours relatif aux relations internationales, défini ici de manière très large, ce serait selon Wight celui de la philosophie de l’histoire. Bien qu’il n’ait pas développé cette idée, Wight semble songer ici à quelque chose comme les vastes fresques du type de celles développées par l’historien Arnold Toynbee.

Nous pensons que l’origine de l’idée voulant qu’il n’existe aucune façon d’articuler la sphère domestique et la sphère internationale au sein d’une philosophie politique englobante est claire : elle réside dans la version de la théorie du contrat social qui a commencé avec Hobbes et Locke et qui s’est développée au travers des Pères fondateurs américains jusqu’à la fin du xxe siècle pour culminer dans les travaux de John Rawls, le dernier des grands théoriciens contractualistes. Dans cette tradition, les termes de la coopération sociale sont décidés par les contractants qui constituent la société. Les relations entre les sociétés sont alors abandonnées dans des limbes théoriques. Pour Hobbes et Locke, les relations entre les États demeurent dans un état de nature précontractuel (sur lequel ces deux auteurs ont par ailleurs une perception différente) ; pour Rawls, il existe un droit des peuples et un contrat entre sociétés bien ordonnées, mais cette société des peuples n’est pas fondée sur une entreprise coopérative en vue d’avantages mutuels avec comme conséquence que la portée de ce droit est limitée[24]. Pour Hobbes et Locke, l’État établi par un contrat est un mécanisme pour offrir des biens publics et une solution au problème du resquilleur (pour renvoyer à la définition de Gilpin citée plus haut) alors que pour Rawls, le contrat a un rôle plus positif dans la mesure où il fournit une base pour la justice sociale. Dans chaque cas pourtant, offrir l’un ou l’autre des bénéfices du contrat aux non-contractants constitue une réelle difficulté. La notion même de contrat présuppose en effet qu’il y a une distinction nette entre l’intérieur et l’extérieur. Ainsi, à moins que les non-contractants soient considérés différemment des contractants, un tel exercice n’aura aucun sens. Hobbes, Locke et les premiers théoriciens contractualistes n’étaient pas gênés par cette distinction que des théoriciens comme Rawls considéreront plus tard comme troublante ; or, d’un côté comme de l’autre, la distinction est inévitable si l’État doit être compris dans ces termes.

Wight ne se commet pas explicitement pour une théorie du contrat social, mais la généalogie de la philosophie politique qu’il offre, bien qu’elle soit éclectique et difficile à caractériser, tend dans cette direction. Son approche de Kant et d’Hegel est ici révélatrice. Le premier est essentiellement catégorisé comme un révolutionnaire, un penseur utopique, bien que Wight reconnaisse également, quoique malaisément, qu’il est à certains égards un étatiste[25]. De l’autre côté, Hegel ne reçoit guère d’attention sauf une vague mention qui implique qu’il serait un précurseur du nazisme. Le point important est ici que ni l’un ni l’autre de ces penseurs n’est reconnu comme une figure centrale de la philosophie politique, ce que les deux étaient certainement, et cela est important puisque ces deux figures centrales peuvent être distinguées des théoriciens contractualistes anglo-américains précisément par le fait qu’ils reconnaissaient que toute philosophie politique viable devait pouvoir rendre compte de la dimension internationale. Les écrits plus tardifs de Kant ont spécifiquement comme dessein de lier ensemble ce qu’il caractérisait comme le Recht civique, le Recht international et le Recht cosmopolitique en partant du principe que toute appréciation de l’un de ces niveaux ne menant pas à une appréciation des autres niveaux serait radicalement incomplète[26]. Hegel est davantage prêt à tracer une ligne entre le national et l’international, mais malgré cela les dernières sections de sa Philosophie du droit traitent des relations internationales ainsi que de l’histoire mondiale et elles sont nécessaires pour compléter son exposé[27]. En bref, l’une des raisons pour lesquelles Wight pensait avoir besoin d’expliquer l’absence de théories internationales semble être parce qu’il la cherche à la mauvaise place et qu’il ne reconnaît pas certaines des sources les plus évidentes d’un tel discours théorique.

III – Trois thèmes de théorie politique internationale

Si Wight cherchait la théorie internationale à la mauvaise place, où est le bon endroit ? Comme nous l’avons suggéré plus haut, Kant et Hegel représentent une part de la réponse ici. Mais, même ensemble, ils ne permettent pas de définir le domaine à moins d’être disposés à soutenir que la théorie internationale a commencé à la fin de la période des Lumières, ce qui ne semble guère plausible. Tout aussi invraisemblable sera toutefois l’idée selon laquelle la théorie internationale consiste en une tradition de spéculation à propos des relations internationales parallèle à la spéculation à propos de l’État pouvant remonter aux Grecs, et cela pour les raisons évoquées plus haut, c’est-à-dire parce que les Grecs ne possédaient pas le concept d’État et qu’ils ne peuvent donc être aujourd’hui blâmés de ne pas avoir développé une appréciation des relations interétatiques ou internationales. Les Grecs avaient bien entendu des cités indépendantes et cela rend leurs réflexions sur la politique et les relations entre ces cités plus facilement traduisibles dans nos schèmes de pensées, que les spéculations des auteurs de l’Europe médiévale sur la nature du gouvernement dans leurs communautés non territoriales pluralistes. Reste que l’idée qu’en raison de cette différence, ces derniers n’auraient produit aucune théorie internationale est, de nouveau, invraisemblable[28]. En bref, et contrairement à la représentation entretenue dans certains comptes rendus étato-centristes, la théorie internationale n’a pas commencé chez les Grecs pour ensuite se cacher jusqu’à ce que le monde des Cités-États soit recréé dans le contexte de la Renaissance italienne. L’important ici est de noter que pour comprendre les origines de la « théorie internationale », il est nécessaire de laisser tomber cette insistance que Wight accorde à l’État et de poser des questions différentes[29].

Ces questions surgissent en réaction à un paradoxe apparent. D’une part, la critique développée par Skinner contre l’existence d’un programme transmis d’une génération de théoriciens politiques à l’autre, ou d’un ensemble constant de questions que chaque théoricien politique, de Plato à John Rawls, est assumé aborder, est convaincante. Aucun programme ou ensemble de questions de ce genre n’existe et, pour ne retenir que cet exemple, il serait anachronique de considérer Thucydides comme le premier théoricien international réaliste. D’autre part, si cette position était poussée à l’extrême, cela semblerait supposer que chaque génération invente ses propres notions de l’« international » sans point de contact entres elles – en fait, peut-être que chaque auteur individuel a sa propre idée de l’international, un solipsisme reductio ad absurdum qui pourrait tenter Derrida, mais personne d’autre. L’histoire écrite par Thucydides peut ne pas pouvoir être directement utilisée comme abécédaire par le réalisme contemporain mais, précisément pour cela, il semble ridicule de nier qu’il nous parle directement à propos de problèmes que, dans un certain sens, nous pouvons considérer comme étant semblables aux nôtres.

Une réponse possible à ce paradoxe consiste à reconnaître que même s’il n’existe aucun programme commun qui serait abordé par l’ensemble des classiques de la théorie politique internationale, il existe de nombreux thèmes, ou noeuds de thèmes, qui reviennent périodiquement. Ces thèmes définissent la théorie internationale ; ce ne sont pas tous les théoriciens internationaux qui abordent l’ensemble de ces thèmes, mais la plupart en abordent certains, et ils seraient difficilement reconnaissables en tant que théoriciens de la politique internationale s’ils ne le faisaient pas. Le plus important de ces thèmes est, d’abord (pour emprunter de nouveau la terminologie de Walker), la dichotomie entre « intérieur » et « extérieur ». Par définition, la théorie politique internationale aborde les relations entre les collectivités et, donc, la manière dont les identités collectives sont forgées, l’endroit où la ligne « nationale/internationale » est tracée, si elle l’est, constituent un thème récurrent chaque fois que plus d’une collectivité peut être identifiée. Le deuxième thème porte sur la dichotomie entre « universalisme » et « particularisme ». Ce thème fait référence à l’orientation normative des individus à l’égard de « leur » collectivité ainsi qu’à sa relation à la totalité. Dans le monde moderne, la division entre « cosmopolitique » et « communautarisme » pourrait se lire à partir de ce thème bien que sa portée soit plus large[30]. Le troisième thème tient à la distinction entre « système » et « société ». Les relations internationales supposent l’existence de contacts réguliers entre les collectivités et ce thème porte sur la théorisation de la nature et du caractère de ces contacts, sur le rôle des normes et de la puissance, sur la possibilité que les relations puissent être gérées, voire gouvernées. Chacun de ces thèmes justifie une élaboration plus détaillée.

Le premier thème soulève les questions les plus fondamentales. Les relations entre les collectivités sont au coeur de la théorie internationale et l’ont été bien avant que le terme « international » ne soit forgé par Jeremy Bentham en 1789[31]. Mais, même si la théorie politique internationale aborde les relations entre entités collectives distinctes, il n’existe aucune nécessité pour que ces entités soient autonomes ou territoriales. Les relations « internationales » peuvent aussi bien avoir lieu entre les habitants des cités de la Grèce classique, qu’entre la papauté, l’empereur, une municipalité et un prince au Moyen âge, ou qu’entre les États-nations modernes. Peut-être même que quelque chose de similaire aux relations internationales peut exister entre empires. L’idée clé est ici que les individus se trouvent à faire partie d’une collectivité possédant une identité qui la distingue des autres ; la théorie internationale émerge lorsque la nature de cette identité et de sa relation aux autres collectivités devient matière à réflexion.

Il existe une perception selon laquelle toute politique est « internationale ». Il s’agit d’une proposition qui contredit la distinction entre le « national » et l’« international » qui est fondamentale aussi bien pour la science politique conventionnelle que pour les relations internationales conventionnelles. Tel que nous l’avons noté plus haut, le modèle sur lequel ces disciplines sont fondées établit une séparation claire entre la politique au sein de la collectivité (cité, empire, État dynastique, État-nation ou une autre entité) et la politique entre les collectivités. Le problème avec ce modèle, c’est qu’il est clair que presque toute collectivité est elle-même un ensemble d’autres collectivités. C’est nettement le cas avec l’ancienne cité : des cités comme Athènes et Rome furent fondées en tant qu’associations de familles, et les lignées des familles originales, les tribus, continuèrent à jouer un rôle important dans la politique de la cité tout au long de la période classique. Dans l’« État-nation » moderne, le lien avec les lignées familiales est moins évident, s’il est même présent, mais il n’en demeure pas moins que presque tous les États modernes ont actuellement une composition multinationale. Le nombre d’États mononationaux est très faible et même dans le cas de ces exceptions, d’autres formes d’identités collectives profondément ressenties divisent la population ; pensons par exemple à l’importance de l’adhésion clanique en Somalie, le seul État africain qui ne soit pas multiethnique.

Ce que ce phénomène presque universel suggère, c’est que bien que toute collectivité particulière soit engagée dans des relations de négociations avec d’autres collectivités, en même temps, les collectivités qui la composent négocient de telles relations entre elles. L’acteur unitaire qui joue un si grand rôle dans les hypothèses d’un grand nombre de théories internationales contemporaines existe lui-même, un peu à la façon des tribus d’Athènes ou de Rome, en tant que résultat d’une négociation réussie entre identités collectives internes visant à créer une nouvelle méta-identité ou, encore, et selon un processus souvent observé dans les États-nations modernes, par la suppression par une faction dominante des diverses identités collectives. L’exploration des questions touchant la dichotomie « intérieur-extérieur » suppose l’élaboration de ce genre de « relations internationales » intra-collectives aussi bien que la notion plus conventionnelle de relations inter-collectivités.

Là où la théorie politique conventionnelle explore le développement d’une communauté à l’intérieur d’un contexte collectif que l’on considère comme donné, la théorie internationale insiste plus consciemment sur la façon dont une notion particulière d’identité collective en est venue à dominer les autres dans la création de communautés distinctes ainsi que sur la relation entre ce processus et celui consistant à se relier aux autres extérieurs. Les théoriciens internationaux ont étudié l’importance de la manière dont l’« extérieur » a constitué l’« intérieur ». Le point important est pourtant ici que la théorie internationale ne concerne pas simplement la manière d’écrire sur les relations extérieures des collectivités. Il y a également place pour l’étude de la constitution interne des collectivités par ces relations extérieures. Cela signifie par exemple que la perception commune selon laquelle les empires, c’est-à-dire des ordres politiques universels, n’ont pas de relations internationales ou de théorie internationale, ne résiste pas à un examen approfondi.

Le deuxième thème qui porte sur la dichotomie « universaliste-particulariste » étudie tant les orientations normatives caractéristiques de la distinction « intérieur-extérieur », que les différents comptes rendus possibles de l’endroit où le centre moral de l’individu doit être situé et que les droits et les devoirs des individus habitant différentes collectivités peuvent exiger les uns des autres. Les universalistes considèrent leur identité comme membres d’un corps collectif local – un État, une cité ou une autre entité – comme étant moins signifiante que leur identité comme membres d’une totalité plus vaste qui est souvent, mais pas toujours, définie en termes religieux. Cela semble avoir été l’attitude de la plupart des habitants du Moyen Âge à l’égard de leur identité comme par exemple, les serfs, les membres des guildes ou les propriétaires de fiefs locaux par opposition à leur identité en tant que membres du monde plus vaste de la chrétienté. C’est l’attitude des pacifistes chrétiens et des islamistes et, en réalité, du moins en principe bien que ce ne soit pas toujours le cas en pratique, c’est le cas de tous les adeptes du Christ ou du Prophète. Certains universalistes ont désiré créer une forme quelconque de gouvernement mondial, mais d’autres ont défini leur universalisme sur le plan moral plutôt qu’en termes institutionnels. De l’autre côté de cette dichotomie, les particularistes accordent leur allégeance première à des conceptions locales plutôt qu’universelles de l’identité ou, plus précisément, ils refusent de concevoir les prétentions à l’universel comme étant, même potentiellement, en opposition aux prétentions à caractères locaux. Il s’agissait de l’orientation de la plupart des Grecs durant l’ère de la polis et cela aura été la position de la plupart des nationalistes durant l’ère moderne. Durant cette période, le meilleur défenseur non nationaliste de ce principe aura été Hegel et ses épigones néo-hégéliens.

Tout comme le simple thème intérieur-extérieur révèle une fois ouvert un niveau élevé de complexité, le thème universaliste-particulariste est moins nettement défini qu’il ne le semble de prime abord. Les questions de « civilisation » doivent être intégrées ici. Ainsi, alors que les Grecs de l’âge classique accordaient leur première allégeance aux concitoyens avec qui ils partageaient les rites et les cérémonies de leur polis, plusieurs établissaient également une distinction claire entre les Grecs et les « barbares » qui, eux, ne participaient pas de la civilisation grecque. Certains auteurs islamiques établissent une distinction claire entre les terres gouvernées par les croyants, le Dar al Islam, et le domaine de la guerre, le Dar al Harb, distinguant également entre les non-musulmans qui sont néanmoins des peuples du Livre (juifs et chrétiens) et les non-croyants (kaffirs) tels les hindous et les bouddhistes. Durant le Moyen Âge européen, l’universalisme signifiait un engagement par rapport au christianisme qui, bien qu’en principe une religion universelle, couvrait seulement une partie du monde et se trouvait régulièrement en conflit avec ses voisins, alors qu’à l’inverse, les Européens particularistes du xixe siècle distinguaient très nettement les peuples « civilisés » et les peuples non civilisés[32]. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que les auteurs qui étudient ces questions intercivilisationnelles fort complexes sont engagés dans de la « théorie internationale » même s’ils ne perçoivent pas leur travail de cette manière.

De plus, et de manière parfaitement évidente, la théorie internationale implique l’étude de différentes conceptions des droits et des devoirs que ces entités collectives, engagées dans des relations internationales, ont les unes à l’égard des autres. Ici, dans le cadre du thème qui porte sur la dichotomie « système-société », nous entrons en territoire familier. Ce thème représentait, pour Wight comme pour d’autres membres de l’École anglaise, le coeur de la théorie internationale. Les collectivités ont-elles des responsabilités exclusivement à l’égard de leurs propres membres avec comme conséquences que les relations avec les autres collectivités seraient simplement contingentes de la puissance et de l’intérêt ; auquel cas, si ces relations sont régulières et suivent un modèle, un « système international » pourrait exister mais non pas une « société internationale » ? En effet, pour que cette dernière vienne à exister, ces relations doivent reposer sur un certain fondement normatif, sur une forme de reconnaissance du fait que les collectivités ont des obligations les unes envers les autres[33].

Ces ordres qui ont persisté pendant des périodes de temps substantielles, particulièrement, bien sûr, le système d’États modernes, étaient fondés sur un cadre normatif impliquant que les collectivités reconnaissent leurs droits et devoirs mutuels. Dans le monde médiéval, ce cadre était fourni par l’Église universelle et par la mémoire de l’unité de l’Empire romain. Dans le monde moderne, les relations internationales de l’État absolutiste étaient dans une certaine mesure fondées sur la réciprocité – les dirigeants reconnaissant leurs droits mutuels comme une manière de promouvoir leurs propres droits (ce qui est la base, par exemple, de la diplomatie moderne) – mais, plus fondamentalement, les droits et devoirs des États modernes ont été conçus en termes juridiques. Dans la mesure où il existe aujourd’hui une société internationale, ou du moins dans la mesure où, dans un passé récent, il aurait existé une telle société dans laquelle les relations auraient été gouvernées par des normes, c’est le droit international qui se sera avéré la force cruciale dans la création d’une telle société.

La nature de cette société et de ses normes sont, bien sûr, contestées. Une société internationale n’est-elle possible que lorsqu’elle est fondée sur des normes de coexistence ou est-ce que les réseaux beaucoup plus étendus de droits et de devoirs considérés comme valides au début du xxie siècle sont compatibles avec les relations sociales entre collectivités ? C’est sur cet aspect de la théorie internationale que Wight et l’École anglaise se sont concentrés, et ils avaient raison de le faire car il s’agit d’un sujet très important. L’erreur tient au fait de penser que ce thème serait le seul valant la peine d’être étudié et que seuls les penseurs ayant réfléchi à ce thème pourraient être considérés comme ayant contribué à la théorie internationale.

Ces trois thèmes représentent une tentative pour identifier les enjeux qui reviennent au fil du temps, mais il n’y avait aucune intention ici de suggérer qu’ils constituent une sorte de programme atemporel ou un ensemble d’interrogations que tous les auteurs doivent aborder s’ils veulent être considérés à titre de théoriciens de l’international. La question doit plutôt être abordée de l’autre côté, c’est-à-dire que les auteurs qui abordent un ou plusieurs de ces thèmes doivent être considérés comme contribuant à la théorie politique internationale, même s’ils ne s’identifient pas eux-mêmes comme tel[34].

Conclusion : La richesse philosophique (peut-être surprenante) de la théorie internationale

Une fois ce revirement de perspective amorcé, on peut considérer que les questions présentées au début du présent article illustrent une certaine peur de la part de la discipline des relations internationales, une peur qui n’est pas nécessaire. La relation entre la philosophie politique et les relations internationales n’est problématique que si la définition de ce qui compte comme une théorie/philosophie de la politique internationale est définie trop étroitement ou en référence à des critères inappropriés. Ce sera le cas si, suivant Wight, nous définissons la « théorie internationale » comme une tradition de spéculation à propos des relations interétatiques pouvant fonctionner parallèlement à la théorie politique, comprise en tant que spéculation sur l’État. Bien évidemment, nous serons alors frappés par la pauvreté morale et intellectuelle de ce discours et il nous sera difficile de trouver une base solide à la relation entre philosophie politique et relations internationales. Toutefois, si nous pensons au contraire à la théorie internationale comme étant plus largement définie par la spéculation entourant les thèmes intérieur-extérieur, universalisme-particularisme et système-société, une tout autre histoire émerge.

Les universitaires qui étudient les relations internationales découvriront alors que la philosophie politique a déjà, et a toujours eu, beaucoup à dire sur les questions d’intérêt pour la discipline. Le genre de travaux évoqués dans la liste qui amorce le présent article est loin d’être aussi novateur qu’on ne l’aurait pensé initialement; chacun des sujets abordés comporte des antécédents remontant à deux millénaires ou plus. Ces travaux semblent nouveaux et novateurs parce que, dans le monde anglo-américain du moins, la théorie des relations internationales s’est elle-même définie très étroitement au cours des cinquante dernières années. Si notre ambition se limite à expliquer « la problématique anarchique » et à délimiter la différence entre la poursuite de gains absolus ou de gains relatifs, bien des choses apparaîtront novatrices. À l’inverse, un peu comme la surprise éprouvée par M. Jourdain lorsqu’on lui explique, dans la pièce de Molière, qu’il fait de la prose sans le savoir, les philosophes politiques découvriront, quant à eux, qu’ils ont toujours fait de la « théorie internationale ».

L’espoir doit être qu’une fois que les philosophes politiques et les théoriciens de relations internationales auront récupéré du choc provoqué par la découverte qu’ils ont toujours été impliqués dans le projet des autres, ils seront peut-être en mesure alors de parvenir à développer une relation plus profitable et plus consciente remplaçant la liaison involontaire et non reconnue ayant existé jusqu’à présent. Notons, en terminant, et comme dernier point important, que cette relation est nécessaire. Comprendre les fondements philosophiques des relations internationales est aujourd’hui un impératif. Malgré l’importance qu’ont pu avoir ces thèmes intérieur-extérieur, particulariste-universaliste, système-société dans le passé, il semble tout à fait certain qu’ils deviendront encore plus importants dans l’avenir. Les conséquences destructrices découlant du fait de ne pas comprendre ces enjeux sont également très évidentes ; chacun d’entre nous qui sommes préoccupés par de telles questions, philosophes ou politologues, a besoin de toute l’aide nécessaire au-delà des frontières disciplinaires ou des doctrines désuètes.

[Traduit de l’anglais]