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Dirigée par l’historien américain Peter N. Stearns, la collection Themes in World History offre des manuels destinés aux étudiants universitaires, manuels qui présentent une analyse plus détaillée que les recueils de textes habituels ainsi qu’un regard plus étroit sur les méthodes et les débats historiens. Elle propose ainsi de brèves études introductives traitant de phénomènes transcendant les habituels clivages spatio-temporels en histoire, clivages qui segmentent les terrains d’enquête selon des frontières spatio-temporelles étanches. Or, pour être pleinement appréhendés, maints objets d’étude exigent un élargissement de la focale d’observation et la dissolution de ces frontières. Ces objets peuvent être mieux saisis dans une perspective internationale et sous des approches plus conceptuelles, d’où le revival des études civilisationnelles sous le vocable des World Histories. Il en va des thématiques du genre, du consumérisme, des révolutions et, dans le cas qui nous intéresse, des migrations.

Migration in World History de Patrick Manning répond fort bien à la commande du directeur de la collection. Il faut dire que ce dernier est reconnu comme un expert en cette matière. Autrefois directeur du World History Center à la Northeastern University de Boston, auteur du cd-Rom Migration in Modern World History, 1500-2000 qui fait autorité dans le cadre de l’enseignement universitaire en histoire des migrations, cet historien de la diaspora en Afrique francophone a depuis nombre d’années développé une approche interdisciplinaire, puisant à la démographie, à la science économique, à l’histoire sociale et culturelle. Cette approche impose à l’analyste la prise en compte de deux échelles d’observation, celles des dimensions micro mais surtout macrohistoriques, se situant à la fois sur les plans de la durée temporelle, des aires géographiques ainsi que des phénomènes économiques et socioculturels – d’aucuns diraient ici civilisationnels. Cette approche multidimensionnelle, enfin, est à l’oeuvre dans le cas du présent ouvrage.

Usant de cette approche, Migration in World History s’oriente alors vers un double objectif, le premier cherchant à décrire à travers les âges les modèles récurrents de la migration humaine et de la reproduction sociale ; le second voulant montrer comment ces derniers sous-tendent d’autres modèles caractérisant notre espèce, soit ceux de la reformulation sans fin, de l’innovation et de l’exploration (p. 14). Pour ce faire, P. Manning se dote d’un modèle explicatif. Premier élément de ce modèle qui s’inspire ici des travaux en anthropologie linguistique d’un Edward Sapir ou d’un Benjamin Whorf et en anthropologie culturelle d’un Fredrik Barth, l’établissement de frontières entre les diverses communautés humaines. La césure se trace autour du critère du partage d’une langue ou des traits communs d’une famille linguistique. Une fois les frontières de ces groupes bien déterminées, l’auteur distingue ensuite quatre catégories de migrations : celles qui sont endogènes à l’aire communautaire et linguistique, celles de colonisation d’autres aires, celles visant l’occupation complète de l’aire originelle et celles qui traversent de multiples aires. Ce faisant, l’analyse insiste sur « the interplay of institutions [sic] of migrations : families within and across communities, migratory networks, and the migrants themselves » (pp. 13-14). Engendrées grâce aux mouvements migratoires trans-communautaires, les innovations, technologiques ou autres, provoquent le développement social qui, à son tour, produit de nouveaux processus de migration. Enfin, les résultats de ces processus migratoires créent des conditions optimales pour des migrations communautaires de grande amplitude dans la longue durée.

Cette longue durée, Patrick Manning en tranche grossièrement huit larges segments temporels. Le premier débute avec les premiers hominidés du type Australopithecus de la région des Grands Lacs africains jusque vers 40 000 avant J.-C., moment où les Homo Sapiens occupent l’Eurasie. Le deuxième segment enjambe les siècles jusque vers 15 000 avant J.-C., et se caractérise par le peuplement des régions nordiques et du continent américain. Puis, les périodes suivantes se particularisent par les avancées de l’agriculture – de 15 000 à 5 000 av. J.-C. – et du commerce – jusque vers 500 apr. J.-C. Le Moyen Âge ne se distingue pas spécialement en matière d’innovation et de développement social, les mouvements migratoires disséminant les découvertes de la période précédente. Du xve au xviiie siècle, les mouvements de colonisation outre-mer se manifestent avec force, notamment avec la conquête de l’Amérique. L’auteur présente ensuite, de 1700 à 1900, les impacts de la Révolution industrielle et de l’impérialisme en matière de déplacement de population. Enfin, le dernier segment couvre le siècle qui s’est achevé, en cernant les effets de l’urbanisation dans cette grande mouvance des gens et des peuples.

L’historien des migrations constate le potentiel mais aussi les limites de la modélisation proposée. Certes, cette dernière propose une compréhension cohérente et synthétique de la complexité des processus migratoires – aspect qui n’est pas à dédaigner dans le cadre d’un manuel d’histoire destiné aux étudiants du baccalauréat. Le modèle est aussi pertinent dans la mesure où il ne verse pas outre mesure dans la prospective : l’évolution – je souligne – des phénomènes migratoires est davantage processuelle que téléologique, dans la foulée d’un Jared Diamond (Guns, Germs, and Steel. The Fates of Human Societies, New York, ny, ww Norton, 1996) plutôt que dans celles des Arnold Toynbee ou Oswald Spengler. Migration in World History se rapproche de l’oeuvre monumentale de l’historien allemand Dirk Hoerder, Cultures in Contact. World Migrations in the Second Millenium (Durham, nc, Duke University Press, 2002). Les deux ouvrages militent en faveur d’une compréhension plus juste des transformations sociohistoriques sous l’impact des migrations. Qui plus est, ils posent une même prémisse à l’étude historique : la mobilité des êtres et des choses constitue une caractéristique comportementale plus généralisée que la « stasis ».

Et pourtant, la modélisation avancée par Migration in World History reste souvent insatisfaisante, entre autres du fait de l’observation en haute altitude. Il y en va d’abord des typologies trop générales et des périodisations très approximatives, regroupant sous un même chef un ensemble de faits qui ne possèdent pas la même logique ni le même déroulement. Ce faisant, Migration in World History écarte volontiers les idiosyncrasies sociohistoriques qui s’intègrent mal dans l’explication. C’est là le lot de la synthèse dira-t-on, soit de cette contrainte d’opérer des choix qui, somme toute, ne peuvent satisfaire tout le monde et son père. Toutefois, c’est également le lot de la construction d’un système étanche, sans aspérités et sans incertitudes. Partant, le modèle devient mécanique, sinon cybernétique. Éludant leur réflexivité et leur intentionnalité à l’origine de la décision de migrer, les migrants deviennent des unités ou des cohortes d’unités se mouvant au sein de circuits migratoires arborescents et bien circonscrits, avec des inputs générant des outputs – les développements séculaires de l’agriculture, du commerce, de l’industrie et de l’urbanisation. L’historien des migrations reconnaît bien là, sous l’affinage de l’argumentation et l’inclusion de nouveaux facteurs, le vieux modèle causaliste et économiste du push-and-pull régissant les flux migratoires. Enfin, la modélisation implique une temporalité globale et linéaire – il s’agit bien là d’une évolution – dont les lignes de rupture épousent dans toute leur régularité les passages d’un stade à un autre. On le voit ici : le modèle grossit le trait au détriment de la nuance. Dès lors, les phénomènes migratoires pagayent tous ensemble dans la même direction, d’un même coup de rame, sur le cours d’un long fleuve tranquille, aux berges changeant de temps à autre.

En fin de lecture, ne soyons pas injustes. Il y a dans Migration in World History un réel effort d’historiciser les phénomènes migratoires, de chercher à saisir les variances et les invariances en tenant compte du facteur temporel, de suggérer des éléments de propédeutique incitant le lecteur à poursuivre sa quête du savoir en histoire des migrations. En soi, l’intention est généreuse et le geste, noble. D’où son louable apport aux connaissances.