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On peut se demander ce qu’un autre ouvrage sur la mondialisation peut apporter de neuf. Une recherche de ce thème sur le moteur Google donne 878 000 titres en français et 4 600 000 en anglais. Comme le phénomène évolue rapidement, les études émanant de diverses disciplines permettent une mise à jour de ses tenants et aboutissants. Il est intéressant de noter que le dernier Forum économique mondial de Davos a retenu comme principaux thèmes de discussion, non pas l’économie mondiale et la libéralisation des échanges, mais la pauvreté, la mondialisation équitable et le changement climatique. Cela s’apparente davantage à des thèmes chers au Forum social mondial de Porto Alegre. Ce dernier aurait-il influencé à ce point les responsables économiques et politiques réunis à Davos ? Serait-ce plutôt, comme nous le verrons dans ce volume, que les défenseurs de la libéralisation ont enfin compris, devant l’échec évident du modèle néolibéral, qu’il leur fallait « s’adapter ou mourir » (p. 165) ?
Comme amorce, l’auteur évalue l’impact de la mondialisation néolibérale sur les modèles de distribution du revenu dans le monde et montre comment cela a affecté la stabilité politique tant à l’échelle nationale que mondiale. Pour ce faire, il utilise le concept de régime politique (basé sur des normes) plutôt que celui d’institution (plus spécifiquement l’État-nation) et opine que, pour être fonctionnel, un régime doit non seulement avoir une stratégie d’accumulation du revenu mais aussi une stratégie de distribution. Il considère cette dernière comme la clé du processus, car lorsque le peuple croit que les élites le privent de ce qu’il considère être une juste part des ressources de la société, il peut saper leur pouvoir et même le détruire.
L’auteur aborde ensuite le rôle prépondérant que les élites jouent dans la constitution du pouvoir économique et politique d’une société. Il étudie plus particulièrement trois régimes de la période d’après-guerre qui ont émergé de l’État-nation vu comme l’expression politique du capitalisme moderne : l’État-providence, l’État « développementaliste » et le communisme. Il estime que ce sont les crises survenues dans ces régimes vers la fin du 20e siècle qui ont permis la mise en place de politiques néolibérales par des élites politiques liées étroitement au pouvoir économique. Il constate que si la stratégie d’accumulation du régime néolibéral a eu un grand succès, celle d’une distribution trop inégale a conduit à une crise.
Le troisième chapitre aborde la question culturelle car, en plus de leurs besoins matériels, les êtres humains ont des besoins d’ordre culturel : la connaissance, les symboles, les valeurs, les arts, etc. Les régimes d’après-guerre, favorisés par une croissance soutenue, ont étendu leur rôle de pourvoyeur et favorisé le développement de valeurs collectives. Toutefois, les crises économiques des années 1970 ont amené les individus à se centrer sur leurs besoins propres en même temps que le néolibéralisme naissant encourageait l’individualisme, le matérialisme, la concurrence et la consommation à outrance. Les changements de régimes ayant correspondu à des modifications culturelles, on peut présumer qu’une équation existe entre la stabilité d’un régime et sa stabilité culturelle.
Le modèle de régime néolibéral a pris son essor au Chili, en 1973, avec des économistes chiliens issus de l’Université de Chicago ou influencés par ses théories. De là, il s’est étendu aux pays du premier monde, du tiers monde et, après la chute du mur de Berlin, à ceux de l’ex-bloc soviétique. Les politiques néolibérales ont favorisé la mondialisation et ont entraîné dans leur sillage des changements économiques, politiques et sociologiques. En effet, malgré un progrès économique sans précédent, le fossé continue de s’agrandir entre riches et pauvres tant au niveau des individus que des pays; le rôle de l’État change et s’amenuise; de nouvelles formes d’identité apparaissent face à une culture dominante envahissante. Parce qu’il ne s’attaque pas aux causes qui y sont sous-jacentes, le régime néolibéral n’arrive pas à résoudre les crises laissées par les régimes antérieurs ; il peut même en anticiper de nouvelles.
Les manifestations de crise au sein des régimes néolibéraux mis en place au cours des quelque vingt dernières années ne se sont pas fait attendre. L’appauvrissement et une marginalisation accrus d’une fraction toujours plus importante de la population ont suscité l’émergence et l’essor de mouvements fondamentalistes issus de diverses tendances religieuses. Pour les classes populaires de plus en plus affaiblies, ces mouvements ont représenté une réponse à leurs malheurs ; dans bien des cas, ils leur ont fourni et fournissent encore argent et services sociaux. Toutefois, malgré l’existence de ce pouvoir parallèle, l’État-nation ne semble pas en voie de disparition mais le mauvais fonctionnement du néolibéralisme pourrait l’y conduire.
Les tensions découlant de la crise du néolibéralisme dans les pays du tiers monde ont inévitablement fait surface dans les pays riches. C’est ainsi que la faillite asiatique de 1997 a été la première annonce d’une crise qui s’est généralisée et a culminé à l’automne 2001 avec le krach de la Bourse de New York. Ce dernier a entraîné une récession économique dont les conséquences demeurent une croissance lente et à long terme et un écart de richesse grandissant. Si le démantèlement du régime de distribution a servi le régime d’accumulation avec comme résultat ce qui semble être le plus gros boom économique de l’histoire, par contre, la crise de distribution a occasionné une crise d’accumulation qui a affaibli le régime néolibéral.
L’auteur conclut à l’instabilité de ce régime parce qu’il est fondé sur une stratégie d’accumulation qui s’appuie sur une stratégie dysfonctionnelle de distribution. Les crises vont donc se multiplier et s’aggraver mais le régime devrait survivre même si de moins en moins d’économistes croient que la libéralisation peut à elle seule réduire l’écart entre riches et pauvres. Pour le remplacer, il faudrait qu’une élite politique mette sur pied un régime capable d’assurer des rapports équitables entre les stratégies d’accumulation et de distribution. Cela devra se concrétiser tant au niveau national que mondial car la mondialisation est irréversible et, de ce fait, interdit tout retour au modèle keynésien antérieur. Dans un premier temps, un investissement majeur de capitaux sera nécessaire pour que le tiers monde se relève des crises qui l’asphyxient et prenne le chemin d’une croissance durable.
La mondialisation néolibérale est un phénomène complexe qui demande d’être analysé sous divers angles pour mieux le comprendre. L’approche de John Rapley est, à cet égard, intéressant. Sa grille d’analyse est originale et apporte un éclairage nouveau et nuancé qui invite à la recherche d’un modèle ajusté à la réalité actuelle et répondant à ses défis. Son étude est poussée, appuyée par des références sûres et des exemples concrets. Le volume contient un appendice, une bibliographie exhaustive et un index. C’est un ouvrage qui suscite la discussion et permet de faire avancer la pensée et sans doute aussi l’action. À lire par tous ceux et celles qui veulent mieux comprendre les bouleversements occasionnés par la mondialisation néolibérale et qui cherchent des réponses appropriées aux situations problématiques qu’elle suscite.