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Concept le plus vénérable du réalisme, à en croire Kenneth Waltz, la notion d’équilibre des puissances n’en est pas moins notoirement confuse, au dire de Martin Wight. Il est vrai que non seulement une partie des réalistes, tels que Kenneth Organski et son école, ou Robert Gilpin, préfère analyser la politique internationale en termes de cycles de puissances plutôt que d’équilibre, mais les adeptes eux-mêmes de la notion d’équilibre se divisent entre partisans de la notion d’équilibre des puissances telle que l’entend Waltz et celle d’équilibre des menaces chère à Stephen Walt, sans oublier l’apport tout récent de Jeffrey Taliaferro introduisant la notion d’équilibre des risques.
Réunissant plusieurs des plus importants réalistes nord-américains contemporains, le livre Balance of Power. Theory and Practice in the 21st Century, édité par T.V. Paul, James Wirtz et Michel Fortmann, s’inscrit dans ce programme de recherche dont John Vasquez, il y a quelques années dans une querelle scolastique mémorable, avait dit qu’il constituait un indice de la dégénérescence dont serait victime le réalisme. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que les contributions qu’ils ont rassemblées confirment le diagnostic sévère émis à cette occasion : en différenciant entre les pratiques de hard balancing, soft balancing, et asymmetric balancing, les nuances apportées tout au long de cet ouvrage à la théorie originelle sont telles que la parcimonie revendiquée par le réalisme est une fois de plus mise à mal. Mais d’un autre côté, les études présentées clarifient aussi le débat en aboutissant à un constat commun sur l’absence de pratiques effectives de politique d’équilibre de la part des États contemporains dans les configurations les plus diverses.
L’ouvrage est divisé en trois parties. La première partie, dans laquelle on peut inclure l’introduction de T.V. Paul, fait le point sur les débats existants au sein de la littérature réaliste en matière d’équilibre des puissances. Avec sa compétence pédagogique habituelle, Jack Levy y signe un article-synthèse des plus salutaires, alors que Douglas Lemke, disciple d’Organski, conclut non sans surprise à la compatibilité entre la théorie de la transition des puissances et certaines versions défensives de la théorie de l’équilibre. La seconde partie aborde les problèmes plus délicats que posent pour la théorie de l’équilibre les nouvelles menaces que constituent pour la sécurité nationale et internationale la prolifération d’armes de destruction massive et le terrorisme. Concernant cette dernière problématique, Christopher Layne estime que les attentats du 11 septembre ne changent guère la réalité fondamentale de l’actuel (dés-)équilibre hégémonique existant en faveur des États-Unis, même s’il admet que dans une certaine mesure, les actions terroristes sont susceptibles de venir affaiblir à long terme la suprématie américaine, étant donné qu’elles augmentent les coûts du maintien de celle-ci.
La troisième partie, qui représente à elle seule la moitié de l’ouvrage, contient six contributions qui se proposent d’analyser la pertinence de la théorie de l’équilibre des puissance à partir de l’étude du comportement concret d’après-guerre froide d’États insérés au sein de certains complexes régionaux de sécurité. Robert Art par exemple étudie la politique internationale des États européens : à l’en croire, la tentation de la rhétorique de l’équilibre à laquelle succombent de temps en temps les leaders européens, que ce soit à la tête des États-nations eux-mêmes ou au niveau de l’Union européenne, ne peut pas être considérée comme impliquant une volonté réelle d’essayer d’équilibrer la puissance américaine. Le même comportement caractérise d’après William Wohlforth la région de l’Europe ex-soviétique : la Russie ne cherche nullement à équilibrer les États-Unis, alors que les différents États de la Communauté des États indépendants ne cherchent pas davantage à équilibrer la puissance russe. Quant aux régions du Proche et du Moyen-Orient, du sous-continent indien et de l’Amérique latine, le manque de marge de manoeuvre qui caractérise les États qui les composent explique que, là encore, il n’y ait aucune politique de mise sur pied d’une coalition susceptible de venir contrebalancer la prédominance américaine. En fait, seule la Chine poursuit une politique d’équilibre d’après l’analyse proposée par Robert Ross, persuadé que la politique économique chinoise est guidée par le souci de poser les fondements d’une puissance susceptible de venir équilibrer dans un futur plus ou moins éloigné la prépondérance américaine. Ceci dit, la stabilité d’ensemble de l’Extrême-Orient n’en est pas remise en cause pour autant : d’un côté, la Chine ne saurait venir défier les positions américaines dans le Pacifique, faute d’une puissance navale digne de ce nom ; de l’autre, les États-Unis ne disposent pas de forces terrestres susceptibles de venir provoquer la Chine sur le continent asiatique lui-même.
Ce dernier argument n’est pas sans rappeler le réalisme offensif de John Mearsheimer affirmant que le pouvoir paralysant des océans est la meilleure garantie de survie de l’ordre existant. Dans l’ensemble cependant, le réalisme dominant n’est guère corroboré par le comportement politique international post-guerre froide. Dans leur conclusion, les trois éditeurs résument l’apport de l’ouvrage en soulignant que le comportement des États au sein d’un système international globalisé est éclectique, et que si comportement dominant il y a, il relève plutôt d’une politique de bandwagoning et non pas de balancing, c’est-à-dire de ralliement à la puissance hégémonique américaine et non d’équilibre à l’encontre de celle-ci. Reste à savoir si l’unilatéralisme dont les États-Unis ont fait preuve au moment de la crise irakienne en 2002-2003 est susceptible de venir démentir à plus ou moins long terme ce qui apparaît bel et bien comme une anomalie pour le paradigme réaliste.