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Comeliau est économiste. D’abord publié en français sous le titre Les impasses de la modernité (2000), son petit livre se propose de faire une critique en profondeur de la modernité et de la configuration socio-économique et politique qu’elle fonde (le libéralisme, aujourd’hui dominant), d’engager un débat politique sur l’avenir des sociétés, et de suggérer les buts d’une nouvelle vision et les instruments politiques de base pour la réaliser. À vrai dire, il ne présente aucune nouveauté ; on y trouve sous forme synthétique la pensée qu’expriment depuis le début des années 80 les ong de solidarité internationale les plus critiques et des auteurs de plus en plus nombreux. Au Québec par exemple, Jean-Marc Piotte (Les neuf clés de la modernité, Québec Amérique, Montréal, 2001) et Jacques B. Gélinas (La globalisation du monde. Laisser faire ou faire ?, Écosociété, Montréal, 2000) nous ont déjà donné des essais bien articulés sur le sujet. L’intérêt de Comeliau est double : il offre en quelques pages une synthèse claire des principaux éléments de la modernité et du libéralisme ; et ne se satisfaisant pas de les critiquer, il ose mettre de l’avant des options alternatives qui vont jusqu’aux moyens de les mettre en oeuvre. Son livre n’est cependant pas dépourvu de certaines confusions ou ambiguïtés assez graves, ni de certaines absences remarquables, qui affaiblissent grandement ses thèses.
Le libéralisme triomphant ne fait montre d’aucune retenue, et Comeliau a raison lorsqu’il affirme que sans véritablement encore dominer l’ensemble de la planète, le libéralisme ne cache cependant pas sa prétention d’y parvenir ni ne ménage les efforts pour y arriver. Il a moins raison de déclarer que « personne ne contrôle » le processus. Il est vrai qu’on ne peut négliger de prendre en compte la concurrence féroce des grandes firmes ou encore la faiblesse avérée des États contemporains, mais les grands acteurs du néolibéralisme se sont dotés de puissants instruments d’action qui exercent un contrôle certes limité, mais réel et croissant sur son expansion et sa pénétration quasi généralisée. Le Forum des affaires des Amériques, par exemple, détient le poste de commande des projets de zones de libre-échange ; lors du gala offert à l’inauguration du projet d’intégration des Amériques (zlea), à Miami, David Rockefeller confiait ou-vertement que les grandes entreprises étaient assises sur le « siège du conducteur et écrivaient les textes eux-mêmes » (Tony Clarke, Silent Coup. Confronting the Big Business Takeover of Canada, Toronto, James Lorimer, 1997, p. 3). L’omc (gatt) est devenue véritablement une nouvelle organisation mondiale. Son action, qui devait à l’origine concerner les accords tarifaires, s’étend maintenant à pratiquement tous les domaines de la vie en société par le biais du commerce, élargissant sa compétence au monde entier, et munie de pouvoirs tels et avec des perspectives d’action telles que certains parlent d’une nouvelle instance de gouvernance mondiale (La libre Belgique, Éditorial, 15 novembre 2001. De même, Pascal Lamy, commissaire de l’Union européenne (ue) pour le commerce, dans un discours récent à Berlin, s’est plu à dessiner le tableau d’une nouvelle gouvernance mondiale à « trois piliers » : l’omc, l’onu, et le duo fmi/bm). La nouvelle ronde de négociations engagée par la Déclaration finale de Doha se nommera la « Doha Development Round ». L’omc prétend prendre ainsi le relais des organisations onusiennes, et renforcer de cette manière sa capacité d’imposer aux pays, en particulier les plus pauvres, ses stratégies économiques et financières centrées sur la libéralisation du commerce.
Pour Comeliau, le libéralisme – avec ses contradictions et ses conséquences négatives pour les personnes et les sociétés – est l’expression économique et sociopolitique cohérente de l’essence même de la modernité. Pour expliciter la logique profonde qui permet seule de comprendre cette configuration historique qui autrement apparaîtrait comme une suite chaotique d’événements sans lien réel, il faut donc selon lui remonter au coeur philosophique et sociologique de la modernité – ce que l’auteur appelle une « métaéconomique ». Trop d’auteurs, dit-il, en restent au plan superficiel de l’économie et ne parviennent pas à fonder une critique qui tienne du libéralisme et de sa mondialisation. C’est une remarque fort judicieuse. Voyons comment Comeliau y donne suite.
Il commence par noter les résultats paradoxaux du libéralisme mondialisé aux plans économique et social. D’une part, les progrès technologiques fulgurants ont eu des impacts bénéfiques : production de richesses sans précédent dans l’histoire, espérance de vie beaucoup plus longue, meilleure santé, généralisation de l’instruction de base, etc. D’autre part, on ne peut manquer de voir ses effets négatifs : permanence de la pauvreté d’un grand nombre, détérioration telle de l’environnement qu’elle compromet l’avenir des sociétés, perte de cohésion sociale, effritement des cultures, insécurité et conflits, surpopulations localisées menant à des catastrophes extrêmes comme le génocide au Rwanda. Selon l’auteur, les impacts négatifs résultent de l’essence de la modernité autant que les résultats positifs. Mais à notre avis, il passe trop rapidement à l’analyse de cette essence pour en expliquer les résultats. Il faudrait d’abord montrer comment ces résultats ne sont pas en réalité paradoxaux ; comme dans un choix de médicament et d’une stratégie de guérison, les effets négatifs ne sont pas vraiment « secondaires » ; ils sont peut-être « indésirables » mais tout autant « primaires » et « nécessaires » que les effets recherchés. En fait, dans le cas du libéralisme, le rapport entre les résultats dits positifs et négatifs est encore plus intime, plus « stratégique » : les stratégies de croissance économique et de production des richesses intègrent explicitement et délibérément des mesures qui engendrent de manière directe appauvrissement et exclusion. Les « programmes d’ajustements structurels » n’en constituent qu’un cas de figure. La croissance simultanée de la richesse et de la pauvreté indique qu’il s’agit là des deux faces d’une seule et même dynamique, d’un seul et même processus sociohistorique. Le processus réel de production de la richesse est de fait en soi un processus de concentration de la richesse entre les mains de quelques-uns. C’est pourquoi les stratégies de « redistribution de la richesse » ne réussiront jamais. La distribution de la richesse ne survient pas après sa production mais s’opère dans et par les mécanismes mêmes de sa production.
Par ailleurs, sur le rôle de l’État, Comeliau montre bien la contradiction inhérente qu’il y a à exiger « moins d’État » et à demander du même souffle des législations pour protéger le libéralisme et des règlements pour réguler la déréglementation.
Une confusion profonde survient par contre au moment de relier les résultats négatifs du libéralisme à l’essence de la modernité. Parfois, Comeliau affirme que le marché déchaîné, la croissance illimitée avec ses excès, et le capitalisme débridé font partie des traductions économiques et sociales inéluctables, cohérentes, nécessaires de cette essence même, et qu’il s’impose donc de rechercher une alternative non seulement au libéralisme mais à la modernité elle-même. Parfois, il conclut plutôt qu’il s’agit d’une perversion de cette essence, d’un « développement pathologique », hypertrophié des contributions positives de la modernité ; ainsi les traits essentiels de la modernité (la raison, l’individu, le progrès social, les droits humains, la citoyenneté et la démocratie) seraient « instrumentalisés » par le libéralisme à des fins égoïstes de profit et d’accumulation. Ici, il faudrait savoir plus clairement ce qu’on pense, car le choix des fins et des stratégies sera tout autre selon qu’on se propose de procéder à une réforme ou de faire la révolution.
Quoi qu’il en soit, pour Comeliau, le libéralisme capitaliste en voie de mondialisation est affecté de quatre défauts majeurs : a) il fonde l’économie sur le profit plutôt que sur les besoins ; b) il se lance dans une croissance illimitée alors que les ressources sont limitées ; c) il inverse l’ordre des fins et des moyens (« le mal essentiel de l’humanité », selon S. Weil) et d) il prétend que le marché peut s’autoréguler et n’aurait besoin que d’un État policier. Cette théorie lui apparaît simpliste au regard des sociétés contemporaines très complexes. Nous avons besoin, dit-il, d’une nouvelle théorie économique ; mais il reconnaît volontiers que sa proposition d’une « économie mixte » n’est en réalité ni nouvelle ni originale quoique suffisamment efficace pour ouvrir un meilleur avenir aux sociétés. Comeliau fait donc en pratique le choix de penser qu’on peut racheter la modernité et le libéralisme à certaines conditions. Quelles sont-elles ?
Il s’agira partout d’équilibrer plutôt que de remplacer. Au plan des valeurs, équilibrer l’individualisme par la solidarité et la responsabilité collective. En économie, encadrer le marché et la croissance par la volonté explicite de répondre aux besoins humains fondamentaux, et donc de subordonner le marché à un État partiellement planificateur. En théorie économique, équilibrer les critères macroéconomiques et macrofinanciers classiques (croissance globale, pib, ratio import/export, balance commerciale, ratio dette/pib, etc.) par l’introduction de standards humains et sociaux dont le pnud offre à la fois une illustration un peu simpliste et un bon point de départ. Revoir les chartes d’institutions internationales tels le fmi, la bm et l’omc pour leur définir une mission qui ne soit plus exclusivement au service de l’expansion du libéralisme mais qui intègre des volets de développement humain et social. Arrêter le dénigrement de l’État et réhabiliter les taxes. Exclure certains biens du marché en les définissant non comme des marchandises monnayables et échangeables mais comme des biens publics à préserver : la santé, l’éducation, la culture, etc. Au plan politique, en plus d’affirmer la primauté de l’État sur le marché, Comeliau suggère de lui attribuer deux nouvelles fonctions : une fonction de surveillance des impacts socioéconomiques (une certaine équité à assurer) et politiques (démocratie) des choix concrètement retenus afin de procéder le plus rapidement possible aux mesures correctrices qui seraient nécessaires; et une fonction d’analyse des coûts/bénéfices (non exclusivement financiers) de différentes options possibles pour alimenter un véritable débat de société et offrir un vrai choix aux citoyennes et aux citoyens. L’idée de « débat politique » comme « instrument » de réalisation d’une nouvelle vision de société occupe d’ailleurs une place centrale dans les réflexions de Comeliau. Sur la place du travail règne une nouvelle ambivalence : l’auteur affirme tantôt que le progrès de la robotique ne permet plus d’envisager le plein emploi avec sérieux, tantôt qu’il est indispensable d’inscrire le droit de toute personne à un emploi parmi les nouveaux critères de mesure du succès de l’économie.
Comeliau n’a pas l’intention de détailler les phases de l’action politique requise à la transition vers la nouvelle économie mixte qu’il propose. Il se contente de souligner un nécessaire « élargissement des responsabilités publiques » et de proposer deux instruments pour aider à les assumer : a) attacher une petite équipe sans responsabilité opérationnelle à chaque organisation internationale et à chaque gouvernement, dont la seule tâche consisterait à monitorer et à prévoir la transition et l’évolution ; b) élargir le travail sur les budgets nationaux pour inclure des perspectives à long terme sur les nouveaux objectifs de société. Au fond, il s’agirait de formaliser et de généraliser des choses qui existent déjà ici et là, tels les « observatoires » et les « budgets alternatifs » (ex. : l’expérience qu’ont entreprise des ong canadiennes depuis quelques années).
À qui s’adressent ce projet et toutes ces recommandations ? Et comment résoudre le plus grand des problèmes : construire la base sociale et politique indispensable à la réalisation de tels changements ? Sur ces chapitres, le livre se fait plutôt court. Il adresse ses suggestions surtout aux responsables publics et aux chercheurs. Quant au défi de la construction du ou des sujets sociaux qui porteront le projet, il se contente de le noter dans les quelques lignes finales de sa conclusion. Peut-être a-t-il oublié que dans les premières lignes de sa préface, il soulignait fort à propos que « le profond malaise » face au libéralisme et à la modernité est ressenti surtout par les citoyennes et les citoyens ordinaires plus que par les politiciens et les experts. Cet oubli explique peut-être l’absence quasi totale de toute référence à la société civile et à ses organisations citoyennes. Car s’il est un porteur tout désigné d’une nouvelle conscience sociale, d’une critique radicale et articulée du néolibéralisme, et d’un nouveau projet de société, c’est bel et bien la société civile en voie de mondialisation. Le Forum social mondial de Porto Alegre et la Marche mondiale des femmes en sont plus que des illustrations ; ils comptent parmi les principaux acteurs d’un « avenir alternatif ».