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À partir de l’océan Atlantique, pour l’accès aux principaux ports européens, sur les façades de la mer du Nord (notamment Anvers, Rotterdam, Hambourg) et de la Méditerranée (entre autres, Marseille et Gênes), les navires utilisent deux détroits qui sont à cet égard de véritables portes océanes[1] de l’Europe : le Pas-de-Calais et le détroit de Gibraltar. Comme tous les autres, ces détroits (par définition, des bras de mer entre des terres rapprochées, et qui font communiquer deux espaces maritimes) sont des lieux de passage concentrant des flux de toutes sortes, orientés selon une double dimension :

  • À partir des mers ou océans qui sont de part et d’autre, ils offrent aux navires des voies de circulation très commodes leur permettant un profonde pénétration à l’intérieur des terres. Ainsi, le détroit de Gibraltar donne accès à toutes les rives de la Méditerranée, et par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, à celles de la mer Noire, tout en ouvrant le monde atlantique au monde méditerranéen. De son côté, à partir de l’océan, la Manche et le Pas-de-Calais ouvrent sur les rivages de la mer du Nord, et au-delà des détroits danois, sur ceux de la mer Baltique, et vice versa. En outre, ces détroits permettent aux navires de gagner beaucoup de temps, en évitant le contournement d’un continent ou d’un archipel. Ainsi, grâce au canal de Suez (qui fonctionne comme une sorte de détroit aménagé par l’homme), le détroit de Gibraltar permet d’éviter la longue route du Cap faisant le tour de l’Afrique, tandis qu’à partir de l’Atlantique central et méridional, le Pas-de-Calais offre vers les ports de la mer du Nord et de la Baltique un itinéraire beaucoup plus court que celui contournant l’archipel britannique[2]. Cette circulation maritime longitudinale correspond donc à la fonction de porte océane des détroits.

  • Mais à partir des terres qui les encadrent, ceux-ci ont aussi une autre fonction : ils sont une barrière, un obstacle à la circulation terrestre transversale, tout en offrant des possibilités de traversée nettement plus faciles qu’ailleurs, puisque par définition les littoraux sont exceptionnellement à une distance relativement faible l’un de l’autre, si bien que la rive d’en face est nettement visible par beau temps. L’obstacle de la mer devient plus court, plus facile à franchir. C’est pourquoi les détroits attirent tous les flux terrestres transversaux de personnes et de marchandises. Dans un premier temps, les unes et les autres ont été placées dans des embarcations de taille croissante, puis des navires spécialement équipés, du type des ferries ou traversiers, permettent de prendre à leur bord les uns, des passagers et des véhicules routiers de toutes catégories, les autres des wagons de marchandises, au prix d’un double transbordement par transroulage. Plus récemment, avec l’explosion des flux, d’ambitieux projets ont été conçus pour créer des liens fixes, comme le tunnel appelé à tort sous la Manche, puisqu’en réalité, il est sous le Pas-de-Calais, ou comme les ponts qui permettent de franchir les détroits danois entre la mer du Nord et la Baltique[3]. Il y a donc là une seconde fonction, une fonction de barrière, mais une barrière moins infranchissable qu’ailleurs, donc une fonction de porte transversale qui concentre les flux de passage terrestres transversaux.

Ainsi, comme les autres détroits, celui de Gibraltar et le Pas-de-Calais ont comme caractéristiques fondamentales d’unir deux plans d’eau maritimes, et d’offrir une porte transversale entre deux terres (continents ou îles). D’importants flux de circulation s’y recoupent donc, et ce ne sont pas des lieux sans intérêt. Bien au contraire, ce sont des lieux aux enjeux géopolitiques importants, qui ne peuvent laisser indifférents ni les États qui se trouvent sur leurs rives, ni les grandes puissances qui tiennent à pouvoir utiliser, voire contrôler ces grandes voies de passage. Comment de tels enjeux se manifestent-ils dans les fonctions de ces deux détroits ?

I – Les fonctions de porte océane

En tant que portes océanes, le Pas-de-Calais et le détroit de Gibraltar exercent en fait plusieurs fonctions, les unes symétriques, d’autres communes, d’autres enfin, propres à l’un des deux.

A — Des fonctions symétriques d’accès aux mers intercontinentales d’Europe

En se plaçant à une échelle continentale, à partir de l’Atlantique, ces deux détroits ont pour fonction de donner accès aux principales mers intercontinentales de l’Europe (mer du Nord et Baltique pour le Pas-de-Calais, Méditerranée et mer Noire pour le détroit de Gibraltar), et par conséquent aux deux façades portuaires majeures de ce même continent, qui se trouvent justement sur les rives de la mer du Nord et de la Méditerranée (auxquelles il faut ajouter les ports de la Scandinavie au nord, ceux de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au sud et à l’est).

D’un point de vue géopolitique, ces deux détroits représentent donc des lieux de passage particulièrement vitaux sur plusieurs des routes maritimes d’approvisionnement et d’exportation de l’Europe et des façades méditerranéennes de l’Afrique et de l’Asie. Parmi ces routes maritimes dominent celles qui ont pour origine ou destination les rives de l’Atlantique, ou par le canal de Panama, celles des Amériques sur le Pacifique. Il y a visiblement un consensus général quant à l’utilisation de ces détroits en tant que portes océanes : l’Union européenne, comme chacun des États concernés, mais aussi beaucoup d’autres États dans le monde, ainsi que l’omc (l’Organisation mondiale du commerce) sont évidemment très attachés à la libre circulation sur ces deux détroits, et ne peuvent y tolérer la moindre entrave.

B — Des fonctions communes sur la route maritime d’Asie aux ports de l’Europe du Nord

Par ailleurs, à une échelle intercontinentale, le Pas-de-Calais et le détroit de Gibraltar partagent une fonction commune sur la route maritime entre l’Asie et les ports de la mer du Nord ; route maritime marquée par des flux d’échanges conteneurisés très importants, aujourd’hui plus massifs que ceux qui se déploient sur l’Atlantique entre l’Europe et l’Amérique du Nord. En ce qui concerne les flux de conteneurs transocéaniques, seuls ceux qui traversent l’océan Pacifique entre l’Amérique du Nord et l’Asie sont encore plus importants.

Cette route maritime entre l’Europe et l’Asie (et aussi entre l’Europe et l’Afrique orientale, l’Europe et l’Australasie) a pour têtes de ligne principales les ports d’Anvers, Rotterdam et Hambourg, et pour y accéder comme en repartir, les navires doivent utiliser le détroit de Gibraltar et le Pas-de-Calais pour rejoindre la Méditerranée et le canal de Suez. Pourquoi ce contournement de l’Europe occidentale, qui représente un allongement non négligeable des parcours des navires, de l’ordre de quatre à cinq jours, huit à dix jours pour l’aller et le retour ? Ne serait-il pas plus simple d’orienter les navires vers les ports de l’Europe méditerranéenne, et notamment Marseille et Gênes ? En réduisant ainsi de façon très sensible la durée de chaque voyage intercontinental, ne pourrait-on pas augmenter le nombre de navettes annuel de chaque navire, et par conséquent sa rentabilité ?

Aux yeux des armateurs, l’ancrage de ces lignes principalement sur les ports de la mer du Nord a été justifié jusqu’à présent par l’énorme attractivité de ces ports (et particulièrement Anvers et Rotterdam), à la fois en termes de compétitivité et d’efficacité des opérations portuaires, de concentration des activités industrielles et logistiques (notamment par la multiplication des plates-formes de distribution), et de capacités d’accès multimodal à l’arrière-pays européen (fer, route, voie d’eau intérieure).

Mais cette situation s’explique aussi par certaines carences des ports méditerranéens, qui jusqu’à présent n’ont pas toujours pu bien mettre en valeur tous leurs atouts : ainsi, leur accès à l’arrière-pays n’est pas trimodal : à partir de Gênes, la nécessaire traversée de l’Apennin et des Alpes exclut la voie d’eau, et de surcroît les pays alpins (Suisse et Autriche) ont fixé des restrictions importantes pour le transit des poids lourds sur leurs territoires, tout en ayant des capacités limitées pour leurs infrastructures ferroviaires transalpines. De son côté, le port de Marseille a aux yeux des armateurs une image sérieusement ternie par des conflits sociaux trop nombreux, et comme il n’a pas su ni voulu imposer l’achèvement de la liaison fluviale à grand gabarit Rhin-Rhône, il apparaît aujourd’hui comme un port qui ne peut compter pour l’accès à l’arrière-pays que sur des axes autoroutiers et ferroviaires ayant des capacités proches de la saturation, notamment sur les autoroutes A6, A7 et A36, et pour la traversée ferroviaire de la région lyonnaise. Si ces carences étaient un jour surmontées (mais il faudra du temps !), ne pourrait-on pas assister sur la route maritime Europe-Asie à un rééquilibrage au moins partiel des flux au profit de la façade portuaire méditerranéenne ? Et par conséquent, à un amoindrissement de la fonction commune de ces deux détroits sur cette relation intercontinentale ?

Compte tenu du fait qu’une telle perspective n’est pas pour demain, d’un point de vue géopolitique pour l’Europe, le Pas-de-Calais et le détroit de Gibraltar assurent donc une fonction commune vitale sur la route de l’Asie, qui achemine la masse la plus importante de ses échanges conteneurisés intercontinentaux.

C — Des fonctions propres à chacun des détroits

Les fonctions de portes océanes du Pas-de-Calais et du détroit de Gibraltar comportent encore d’autres aspects plus originaux, propres à chacun d’entre eux.

Le Pas-de-Calais sur la route entre l’Europe et l’Amérique

Pour les ports de l’Europe du Nord, le Pas-de-Calais offre la route la plus directe vers les Amériques, comme vers l’Afrique de l’Ouest. Cependant, cette fonction n’est pas exclusive, car à partir des ports scandinaves, et de certains ports allemands, et notamment Hambourg, l’accès aux ports canadiens est susceptible d’être plus court en suivant la route orthodromique[4] passant au nord de l’archipel britannique, avec l’inconvénient, en hiver, d’une navigation plus difficile à des latitudes nettement plus septentrionales.

Cela dit, les paquebots transatlantiques d’antan comme les navires porte-conteneurs actuels effectuant plusieurs escales, notamment à Anvers et/ou Rotterdam, dans la pratique, le Pas-de-Calais et la Manche restent la route majeure de circulation maritime entre l’Europe et l’Amérique, et pour l’Europe, cela représente la seconde masse de ses échanges conteneurisés inter-continentaux.

Le détroit de Gibraltar sur la route entre l’Amérique du Nord et l’Asie

Avec le canal de Suez à l’autre bout de la Méditerranée, et en passant à l’échelle mondiale, le détroit de Gibraltar a acquis d’autres fonctions géostratégiques, qui se sont développées en deux temps :

  • La route directe entre l’Amérique du Nord et l’Asie par le détroit de Gibraltar est apparue en 1985 avec la mise en service des lignes régulières de porte-conteneurs dites autour du monde, notamment par l’armateur taïwanais Evergreen, faisant circuler de façon continue ses navires dans les deux sens entre l’Asie, l’Amérique du Nord et l’Europe, par les canaux de Suez et de Panama.

  • Puis, avec le développement des méga-alliances entre les armateurs (comparables à ce qu’on enregistre dans le secteur du transport aérien),et avec la poursuite du gigantisme dans la construction des navires porte-conteneurs, sont apparus des navires dits overpanamax (d’un gabarit supérieur à celui des écluses du canal de Panama), d’une capacité unitaire de 5 000 à 6 000 evp (navires de la 5e génération), puis de 7 000 à 8 000 evp (navires de la 6e génération). Cette nouvelle situation a entraîné la création de nouvelles lignes : à partir du début des années 1990, les ports de la côte Est des États-Unis (et notamment New York) ont réussi à persuader des armateurs d’assurer des services réguliers de navires porte-conteneurs de leurs quais jusqu’en Asie du Sud-Est et à la façade pacifique de l’Amérique du Nord par le détroit de Gibraltar et le canal de Suez. Pour les États-Unis, et d’un point de vue géostratégique, la création de ces nouveaux services de lignes régulières vers l’Asie à partir de la côte est se révèle importante : les grèves des débardeurs bloquant le fonctionnement des ports de la côte ouest des États-Unis au cours de la première moitié du mois d’octobre 2002 soulignent à cet égard la fragilité du fonctionnement de l’économie mondiale, et aussi tout l’intérêt de cette route alternative vers l’Asie.

Les lignes autour du monde, et cette route plus récente entre l’Amérique du Nord et l’Asie par le détroit de Gibraltar, comportent un avantage qui vient corriger partiellement, dans les relations de l’Europe avec l’Asie, le déséquilibre qui vient d’être mentionné entre les ports de la mer du Nord et ceux de la Méditerranée. En effet, de plus en plus, les armateurs de ces lignes quadri-continentales (Amérique du Nord, Europe et Afrique, Asie) organisent des escales de leurs navires porte-conteneurs dans l’un des ports-relais de la Méditerranée occidentale, et notamment Algésiras, sur le détroit de Gibraltar, Gioia Tauro au sud de l’Italie, et Marsaxlokk à Malte, où ils peuvent décharger et charger des conteneurs en provenance ou à destination des ports méditerranéens. Dans ces ports-relais sont ainsi organisés des rendez-vous entre les gros navires porte-conteneurs inter-continentaux (ou navires-mères), et des porte-conteneurs plus petits, les navires-navettes, ou navires ravitailleurs (feeders), approvisionnant les navires-mères tout en collectant et distribuant les boîtes dans les ports méditerranéens.

À partir d’autres ports nord-américains, et notamment Montréal, le développement de lignes régulières de porte-conteneurs à destination des ports de la Méditerranée, par le détroit de Gibraltar, permet également, par un transbordement dans l’un de ces ports, des connexions commodes avec l’Asie. En même temps, tous ces nouveaux services offrent aussi pour les ports méditerranéens d’autres possibilités pour les acheminements en provenance ou à destination de l’Amérique du Nord, et ils commencent à mettre en question la place dominante qu’avaient acquise à ce niveau les ports du Nord : de plus en plus, les échanges maritimes entre l’Europe et l’Amérique du Nord ne passent pas seulement par le Pas-de-Calais, mais aussi par le détroit de Gibraltar.

À la lumière de tous ces développements, d’un point de vue géopolitique, la présence de la 6e flotte américaine en Méditerranée ne doit plus être considérée seulement comme un héritage de la Seconde Guerre mondiale. Si elle a été justifiée récemment par les tensions dans les Balkans et au Moyen-Orient, elle est aussi un phénomène compréhensible, puisqu’elle assure une présence et une surveillance sur l’une des principales routes maritimes d’approvisionnement et d’exportation de l’Amérique du Nord. En tant que porte océane, le détroit de Gibraltar se distingue donc par la superposition de fonctions bicontinentales (Europe-Asie) et de fonctions quadri-continentales (Amérique du Nord-Europe et Afrique-Asie), soulignées notamment par le développement des activités de transbordement dans des ports-relais comme Algésiras, Gioia Tauro et Marsaxlokk, eux-mêmes en relations régulières avec les ports méditerranéens. Mais la première de ces trois plates-formes tire aussi un parti exceptionnel de sa position sur le détroit de Gibraltar.

D — Le port d’Algésiras, rendez-vous majeur des lignes de porte-conteneurs

Le port de la Baie d’Algésiras (tel est son nom officiel) est un des ports mondiaux qui a le vent en poupe : en 1998, il a dépassé les 45 Mt de trafic annuel (13 % de plus que l’année précédente), ce qui le place de très loin en tête des ports espagnols. Cette croissance tout à fait remarquable est soutenue en très grande partie par le trafic de conteneurs, qui a doublé en 4 ans, passant de 9,4 Mt en 1994 à 18,6 Mt en 1998, et pour les mêmes années, de 1 à 1,8 million d’evp. Cette forte croissance du trafic conteneurisé a fait monter de trois échelons le port d’Algésiras dans le classement mondial des ports de conteneurs, où il se situe dorénavant au 20e rang[5]. Plusieurs grands armateurs mondiaux s’y sont installés, et notamment Sea Land et Maersk, le premier armateur mondial.

Cette forte croissance est à lier à la position exceptionnelle de ce port, sur le détroit de Gibraltar, et au carrefour de nombreuses routes maritimes : y font donc escale non seulement des navires intercontinentaux en provenance de l’Asie et à destination des ports de l’Europe du Nord (et vice versa), et d’autres de la même provenance à destination de l’Amérique du Nord (et vice versa), mais aussi d’autres navires plus petits, comme les navires ravitailleurs (feeders) déjà mentionnés effectuant des navettes avec les ports méditerranéens, et avec ceux de la façade atlantique de la péninsule ibérique et de la France, ou ceux qui sont affectés à d’autres services. Ainsi, Maersk a lancé un nouveau service conteneurisé hebdomadaire entre Algésiras et les Caraïbes, distribuant le fret originaire notamment des ports de l’ouest de la France à destination de la Guadeloupe, la Martinique et la Trinité, et vice versa, avec cinq navires d’une capacité unitaire de 1 000 evp, dont 200 frigorifiques[6].

Il y a là sur le détroit de Gibraltar des développements portuaires liés à la fonction de porte océane qui n’ont aucun équivalent sur le Pas-de-Calais, mais il est vrai que celui-ci est localisé à des distances modestes entre le Havre, au sud, Anvers et Rotterdam au nord, et que, de ce point de vue, Algésiras n’a pas de concurrent potentiel à des distances comparables.

E — Les tentatives de contrôle géopolitique de ces routes maritimes

Le développement des routes maritimes utilisant le Pas-de-Calais et le détroit de Gibraltar, et notamment la multiplication récente des lignes régulières de porte-conteneurs sur ces routes, ne doivent pas occulter l’ancienneté historique de ces itinéraires, et l’intérêt tout particulier de certaines grandes puissances pour les jalons représentés sur ces routes par les détroits : en tant que lieux de passage obligé, points d’ancrage de ces routes, ils ont été depuis des siècles l’objet d’attentions spécifiques, conduisant à l’appropriation de certains lieux faciles à défendre, tout en offrant des postes commodes d’observation et de surveillance.

À cet égard, l’implantation du Royaume-Uni sur la route du détroit de Gibraltar en offre l’exemple le plus frappant : le rocher de Gibraltar est occupé par l’Angleterre dès 1704, et avec l’ouverture du canal de Suez en 1870, il devient une étape sur la route des Indes, un premier point de surveillance de cette route, auquel font écho les établissements britanniques à Malte, à Aden, à Singapour... Il convient d’ajouter qu’en s’installant en Afrique du Nord, sur le canal de Suez et à Djibouti, la France a suivi la même politique.

II – Les fonctions de porte transversale

À côté de ces fonctions maritimes longitudinales, il convient d’examiner maintenant les fonctions de portes transversales implantées sur ces mêmes détroits, et qui se manifestent par des flux croissants, quoique d’intensité inégale.

A — Des flux très intenses sur le Pas-de-Calais (fig. 1)

Dans une perspective transversale, ces deux détroits ne bénéficient pas d’une situation comparable : à l’intérieur du Marché européen, le Pas-de-Calais (ou détroit de Douvres, d’une largeur de 36 km au droit du cap Gris-Nez) est doté depuis longtemps de nombreuses liaisons maritimes transversales, et depuis 1994 d’une liaison ferroviaire fixe, par un tunnel de 50,5 km[7], ce qui témoigne d’emblée de l’importance des flux transversaux[8].

Figure 1

Les fonctions du Pas-de-Calais

Les fonctions du Pas-de-Calais

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Sur le détroit lui-même, il existe trois liaisons maritimes transversales

  • La relation Calais/Douvres est la plus importante, puisqu’au port de Calais, on a enregistré en 1999 plus de 17 millions de passagers (8 556 000 débarqués, 8 534 000 embarqués), et 35,3 Mt de marchandises, dont 15,9 au débarquement, 19,4 à l’embarquement[9] ; ce trafic essentiellement transversal place le port de Calais au 4e rang des ports français ;

  • la relation Boulogne/Folkestone vient au 2e rang pour les passagers (660 000, dont 332 000 débarqués, 328 000 embarqués), et probablement aussi pour les marchandises (2,8 Mt, dont 1,6 au débarquement, 1,2 à l’embarquement), mais le service du navire roulier Neptunia de l’armateur Falcon Marfreight a cessé au cours de l’année 2001, ce qui a été durement ressenti à Boulogne, qui cherche un nouvel armateur[10] ;

  • la relation Dunkerque/Douvres paraît nettement plus modeste, avec environ 4 000 passagers débarqués, et 4 000 passagers embarqués en 1999. Quant au trafic de marchandises transversal, il n’est pas isolé des autres fonctions de ce port, qui est le troisième port français, un grand port industriel, et aussi, depuis quelques années, un port pour le trafic conteneurisé, avec un service fourni par le porte-conteneurs Eastwind (200 evp) de Nord Container Service mettant en liaison bi-hebdomadaire Le Havre, Dunkerque et Felixstowe[11]. Le trafic total de ce port en 1999 est de 38,2 Mt, dont 30,3 au débarquement, 7,9 à l’embarquement. Mais plus récemment, en 2001, le trafic transversal a repris, avec deux armateurs : Norfolk Line a mis deux navires et 6 départs par jour sur la liaison avec Douvres, et Dart Line a ajouté une relation avec Londres/Dartford (qui vient s’ajouter aux relations Londres/Dartford/Zeebrugge et Londres/Dartford/Flessingue qu’elle exploitait déjà), et les premiers résultats sont très encourageants[12].

Les autres relations transversales

À ces trois relations maritimes transversales de base sur le Pas-de-Calais, il convient de joindre la relation Ostende/Douvres, desservie par Hoverspeed, qui exploite des ferries à grande vitesse : 2 relations quotidiennes par un navire de type Seacat (500 passagers, 90 véhicules) sur cette relation, qui s’ajoutent aux 13 relations quotidiennes (en pleine saison) par 3 Seacats sur la relation Calais/Douvres, et aux trois départs quotidiens dans chaque sens en haute saison par un Superseacat (700 passagers, 145 voitures) du 22 mars au 30 septembre sur la liaison Dieppe/Newhaven (qui s’ajoute à un service de ferry classique toute l’année[13]). À noter qu’une bonne partie de ces relations sont regroupées du côté britannique dans le port de Douvres, qui enregistre un trafic de fret de 17,43 Mt en 2000, 19,07 Mt en 2001[14].

Pour les deux mêmes années, le port de Douvres communique des trafics de 16,2 et 16,0 millions de passagers, 2,59 et 2,55 millions de voitures, 1,6 et 1,7 million de poids lourds (Road Haulage Vehicles[15]).

Enfin, à toutes ces relations s’ajoutent également de nombreux services comparables sur la Manche et sur la mer du Nord méridionale[16], ainsi que les trafics passant par Eurotunnel. La compétition est forte, et à lui seul, le tunnel a acheminé en l’an 2000 par les services du tgvEurostar plus de 7 millions de voyageurs (8 % de plus qu’en 1999), et par les navettes ferroviaires près de 3 Mt de fret (ce trafic avait baissé en 1999). Mais pour apprécier ce dernier chiffre, il faut rappeler que pour la première année complète d’exploitation du tunnel, en 1995, on avait prévu 6 Mt de fret !

Une féroce compétition

Dans ce contexte d’âpre concurrence, une enquête de synthèse sur le partage des flux transversaux sur le Pas-de-Calais exclusivement a été effectuée par Alain Simoneau pour le Dossier Trans-Manche déjà cité, sous forme de deux tableaux très éloquents comparant les trafics ferroviaires et maritimes sur ce que l’auteur appelle « la route courte », celle du détroit, par opposition aux routes maritimes transversales sur la Manche et la mer du Nord, évidemment nettement plus longues :

Tableau 1

Fret – Routes Douvres, Calais et Dunkerque, en 2001

Fret – Routes Douvres, Calais et Dunkerque, en 2001

1. Approximation, car P & O SL ne distingue pas les routes de Calais et Zeebrugge dans ses statistiques.

2. Approximation en volume obtenue d’après la part de marché déclarée par l’opérateur.

3. Ce chiffre comprend l’ensemble du trafic de Dunkerque, c’est-à-dire à plus de 90 % Norfolk Line, mais aussi quelques milliers d’unités de Delom uk en début d’année, et Dart Line en fin d’année. Norfolk Line représente à elle seule 6,5 à 7 % de part de marché.

Source : Alain Simoneau, « Calais : vers un développement prudent », Dossier Trans-Manche, jmm, 22 février 2002, p. 37.

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Tableau 2

Tourisme – Routes Calais, Douvres et Folkestone, en 2001

Tourisme – Routes Calais, Douvres et Folkestone, en 2001

1. Approximation par différence. C’est en 2001 qu’entre en scène le navire Rodin.

Source : A. Simoneau, art. cité tabl. 1, p. 38.

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Ainsi, malgré le tunnel, et malgré la perte des ventes hors taxes sur les navires traversiers imposées par Bruxelles, mais aussi grâce à la mise en service de nouveaux navires (ceux de la Norfolk Line, et le Rodin de SeaFrance), en 2001 les services maritimes transversaux s’adjugent 57 % du marché de fret de la « route courte », et 49,1 % du marché des véhicules de tourisme. Il est vrai que le trafic de passagers a reculé sensiblement dans le port de Calais, puisqu’en 1999, il se situait, on l’a vu, à plus de 17 millions de personnes, et qu’en 2001, par rapport à l’année précédente, il a encore reculé de 4,63 %, à 14,3 millions. Mais l’évolution des trafics à la fin de l’année 2001 amène Alain Simoneau à écrire : « La chute du trafic de passagers semble avoir cessé. Le fret progresse dans une atmosphère très concurrentielle. Les opérateurs sont prudents[17]. »

La circulation transversale est donc extrêmement intense, et celle qui se déploie sur les eaux du Pas-de-Calais coupe constamment les routes des navires circulant dans la dimension longitudinale. Compte tenu du climat, et notamment des brouillards fréquents, ce détroit, ainsi que la Manche et la partie méridionale de la mer du Nord, constituent du point de vue des assurances maritimes l’espace le plus dangereux du globe. Retrouve-t-on sur le détroit de Gibraltar une situation comparable ?

B — Sur le détroit de Gibraltar, des flux moins intenses, mais également en plein développement

Figure 2

Les fonctions du détroit de Gibraltar

Les fonctions du détroit de Gibraltar

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La concentration des flux transversaux au droit du détroit de Gibraltar, placé entre deux continents, et d’une largeur minimale de 18 km, se traduit à la fois par le développement des lignes de traversiers, et par un projet encore très vague de liaison fixe.

Un projet de liaison fixe dans les limbes

Il est vrai que, depuis quelques années[18], on parle et on écrit sur ce sujet, et l’idée est soutenue par la volonté du Maroc et des autres pays du Maghreb de se voir davantage intégrés au Marché européen. Deux tracés sont envisagés : la route du Détroit, là où il est le moins large, de la pointe Canales sur la côte nord à la pointe Cires sur la côte sud, comporte la difficulté représentée par de grandes profondeurs, tandis que la route du Seuil, plus à l’ouest, de la pointe Paloma au nord, à l’est de la pointe Malabata au sud, offre des profondeurs nettement plus modestes, avec une distance près de deux fois plus grande[19].

Mais il n’y a pas encore de véritables études techniques, et surtout Guy Joignaux a très bien démontré que ce projet ne pourra voir le jour que s’il est inséré dans un véritable plan de développement économique comportant plusieurs volets : celui des relations euro-maghrébines, celui du développement des régions proches, au nord et au sud, enfin celui des infrastructures d’approche, en Espagne comme au Maroc. Une certaine expérience a été acquise à cet égard de part et d’autre du Pas-de-Calais, mais dans le cas de Gibraltar, l’effort devra sans doute être beaucoup plus important[20].

Les lignes maritimes transversales

Pour de nombreuses années sans doute, l’ensemble des flux transversaux sur le détroit de Gibraltar devra donc être traité par les liaisons maritimes transversales. Une étude très récente du cetmo[21] situe la place du détroit de Gibraltar au sein de l’ensemble des relations maritimes entre les deux rives de la Méditerranée occidentale, en comptabilisant le nombre total de connexions mensuelles[22]. Sur un total de 971 connexions par mois recensées entre les deux rives, 450, soit près de la moitié, sont localisées sur le détroit de Gibraltar, dont 420 sur la liaison Algésiras/Tanger (14 allers et retours par jour), et 30 sur la liaison Cadix/Tanger (1 aller et retour par jour). D’emblée, voici bien soulignée toute l’importance de ces relations transversales sur le détroit de Gibraltar.

Cependant, cette étude du cetmo ne fournit pas une image complète de la réalité des relations maritimes transversales sur le détroit de Gibraltar, car il convient d’y ajouter d’autres dessertes :

  • d’une part, celles qui, à partir du port de Tanger, assurent les liaisons avec les ports de Gibraltar (1 navire, pour passagers seulement) et Tarifa, au sud-ouest d’Algésiras, à l’extrême pointe méridionale de la péninsule ibérique (2 navires, pour passagers et véhicules[23]) ;

  • d’autre part, celle qui, à partir du port d’Algésiras, assure la desserte de l’enclave espagnole de Ceuta, sur la côte septentrionale de l’Afrique, qui a probablement été omise parce que cette étude du cetmo n’a pas pris en compte les relations maritimes relevant du cabotage national. Ce service est assuré par l’armement Transmediterranea, qui vient d’être l’objet d’une privatisation, comme l’a annoncé récemment le Journal de la Marine marchande :

    Transmediterranea, armement espagnol, dont l’État était actionnaire à 95,24 %, a été confié par adjudication à un consortium espagnol regroupant la société industrielle Acciona, Navieras Umafisa (groupe Matutes), Aznar y Armas, et la Caisse d’épargne de la Méditerranée (cam). Elle assure la plupart des liaisons entre la péninsule, les Baléares, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, les Canaries[24].

Cette liaison entre Algésiras et Ceuta a été renforcée, à partir de mai 1998, par la mise en service de traversiers à grande vitesse de l’armateur Euroferries, qui a transporté jusqu’à la fin de l’année 1998 430 000 passagers, et 80 000 véhicules, soit une part de marché de 40 % sur cette relation[25].

Pour une évaluation des trafics

Les trafics sur l’ensemble de ces liaisons transversales peuvent être estimés à partir des informations fournies par les ports d’Algésiras et de Tanger. Mises à part les liaisons desservant l’enclave de Ceuta, l’ensemble des lignes converge du côté marocain sur le port de Tanger, qui se présente comme le premier port du pays pour le trafic de passagers et de poids lourds (tir). Mais, sauf pour le chiffre global du trafic en 2001, les chiffres fournis par le port[26] sont ceux des années 1996 et 1997 : respectivement, 1,9 et 2,0 Mt (3 Mt en 2001), 1,1 et 1,3 Mt de trafic tir (50 186 et 58 558 véhicules), 10 945 et 11 826 conteneurs (sans autre précision), enfin 1,4 et 1,5 million de passagers.

De son côté, le port d’Algésiras indique pour l’année 1998 un trafic de plus de 780 000 véhicules (dont 670 000 voitures et 110 000 poids lourds), soit 15 % de plus que l’année précédente, et 3,8 millions de passagers (+ 8 %). On peut en déduire très approximativement que la part des trafics sur la liaison Algésiras-Ceuta est nettement supérieure à celles de toutes les liaisons sur Tanger.

Si l’on compare ces chiffres avec ceux des trafics transversaux sur le Pas-de-Calais, la relative modestie des flux sur le détroit de Gibraltar apparaît très nettement, ce à quoi on pouvait s’attendre : les ordres de grandeur pour ces derniers par rapport aux premiers se situent à quatre fois moins pour les passagers, dix fois moins pour les véhicules. En revanche, la progression des trafics sur les relations transversales du détroit de Gibraltar est impressionnante ! Pour faire face à tout le trafic terrestre engendré par ces activités, qui se combinent avec celles du port de conteneurs relevant de la fonction de porte océane du détroit, le port d’Algésiras a inauguré le 4 février 1999 de nouvelles infrastructures routières d’accès aux installations portuaires (« accès Nord ») à partir de la voie rapide de la Méditerranée (N 340), ce qui permet à tous les véhicules d’éviter la traversée de la ville. En outre, il a obtenu pour les années qui viennent d’importants travaux d’amélioration de la N 340 et de la voie ferrée à voie unique en direction des réseaux autoroutier et ferroviaire du pays[27].

III – Deux détroits, lieux d'affrontements géopolitiques

En dépit de tous les liens tissés par ces flux transversaux, les détroits en tant que barrières ou obstacles continuent à être des lieux d’affrontements géopolitiques, au moins sur deux fronts : d’une part, de très fortes pressions migratoires, d’autre part des problèmes frontaliers dus à la présence d’enclaves.

A — De fortes pressions migratoires

Les deux détroits connaissent des contrôles renforcés pour le passage transversal des personnes, compte tenu d’une forte pression à l’immigration vers l’Europe à Gibraltar, et vers le Royaume-Uni sur le Pas-de-Calais, forte pression qui se traduit par la multiplication des passagers clandestins... Comme le souligne un rapport récent[28], ces pressions sont dues pour une bonne part à l’action de réseaux mafieux transnationaux, qui profitent de la situation dramatique de certaines populations pour leur faire miroiter des destinations de rêve, tout en exigeant des sommes considérables pour le voyage. Ce sont des réseaux criminels « impliqués dans les circuits de la drogue, le trafic d’armes et l’enlèvement de jeunes femmes et de fillettes destinées à la prostitution[29] ».

Sur le Pas-de-Calais, ces pressions ont abouti à « l’enfer de Sangatte[30] », ce centre ouvert en septembre 1999 et confié à la Croix-Rouge pour l’hébergement des personnes souhaitant demander l’asile en Grande-Bretagne. Installé dans un vaste hangar, vestige de la construction du lien Trans-Manche, ce centre est devenu un lieu de cauchemar pour 63 000 personnes en trois ans ; cauchemar marqué par de nombreuses morts violentes, au cours de rixes ou lors de tentatives de passage illégal par le Tunnel... Après de nombreux atermoiements, les ministres français et britannique responsables ont fini par esquisser, le 26 septembre 2002, une solution devant aboutir à la fermeture de ce centre de Sangatte en avril 2003 ; solution mise en oeuvre sans que le problème soit résolu.

Par ailleurs, le passage d’immigrés clandestins depuis le Maghreb vers la côte méridionale de l’Espagne, soit directement, soit via Melilla et Ceuta, représente l’un des principaux circuits d’entrée illégale en Europe. Mais c’est une autre tragédie humaine puisque, « en Méditerranée occidentale, le nombre de migrants morts par noyade dans les années 90 serait compris entre 600 et 1 000[31] ». De plus, en Espagne, on compte environ 1500 interceptions et détentions d’immigrés clandestins par an, et on estime que le nombre d’immigrés clandestins résidant dans ce pays se situe « autour de 200 000[32] ».

On le voit, sur les détroits se mêlent des réalités contradictoires : si par certains côtés, tout est fait, organisé, pour favoriser le transit des personnes et des marchandises, en même temps, pour ce qui est des gens souhaitant transférer leur résidence, la fonction de barrière ou d’obstacle reste très forte, et solidement contrôlée.

B — Des tentatives de contrôle géopolitique par l’installation d’enclaves

L’intensité des flux transversaux et la volonté de mieux garder en mains le détroit, peuvent conduire l’un des États riverains à établir des têtes de pont sur la rive d’en face. Ainsi, la ville de Calais fut occupée par les Anglais pendant plus de deux siècles, de 1347 à 1558, puis en 1596, elle fut aux mains des Espagnols pour deux ans. Plus récemment, au cours de la Première Guerre mondiale, les Anglais s’y installèrent à nouveau pour y établir une importante base d’opération sur le continent.

Sur le détroit de Gibraltar, on retrouve des situations comparables : les Espagnols s’implantèrent dès 1415 sur la rive d’en face, à Ceuta, et comme déjà mentionné, les Anglais firent de même en prenant possession du Rocher de Gibraltar en 1704, quoique, dans ce cas, la décision fût surtout motivée par la volonté de contrôle de la porte océane. La symétrie de ces deux enclaves correspondant à des presqu’îles montagneuses s’avançant dans les eaux de la Méditerranée, et marquant l’entrée du détroit, évoque irrésistiblement les colonnes d’Hercule de l’Antiquité, tout en soulignant la présence sur ce détroit de trois États qui s’observent.

Très récemment, la dispute entre l’Espagne et le Maroc au sujet de l’îlot du Persil (Leïla pour les Marocains) est également très significative : cet îlot inhabité de 13 hectares est situé sur la rive méridionale du détroit, à peu de distance à l’ouest de la frontière entre l’enclave de Ceuta, à l’est, et le territoire marocain, à l’ouest. Le 11 juillet 2002, un détachement de l’armée marocaine s’y installa, en invoquant « la nécessité de mieux lutter contre l’immigration illégale », ce qui provoqua une crise entre les deux États[33]. Mais le 17 juillet, l’Espagne reprit l’îlot avec des forces spéciales, soutenues par l’aviation[34]. La situation est devenue grave, et Rabat a déclaré qu’une telle action « équivaut à une déclaration de guerre », tandis que cela provoquait aussi des tensions entre la France et l’Espagne[35]. Cependant, le 20 juillet, un accord est intervenu sous égide américaine pour revenir au statu quo d’avant le 11 juillet (c’est-à-dire sans aucune présence permanente d’aucun des deux pays sur l’îlot), et une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays a été annoncée, puis programmée à Madrid pour le 23 septembre. Mais la veille, un hélicoptère militaire espagnol s’est posé à nouveau sur l’îlot. Du coup, Rabat a annulé la rencontre prévue[36]. Ce qui n’a pas été dit dans la presse, c’est que cet îlot se trouve à proximité du débouché de l’un des deux tracés envisagés pour un éventuel tunnel sous le détroit de Gibraltar…

Cette affaire est très révélatrice des tensions qui existent sur ce détroit à cause des pressions migratoires, et aussi à cause des enclaves situées sur ses rives : l’Espagne est installée à Ceuta depuis 1415, et à Melilla, à quelque 200 km plus à l’est, depuis 1497. En outre, elle est également présente sur trois autres sites du littoral entre Ceuta et la frontière entre le Maroc et l’Algérie[37]. Et de son côté, la présence du Royaume-Uni à Gibraltar ne peut que servir à justifier les implantations espagnoles sur le littoral du Maroc…

Cette situation géopolitique fort complexe, dans laquelle, visiblement, aucun des trois États concernés ne veut rien lâcher, explique sans aucun doute qu’il n’y ait jamais eu d’accord en vue de la délimitation des frontières dans les eaux du détroit. C’est pourquoi certains atlas indiquent dans ses eaux la présence d’une « limite internationale controversée[38] » (fig. 2). Il s’agit bien d’une situation tout à fait anormale, puisqu’en principe, quand deux États sont séparés par un plan d’eau de moins de 24 milles marins de largeur, ils doivent se mettre d’accord sur le tracé de la frontière, et la délimitation de leurs eaux territoriales respectives (ce qui laisse intacts les droits de passage des navires étrangers). C’est ce qui s’est fait dans les eaux du Pas-de-Calais, à l’occasion de la délimitation des secteurs de la plateforme continentale de la mer du Nord, riche en hydrocarbures[39] (fig.1). Dans le cas du détroit de Gibraltar, avec la présence des deux enclaves de Gibraltar et de Ceuta, le tracé d’une telle frontière est particulièrement complexe et difficile : sans doute, on peut émettre l’hypothèse que l’Espagne, au nom des nécessaires relations maritimes entre Algésiras et Ceuta, revendiquerait volontiers un couloir transversal dans le détroit entre ces deux ports, ce que très probablement ni le Maroc ni le Royaume-Uni ne sont prêts à accepter. Et là encore, en regardant la carte, on comprend immédiatement pourquoi l’îlot du Persil représente un enjeu important : il est dans les parages d’une limite possible du couloir transversal que souhaiterait justement l’Espagne…

Au total, ces détroits ont des fonctions multiples et variées, en partie communes, en partie symétriques, et en partie originales pour chacun d’entre eux. Toutes soulignent l’importance des flux qui s’y concentrent et s’y recoupent, les uns longitudinaux, relevant d’une fonction de porte océane, et les autres transversaux, témoignant d’une fonction de porte transversale. Ce sont véritablement des lieux exceptionnels, véritables croisées des chemins, intéressant des flux à toutes les échelles, locales aussi bien que planétaires. Ce sont donc des lieux particulièrement chargés qui, inévitablement, sont aussi des lieux de tensions géopolitiques à ne pas négliger, et à surveiller, pour éviter des conflits possibles. C’est surtout le cas du détroit de Gibraltar, où se trouvent des héritages du passé que d’aucuns considèreraient volontiers comme des témoins surannés du colonialisme européen. C’est pourquoi, ce coin du globe devrait être impérativement, et plus qu’ailleurs, un lieu de dialogue.