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Voilà un livre susceptible d’intéresser tous ceux qui suivent l’évolution de la coopération internationale. Comme l’indique le titre, le tout a commencé durant le second conflit mondial quand, sous l’instigation de Keynes, on a jeté les bases de ce qu’allaient devenir les fameux accords de Bretton Woods. Les économistes de ma génération ne manqueront pas de reconnaître un auteur qui a meublé leurs lectures de jeunesse. En effet, l’un des co-auteurs, H.W. Singer, du bien connu Institute of Development Studies de l’Université de Sussex, a publié en 1964 son International Development : Growth and Change qui n’a pas tardé à se tailler une place parmi les classiques qui ont marqué l’abondante littérature sur les pays, dits alors sous-développés, du début des années 1960. Il présente ici, avec un économiste de l’Université de Vienne, une synthèse en 14 chapitres, aussi claire, concise que captivante des hauts, et surtout des bas, qu’ont connus les relations entre les pays identifiés aujourd’hui (rectitude politique oblige) suivant leur appartenance à l’hémisphère nord ou sud.
À tout seigneur tout honneur, l’ouvrage débute avec l’apport de John Maynard Keynes, le grand maître du Kings College de Cambridge, dont la pensée se trouve ici présentée sous la forme de quatre piliers. Le premier se rapporte à la gestion macroéconomique des variables monétaires et financières sous la direction, on l’aura deviné, d’une banque centrale d’envergure mondiale. Sa responsabilité devant être de favoriser partout le plein emploi en facilitant l’approvisionnement en liquidités. Une idée qui conduisit selon les auteurs à un deuxième pilier, qui lui, à tout le moins, a l’avantage d’être bien concret, soit la création de la Banque internationale de reconstruction et de développement bien connu par son sigle (bird) et qui se fera accompagner de la Banque mondiale. Toujours sous l’influence de Keynes qui s’était fait l’avocat de la stabilisation des prix des produits de base, suivra la mise en place d’un troisième pilier représenté par la création de l’Organisation mondiale du travail. Enfin, le quatrième pilier prit forme avec l’instauration d’un programme d’assistance placé sous l’égide des Nations Unies. Même si leur mise en oeuvre s’éloigna souvent de leurs plans originaux, selon les auteurs, ces piliers ont été les éléments clés d’un système qui a bien servi la communauté internationale jusqu’à son effondrement en1971. Pour eux, il importe aujourd’hui de retourner aux sources en développant cette même vision qu’avaient les maîtres-d’oeuvre en 1942 lorsqu’ils travaillaient à ce que serait le monde une fois Hitler vaincu.
Le deuxième chapitre tourne autour d’un problème qu’un de mes professeurs à Louvain désignait comme étant la tarte à la crème des économistes spécialisés en développement international : la détérioration des termes d’échanges. Ici H.W. Singer se trouve au coeur de la question et il ne s’en cache pas puisqu’il s’associe à ce qui est qualifié ici et tout au long du chapitre comme étant la thèse Prebisch-Singer (pst). Plusieurs reconnaîtront ici l’économiste argentin Raul Prebisch qui s’est rendu célèbre durant les années 1960-70 par ses écrits sur la substitution des importations pour justement palier au problème de l’accroissement de la différence entre les prix des matières premières vendues par les pays du Sud et des produits manufacturés importés du Nord. C’est dans ce chapitre qu’on trouve également la non moins célèbre thèse d’Arthur Lewis sur la soi-disant inépuisable offre de travail dans le secteur agricole des pays du Sud. En vertu de ce principe, on pouvait vider le secteur traditionnel d’une partie importante de sa population sans compromettre la production agricole et offrir ainsi au secteur moderne une main-d’oeuvre abondante et bon marché à l’instar de l’Angleterre de la révolution industrielle. Hélas, les auteurs reconnaissent que la plupart des pays du Sud sont encore bien loin de connaître leur propre révolution industrielle.
En traitant abondamment de l’influence d’un autre géant de la science économique du siècle passé, Joseph A. Schumpeter, les auteurs avancent deux explications concernant l’absence d’un développement durable : la trop forte concentration des revenus (cf. au Brésil ou au Venezuela) et l’aggravation de la situation environnementale. En conséquence, ce n’est pas évident que les pays du Sud puissent bénéficier des effets créateurs des crises économiques. En ce qui regarde le premier problème les auteurs font un clin d’oeil à Thorsten Veblen et à sa théorie sur la classe des gens oisifs (les riches qui se complaisent dans des dépenses aussi somptueuses qu’inutiles).
Le troisième chapitre se veut un rappel le plus complet possible des écrits qui ont marqué la décennie 1960. Il ne manque aucun auteur, tous s’y retrouvent en commençant par les Leibenstein, Georgescu-Roegen, Meier, Fei et Ranis, Seers, Hirschman, Nurske en passant par les Perroux, Harrod et Domar, Myrdal sans oublier bien sûr ce cher Walter Rostow et ses fameuses étapes de la croissance. Les auteurs ne sont pas tendres envers ce dernier. À leurs yeux, la théorie de celui qui devint conseiller stratégique durant le conflit vietnamien, est fausse et obtint le succès qu’elle a connu uniquement en vertu des recettes faciles (easy tricks) qu’elle offrait pour l’atteinte du rêve américain. Elle aurait contribué à occulter les véritables problèmes reliés au développement. Le chapitre évoque le débat de l’époque sur le choix entre la croissance équilibrée (avec planification) et déséquilibrée (avec marché uniquement). On y trouve également la fameuse théorie d’inspiration marxienne sur la dépendance ou ce qui se rapporte aux relations centre-périphérie telle, qu’élaborée par les Prebisch, Amin, Furtado et l’actuel président du Brésil, F.H. Cardoso.
Le chapitre suivant se rapporte à un soi-disant « consensus de Washington » représenté sous la forme de dix commandements ou de ce que l’on désignerait aujourd’hui comme étant le credo du néolibéralisme. Leur origine remonte à des audiences du Congrès américain tenues en 1989 et leur adoption fut contestée à ce moment par H.W. Singer lui-même. S’y retrouvent, on s’en doutait, un commandement obligeant la rigueur dans les dépenses publiques, un autre se rapportant aux privatisations, alors qu’un autre oblige à déréglementer et ainsi de suite comme le veut le modèle aujourd’hui dominant. Le chapitre suivant familiarise le lecteur avec un nouveau concept même si l’idée remonte aux accords de Bretton Woods : Official Development Assistance. On retrouvera l’acronyme oda tout au long de la suite de l’ouvrage. Aujourd’hui l’ocde serait le vecteur de cette conception de l’aide économique élaborée il y a quelque 60 ans. Il y est donc beaucoup question d’aide internationale sous ses différentes formes avec une place importante à ses défauts ou inefficacité ou insuffisance. Les auteurs ne pouvaient pas omettre la mort de l’entente passée voulant que chaque pays industrialisé consacre 0,7 % de son pib à l’aide internationale.
Les chapitres subséquents se rapportent aux deux chocs pétroliers en révélant les chiffres qui permettent de voir qui a su tirer les marrons du feu. On accordera une attention particulière au chapitre se rapportant aux tigres asiatiques. Les auteurs montrent bien que, contrairement aux croyances véhiculées, ces pays ont bel et bien utilisé les pouvoirs étatiques pour mettre en place une politique que les mercantilistes de la Renaissance n’auraient pas reniée. Ainsi, plus d’un des fameux dix commandements évoqués plus haut auraient été bel et bien été ignorés. Pour Raffer et Singer, la crise qu’ils ont connue en 1997 et la façon dont ils s’en sont sortis pourraient annoncer le début de la fin de la doctrine néolibérale. L’ouvrage se poursuit avec deux chapitres sur la crise de l’endettement des pays du Sud. Comme tous les problèmes évoqués dans cet ouvrage sont abordés avec un nécessaire recul, ici il est fait allusion au rapport de l’ancien premier ministre canadien, L.B. Pearson, paru en 1969, qui déjà évoquait l’urgence de trouver une solution au problème dont l’ampleur n’a fait que s’accroître depuis lors.
Inévitablement, le tout devait se terminer par une présentation critique des responsabilités assumées par l’Organisation mondiale du commerce (omc).Une section intitulée : « Une loi pour les riches, une autre pour les pauvres », résume assez bien le point de vue des auteurs. Dans le dernier chapitre sur la recherche d’un monde plus égalitaire, se voulant constructifs, ils recommandent l’adoption d’une nouvelle architecture financière internationale, une amélioration de la coopération, le développement de biens collectifs, des changements dans l’organisation du commerce international et des réformes importantes des Nations Unies. Contre le vice et pour la vertu en somme. Seule la lecture attentive de l’ouvrage – qui le mérite bien – permet de comprendre le positionnement des auteurs qui, il faut le reconnaître, présentent ici un texte fort bien documenté en faisant appel à une solide connaissance des problèmes évoqués.