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Prévention des risques respiratoires et écocitoyenneté : un conflit de perspective

Lorsqu’un enfant est atteint d’une maladie respiratoire chronique telle que la mucoviscidose ou l’asthme, ses bronches sont sensibles à divers irritants et germes courants dans l’environnement intérieur du logement, à des virus ainsi qu’à des moisissures, des bactéries et des allergènes comme les acariens. Il s’agit alors de limiter l’exposition de l’enfant à ces germes afin de contenir les manifestations pathologiques et le développement de sa maladie (Pricope et al., 2015 ; Gangneux et al., 2022). Le soignant ou l’équipe soignante qui le prend en charge transmet à ses parents des recommandations de bonnes pratiques d’hygiène domestique dans le but de prévenir les risques d’inflammation et d’infection pulmonaire, et ainsi protéger sa santé respiratoire.

Ces recommandations concernent l’entretien et l’aménagement du logement. Elles ont trait aux pratiques préexistantes de la famille, en termes de ménage comme d’aération, de ventilation, de chauffage, etc., mais aussi de nettoyage et de séchage du linge, d’ameublement et de décoration. Ces pratiques sont plus ou moins tacitement établies selon d’autres prémisses, parmi lesquelles peuvent se trouver des préoccupations liées à l’environnement et à sa préservation. Reconsidérer ces pratiques au nom de la santé respiratoire de l’enfant pose parfois des questions, voire des difficultés à la famille, en introduisant des contradictions dans ses pratiques domestiques au regard de ses autres préoccupations, notamment environnementales.

L’une des principales recommandations de bonnes pratiques dans l’asthme allergique aux acariens est de laver chaque semaine à haute température (60 °C) le linge de lit, les couvertures et les plaids éventuels, les doudous et les peluches de l’enfant malade. Cela majore les consommations d’eau et d’électricité pour le lavage ainsi que pour le séchage du linge quand il passe par le sèche-linge[1]. Dans la mucoviscidose, il est fréquent de recommander la désinfection des siphons des appareils sanitaires (évier, lavabo, douche, baignoire et toilettes) toutes les semaines et le plus souvent à l’eau de Javel, ce qui conduit à polluer l’eau.

Depuis les années 1990 en France, des politiques publiques volontaristes ont largement contribué à sensibiliser les citoyens à la protection de l’environnement et à une « norme d’écocitoyenneté » (Ginsburger, 2020). Définie comme « une nouvelle façon individuelle et collective d’envisager les défis écologiques et de prendre les moyens nécessaires pour les relever et les dépasser » (Séguin et Tremblay, 2005 : 118), l’écocitoyenneté se traduit en pratique par « une intégration des dimensions environnementales dans les différentes facettes de la vie quotidienne de la population en général au nom d’une responsabilité civique de la personne envers son milieu » d’après Roesch (2003) cité par Séguin et Tremblay (2005 : 118). Parmi ces divers aspects de la vie quotidienne, les manières d’habiter son quartier et son logement, les pratiques dites « domestiques » (Ginsburger, 2020) sont particulièrement sensibles à cette « prise de conscience sociale et environnementale » (Depeau et al., 2021) : les habitants les remodèlent plus ou moins selon leurs sensibilités environnementales.

La prise en compte de certaines recommandations médicales peut venir à l’encontre du souci et de l’objectif de préservation des ressources naturelles et de sobriété énergétique que se fixe la famille dans le cadre de son éthique écocitoyenne. Le conflit de perspective décrit par Freidson (1984) entre les soignants et leurs patients aux priorités potentiellement différentes se joue à bas bruit dans la sphère domestique entre des normes sanitaires et environnementales, selon l’importance et la priorité que la famille accorde à la santé d’une part et à l’environnement d’autre part pour la guider dans l’établissement de ses pratiques d’hygiène.

Le principe d’agir dans l’intérêt de la santé de l’enfant n’est jamais remis en cause par la famille. Les parents peuvent légitimement chercher à concilier leur responsabilité personnelle de prise en charge et de prévention des risques respiratoires et leur responsabilité collective à l’égard de l’environnement et de sa protection, et ce en vue d’adapter leurs pratiques d’hygiène domestique à la situation à laquelle les confronte la maladie de leur enfant.

La maladie respiratoire chronique et ses implications sur l’écocitoyenneté familiale

L’article propose d’analyser les dynamiques d’évolution de l’écocitoyenneté familiale quand l’un ou plusieurs des enfants souffrent d’une maladie respiratoire chronique, à savoir lorsque la maladie de l’enfant devient une source de « fragilisation sociale dans l’implication environnementale » de la famille (Depeau et al., 2021). Il vise à montrer que l’investissement de la famille dans des pratiques écocitoyennes est diversement infléchi par cette situation de maladie particulière du fait de ses impératifs et de ses implications durables en termes d’hygiène domestique. Cet investissement dépend d’abord de la manière variable dont la famille reconsidère ses préoccupations environnementales à l’aune de l’attention qu’elle est nouvellement amenée à accorder à la santé. Dans un second temps, il résulte des caractéristiques intrinsèques de chaque maladie respiratoire chronique et de la nature spécifique des recommandations auxquelles elle donne lieu, rendant plus ou moins possible l’harmonisation des pratiques d’hygiène domestique avec les pratiques écocitoyennes de la famille. Ces conseils varient aussi en fonction des choix des prescripteurs et de leurs paradigmes qui évoluent d’une époque à l’autre (Langeard et Minguet, 2018). Ainsi, ils convergent ou divergent plus ou moins avec les enjeux environnementaux qui leur sont contemporains dans le contexte sociétal de leur diffusion. Ils rencontrent ou non ceux auxquels la famille peut être sensible et pour lesquels elle peut vouloir se mobiliser à l’échelle domestique malgré la maladie de l’enfant.

L’approche constructiviste des risques et l’analyse culturelle des styles de prévention

L’article est issu d’une recherche doctorale[2] en sociologie consacrée à la prévention domestique des risques respiratoires par les familles d’enfants atteints de mucoviscidose ou d’asthme. Cette recherche a été l’occasion de décrire et d’analyser les pratiques d’hygiène domestique des familles, à savoir leurs pratiques d’aménagement et d’entretien du logement en tant qu’elles constituent une donnée tangible de leur appropriation de la maladie (Loizeau, 2020) et qu’elles en révèlent leur conception originale, leur perception et leur définition des dangers et des risques pour la santé respiratoire de leur enfant malade (Loizeau, 2022). Elle s’inscrit dans une approche constructiviste des risques (Calvez, 2010) posant le risque « comme une variable dépendante et les contextes sociaux et culturels comme la variable indépendante à partir de laquelle des incertitudes et des dangers acquièrent une signification pour les acteurs et participent à l’orientation normative de leur conduite » (Calvez, 2010). La recherche s’intéresse aux familles et à leur cadre de vie en tant que variable indépendante dans la perception et la construction des risques respiratoires. En ce sens, elle privilégie l’expression du point de vue des familles sur leurs pratiques domestiques de gestion des risques, et par conséquent l’expression des raisons à partir desquelles se définissent et s’organisent leurs conduites de prévention. Ainsi, la recherche permet d’identifier les différents principes guidant les familles dans le choix des modalités de prise en charge domestique de la maladie et leur priorisation.

Afin de saisir les conduites de prévention des risques des familles dans leur diversité et de façon exhaustive, une enquête de type qualitatif et ethnographique a été menée en France, et plus précisément en région Bretagne dans les départements de l’Ille-et-Vilaine et du Finistère entre fin 2017 et début 2020. S’appuyant sur la méthode comparative (Durkheim, 2010 [1895]), cette enquête s’est traduite par la réalisation d’entretiens au domicile de 46 familles hébergeant un ou plusieurs enfants[3] atteints de mucoviscidose (24 familles) ou d’asthme allergique persistant (22 familles). Ces pathologies donnent lieu à des situations de maladie comparables : dans les deux cas, les parents reconsidèrent leurs pratiques d’hygiène domestique en fonction des recommandations médicales qui leur sont adressées[4].

Menés auprès du ou des parents volontaires ou disponibles (père, mère ou couple parental[5]), les entretiens semi-directifs ont visé la description ethnographique des pratiques d’aménagement et d’entretien de l’intérieur du logement, de ses éventuelles annexes et abords immédiats au regard des recommandations médicales de bonnes pratiques reçues. L’entretien s’est accompagné d’une visite de l’habitation, d’observations et de photographies. Incontournable dans l’approche constructiviste des risques, cette immersion dans l’univers domestique de la famille et cette attention aux pratiques ordinaires ainsi qu’au sens qui leur est donné s’inscrivent dans une approche phénoménologique de la vie quotidienne (Berger et Luckmann, 1966 ; De Certeau, 1980).

Chaque entretien s’est traduit par l’écriture d’une monographie domestique, à savoir la description de la « maison » au sens où l’entend l’anthropologue britannique Mary Douglas (1991). Elle définit la « maison » (home) comme une organisation régulière dans le temps et dans l’espace d’un groupe d’individus s’accordant sur un « bien commun » (public good), c’est-à-dire des valeurs et des ressources dont chacun doit pouvoir bénéficier et que chacun doit s’évertuer à préserver (Loizeau, 2022) selon un système de relations et de solidarités codifié (Gagnon, 2021). La « maison » se formalise par des regulars doings, des habitudes ou routines domestiques caractéristiques. Chaque monographie précise les rôles des différents membres de la « maison » dans la définition et l’exécution des pratiques d’hygiène. Elle souligne l’organisation de leurs relations, de leur temps et de leur espace domestiques au regard de la situation de maladie respiratoire chronique de l’enfant.

L’analyse de l’ensemble des monographies mobilise l’analyse culturelle développée par Mary Douglas (Calvez, 2004 ; 2006) et mène à une typologie des styles de prévention des risques respiratoires des « maisons », ou des familles correspondant à l’unité domestique dans le cadre de la recherche. Mary Douglas propose une typologie Grid-Group des institutions sociales, terme par lequel « elle entend des manières d’être et de faire plus ou moins stabilisées à l’intérieur d’un groupe social » (Loizeau, 2020). Selon cette typologie, les manières d’être et de faire d’un individu se définissent par le croisement de deux dimensions sociologiques. La dimension Grid est relative au rôle de l’individu et au type de relations qu’il entretient avec les membres de son groupe d’appartenance. Ce rôle peut être prescrit ou construit. La dimension Group renvoie à l’organisation des relations du groupe d’appartenance de l’individu avec les autres groupes sociaux. Ces relations se structurent en fonction de principes culturels de fermeture et d’ouverture, induisant des réseaux sociaux plus ou moins restreints ou étendus. Ainsi, quatre types d’institutions sociales se dessinent, que Mary Douglas qualifie de « hiérarchiques », « individualistes », « égalitaires » et « fatalistes »[6]. À sa suite, nous avons établi une typologie des familles reprenant la terminologie précisée ci-dessus pour qualifier leurs organisations domestiques, à savoir la structuration des rôles, des temps et des espaces dans la maison en vue d’y gérer les risques respiratoires. L’organisation domestique des familles dites « hiérarchiques » est justement caractérisée par un principe de hiérarchisation. Les membres du groupe domestique ont des rôles distincts, fixes et hiérarchisés dans la prise en charge de la maladie de l’enfant, tout comme le sont les différents temps (dont celui consacré au ménage) et espaces de la vie familiale : les lieux dans la maison sont hiérarchisés en fonction des risques qu’ils présentent pour l’enfant malade, la priorité étant donnée à sa chambre. L’organisation des familles « individualistes » répond à un principe d’équivalence de ces rôles, de ces temps et de ces espaces ; celle des familles « égalitaires » renvoie à un principe d’égalité, et celle des familles « fatalistes » n’est régi par aucun principe stabilisé.

Dans le cadre de notre thèse (Loizeau, 2022), la prise en compte de la dimension Group ou relations a permis d’analyser comment chaque famille attribue sa confiance pour prévenir au mieux les risques respiratoires, ou plus exactement dans quelle mesure elle s’en remet aux soignants de son enfant et quel crédit elle donne à leurs recommandations. La confiance accordée aux soignants va de pair avec une reconnaissance des risques plus ou moins conforme au raisonnement médical quant au lien entre le développement de la maladie et les germes de l’environnement. L’étude de la dimension Grid renseigne sur l’ascendance de l’autorité médicale et des normes sanitaires qu’elle promeut sur les autres préoccupations de la famille.

L’analyse culturelle contribue à expliciter la variabilité des conduites de prévention et leurs déterminants. Elle permet d’aborder les diverses manières dont les familles articulent leurs préoccupations liées à la santé et à l’environnement et dont elles les priorisent. Elle informe sur leur écocitoyenneté et son évolution en cas de maladie respiratoire chronique de l’enfant. Elle met en lumière certains des facteurs qui peuvent influencer l’éthique ou les pratiques écocitoyennes des familles.

Les résultats présentés à suivre s’appuient sur une enquête réalisée auprès d’une quarantaine de familles[7] composées dans l’ensemble de couples hétérosexuels avec un à trois enfants ; seules deux familles ont respectivement quatre et six enfants. On dénombre trois familles monoparentales, les enfants étant hébergés principalement ou exclusivement chez leur mère.

La plupart des familles résident dans des maisons individuelles dont elles sont propriétaires, conformément à la prédominance de cette forme d’habitat en Bretagne[8]. Quelques-unes sont locataires de maison ou d’appartement dans le parc privé ou social. Elles appartiennent globalement aux classes moyennes, des milieux les plus modestes aux plus aisés. Les caractéristiques économiques, sociales et culturelles des familles ne sont pas complètement homogènes. De plus, elles habitent dans des contextes environnementaux variés, ruraux ou urbains : elles sont installées dans un hameau de campagne ou dans le centre-ville historique d’une métropole, dans un lotissement de maisons individuelles ou dans un quartier d’immeubles collectifs, etc.

La faisabilité du recrutement des familles comportant des incertitudes[9], nous avons centré les critères d’inclusion sur la maladie de l’enfant, la mucoviscidose et l’asthme allergique persistant. Aucun n’a porté sur le milieu social d’appartenance de la famille ni sur le type de son habitat et de son environnement de vie. Nous n’avons pas davantage pris en compte la sensibilité écologique des parents de l’enfant malade. Nous nous appuyons sur un échantillon de familles ne cherchant pas à être représentatif en termes d’écocitoyenneté ou d’« habitus écologique » (Ginsburger, 2020). La question de l’attachement de la famille à l’environnement n’en a pas moins constitué un sujet de discussion à l’occasion d’un certain nombre d’entretiens.

Des styles de prévention et des pratiques écocitoyennes contrastées

Dans cette partie, nous présentons les résultats de notre analyse typologique quant aux styles de prévention domestique des risques respiratoires. Nous exposons notamment les quatre manières qu’ont les familles d’articuler leurs préoccupations liées à la santé et à l’environnement. Nous en précisons les implications concrètes sur la dimension écologique des pratiques domestiques, et par conséquent sur la dynamique d’évolution de l’écocitoyenneté de la famille.

La relégation des pratiques écocitoyennes au second rang

Dans un premier type de famille qualifiée de « hiérarchique », la maladie respiratoire chronique de l’enfant et les recommandations médicales se traduisent par une refondation des pratiques d’hygiène domestique de la « maison » sur la base d’une hiérarchisation de ses préoccupations : la santé devient prioritaire, notamment sur l’environnement.

Pour faire face à la maladie et prévenir les risques respiratoires, les familles « hiérarchiques » placent principalement leur confiance dans l’autorité médicale soignante de l’enfant : elles choisissent de se laisser guider en premier lieu et de façon durable par son pneumopédiatre, souvent accompagné de sa puéricultrice-référente dans le cas de la mucoviscidose, ainsi que par tous les professionnels de santé (dont la conseillère médicale en environnement intérieur ou CMEI) introduits par les soignants, et légitimés auprès des parents. Elles souscrivent au raisonnement et au discours portés par les soignants en termes d’attribution des risques respiratoires.

Elles considèrent que le meilleur moyen de lutter contre le développement de la maladie et ses manifestations symptomatiques est de centrer leur action sur l’élimination et l’évitement de la présence de germes dans le logement : elles se concentrent sur le contrôle sanitaire de l’environnement domestique. Elles privilégient les normes médicales et sanitaires sur les normes environnementales et les bonnes pratiques de gestion des ressources énergétiques, de l’eau et des déchets, quand ces deux univers normatifs ne sont pas concordants.

L’ensemble des mesures prises par la famille de Constance[10] pour prévenir les risques respiratoires à la maison donne un exemple de cette hiérarchisation des préoccupations et des normes sanitaires et environnementales. Constance est atteinte de mucoviscidose. Au moment de l’entretien, elle a 8 ans et habite une maison située au bord d’un canal, avec ses parents et son frère aîné.

Avant l’annonce de sa maladie[11], sa mère explique que « le ménage n’était pas fait »[12] et que « c’était l’été, et en fait les oiseaux venaient manger des miettes dans la maison ». Elle évoque un mode de vie et des manières d’habiter en harmonie avec les éléments de son environnement, également à travers les précisions qu’elle donne sur les habitations de son frère et de sa sœur : la maison de l’oncle de Constance est pleine de plantes et d’aquariums, et sa tante a des chevaux. Or les plantes, les aquariums et même les chevaux (quand on les brosse) sont des sources d’émission de moisissures ou de bactéries particulièrement redoutées dans la mucoviscidose.

Comprenant « qu’il faut que tout soit propre » à la suite des recommandations des soignants et de la CMEI, les parents de Constance ont radicalement changé leurs habitudes d’aménagement et d’entretien de leur maison, sa mère notamment se transformant en « femme de ménage de la maison » : elle s’astreint depuis à un ménage rigoureux auquel elle consacre un temps conséquent (environ quatre heures par semaine) selon une planification spécialement aménagée. Elle respecte le protocole de javellisation des siphons des appareils sanitaires. Elle a longtemps nettoyé et désinfecté les sols à l’eau de Javel : « je passais la Javel donc dans la chambre de ma fille, et dans cette pièce-là [le séjour], toutes les semaines en fait, avec un premier lavage, un passage de Javel et un rinçage de Javel, ce qui est contraignant ». Les recommandations s’étant assouplies depuis, elle ne procède plus ainsi que pour le sol de la salle de bain.

Cette mise au diapason des pratiques ménagères s’est accompagnée d’un renoncement à l’installation de dispositifs dans la maison ou à l’extérieur témoignant des préoccupations écologiques de la famille, notamment en termes de gestion des ressources en eau : suivant les conseils des soignants, les parents de Constance n’ont pas maintenu leur projet d’aménagement de toilettes sèches et ont abandonné la mise en place d’une cuve de récupération des eaux de toiture dans le jardin par exemple. Ils ont tout de même continué à composter leurs déchets alimentaires, mais en prenant des précautions. Plutôt que d’être stocké dans le placard sous l’évier, le récipient contenant les épluchures de fruits et de légumes est désormais posé à l’extérieur, sur le rebord de la fenêtre, et vidé tous les jours, ce qui permet d’éviter que les moisissures s’y développant ne viennent polluer l’air intérieur de la maison.

La façon dont les parents de Constance ont fait évoluer leurs manières d’habiter au regard de la maladie respiratoire chronique de leur fille illustre le fait que les familles dites « hiérarchiques » relèguent leurs pratiques domestiques écologiques au second rang : elles passent après les pratiques d’hygiène recommandées par les soignants. Elles mettent en sourdine leurs aspirations écocitoyennes face à la responsabilité qui leur incombe de préserver la santé respiratoire de leur enfant, et ce d’autant plus qu’elles font du contrôle sanitaire de leur cadre de vie la condition sine qua non de cette santé.

Le maintien de pratiques écocitoyennes adaptées

Pour les familles que l’on qualifie d’« individualistes », la maladie respiratoire chronique et ses implications s’inscrivent dans la continuité de la vie familiale et de ses pratiques domestiques ordinaires. Ces familles mettent en perspective la santé de l’enfant au regard de leurs autres préoccupations, à savoir celles relatives à la sociabilité ou à l’environnement. La mère d’Éléonore (mucoviscidose) l’exprime ainsi : « on essaie aussi de respecter un peu la planète ! Mais bon, au CRCM [Centre de ressources et de compétences de la mucoviscidose] ils nous disent : “Vous, vous ne vous souciez pas de ça, vous essayez de ne pas trop prendre ça en compte.” Mais bon, après c’est une conviction personnelle aussi, enfin il faut essayer de concilier le tout… »

Les familles font preuve d’une confiance critique à l’égard de l’autorité médicale soignant leur enfant. Elles entendent et comprennent le lien probable et possible entre la contamination de l’environnement intérieur de leur logement et le développement des manifestations respiratoires pathologiques de l’enfant. Elles prennent du recul quant à cette relation causale entre santé et environnement : elles en tiennent compte tout en la relativisant. Elles considèrent notamment que l’action sur le corps de l’enfant (sa bonne hydratation, sa bonne alimentation, son bon entretien physique) et l’attention portée à son état affectif et psychologique sont tout aussi importantes que l’action sur son environnement de vie pour le protéger de sa maladie.

Les normes médicales et sanitaires spécifiques à la maladie sont mises en concurrence avec d’autres normes, dont les normes environnementales : les familles cherchent à les concilier dans cette situation de maladie de l’enfant constituant leur quotidien. Dans ces conditions, elles adaptent leurs pratiques d’hygiène domestique existantes pour y intégrer les recommandations médicales qui leur sont adressées, sans renoncer ou le moins possible à leurs convictions écocitoyennes.

La maison des parents de Pierre, leurs manières d’habiter et leurs pratiques domestiques illustrent la négociation à l’œuvre entre les normes sanitaires et environnementales dans les familles « individualistes ». Souffrant de mucoviscidose, Pierre a deux ans et demi au moment de l’enquête. Il habite avec ses parents et leur chien dans une petite maison en pierres, en bordure de l’enclos de l’église d’une commune rurale bretonne.

Son père l’a presque entièrement rénovée de ses mains juste avant la naissance de son fils en mettant en œuvre les techniques d’écoconstruction qui lui sont chères. Il a privilégié des matériaux naturels et biosourcés tels que le bois pour les structures porteuses, les menuiseries intérieures et les revêtements de sols. Il a opté pour des enduits de chanvre et de chaux, et il a réalisé quelques cloisons à colombage avec un torchis constitué d’un mélange de terre et de paille. L’annonce de la mucoviscidose de Pierre a interpelé ses parents quant aux risques que leurs choix constructifs pouvaient éventuellement faire courir à leur fils malade. Son père expose ses doutes : « Quand on le met en œuvre, au début, au niveau de la paille, ça travaille un peu quand même, donc ça peut moisir un peu le temps que ça sèche bien. Mais après une fois que c’est bien sec, on fait un enduit avec de la terre. C’est de la terre qu’on récupère, et c’est de la paille, enfin… Je ne sais pas. Est-ce que… ? Non, mais je pense qu’il n’y a pas de souci. »[13] Il maintient un discours sans équivoque concernant l’importance qu’il accorde à la biodiversité et à son respect. Il a récemment installé des toilettes sèches et s’en justifie ainsi : « Bon, il n’y a pas d’odeurs. Après, ça fait un tas avec le fumier là-bas [dans le jardin]. Et puis non, on consomme moins d’eau et puis ça fait du compost de bonne qualité. Il ne faut pas s’en priver je trouve. Bon voilà, après c’est tout le cycle de l’eau. C’est les stations d’épuration, c’est tout ce qui part dans les rivières. Oui, c’est plein de choses ». Ces toilettes se trouvent néanmoins sous le plancher du séjour, dans la cave à laquelle Pierre ne peut pas avoir accès sans ses parents : ces derniers ajustent leurs lieux de vie et leurs pratiques en fonction des risques pour leur fils, sans pour autant délaisser leurs convictions écologiques.

Chez Pierre, le ménage n’est pas effectué systématiquement selon un rythme régulier, mais davantage au besoin, quand la maison commence à être un peu poussiéreuse ou sale. Ses parents ont conservé leurs produits de nettoyage et de désinfection habituels, de l’eau chaude et du vinaigre blanc ou du savon noir pour laver les sols. Ils ont reçu des consignes relatives à l’utilisation de l’eau de Javel comme désinfectant au même titre que les autres familles, mais ils les ont discutées et négociées : « ils [les soignants] nous ont dit : “Faut bien désinfecter…”. Puis ils nous ont dit avec de l’eau de Javel. Puis après, petit à petit, on a dit : “Mais on a vu que d’autres produits tuaient aussi les bactéries…”. Et puis maintenant ils ont compris comment on fonctionne donc ils me disent que le vinaigre blanc c’est très bien ». Le recours à l’eau de Javel est limité à quelques circonstances très particulières, si jamais il arrive au chien de faire ses besoins dans la maison par exemple, et même les siphons des appareils sanitaires sont désinfectés avec du vinaigre blanc.

Les familles « individualistes » maintiennent leurs pratiques domestiques écocitoyennes face aux pratiques d’hygiène recommandées en convoquant des arguments émis par d’autres instances scientifiques que l’autorité médicale soignante. Ils cherchent à les adapter de façon contextualisée et subtile dans l’intérêt de la santé de leur enfant.

L’exclusion de pratiques écocitoyennes discréditées

Les familles « égalitaires » renvoient à un troisième type de famille pour lequel la question de l’écocitoyenneté n’est que peu ou pas abordée au cours des entretiens. Sur les 13 parents (pères, mères) ou couples parentaux interviewés[14], seule la mère de Jules (mucoviscidose) indique qu’elle aurait bien fait du compost et qu’elle « aurait bien fait ça aussi, mettre un poulailler, mais le CRCM a dit : “Ah non, non, surtout pas, surtout pas !” ». Bien que Jules ait 12 ans et qu’il ne s’approcherait aujourd’hui ni du composteur ni du poulailler qui auraient pu être installés bien à l’écart sur un terrain de plusieurs milliers de mètres carré, les décisions prises à sa naissance dans le but de bannir les risques respiratoires de la maison ne sont pas rediscutées.

À l’annonce de la mucoviscidose de l’enfant ou au diagnostic de son asthme, les familles « égalitaires » sont fortement et surtout plus durablement déstabilisées que les autres par la maladie. Elles en redoutent les incidences sur la santé et tout autant les implications affectives et sociales sur la vie des membres de la famille. Il s’agit de préserver celle-ci de l’emprise de la maladie : « moi mon but en fait c’est que la maladie ne prenne pas le dessus sur notre vie. On est d’abord une famille. » (la mère de Malo, 3 ans, mucoviscidose)

Cette concentration sur la protection de la famille et l’exclusion de la maladie conduit à une action très forte sur l’environnement domestique relevant de l’hygiénisme. Les familles se focalisent sur le germe d’environnement le plus redouté, le pseudomonas aeruginosa[15] pour la mucoviscidose et les acariens dans le cas de l’asthme allergique persistant[16]. Ces « ennemis » sont ceux désignés comme les plus dangereux pour l’enfant par le corps médical et soignant spécialiste de la maladie, mais aussi et surtout par la communauté de malades dans laquelle la famille s’inscrit, soit la « famille muco »[17] (la mère de Fanny, 17 ans) et le « nous asthmatiques » (la mère de Marie et Héloïse, 14 et 16 ans).

Les familles adoptent le point de vue de cette communauté à laquelle elles attribuent leur confiance de manière exclusive : elles adhèrent à ses normes médicales et sanitaires, tout autre système normatif étant écarté de fait. Elles sélectionnent ainsi les moyens les plus sûrs et les plus efficaces parmi ceux qui leur sont proposés pour lutter contre les germes environnementaux, sans que des considérations autres que la préservation de la santé de l’enfant et la sauvegarde de la famille ne puissent advenir.

La famille d’Emma se distingue par sa concentration sur les normes sanitaires à l’exclusion de tout autre pour choisir ses pratiques domestiques. Emma a 8 ans et souffre de mucoviscidose. Avec son frère aîné et ses parents, elle habite une maison située dans une partie de la Bretagne régulièrement touchée par des problèmes importants de pollution de l’eau. Pourtant, sa famille n’avance aucun argumentaire de type écologique afin de justifier l’arbitrage opéré entre l’eau de Javel ou assimilé et le vinaigre blanc comme produit de désinfection des eaux potentiellement souillées de la maison.

Quand nous la rencontrons, la mère d’Emma utilise l’eau de Javel depuis la naissance de sa fille. Elle vient d’assister à un atelier de sensibilisation à l’hygiène domestique organisé lors d’une assemblée nationale de Vaincre la Mucoviscidose, une association à laquelle les parents d’Emma adhèrent depuis ses premiers mois. À cette occasion, elle s’est laissée convaincre par les puéricultrices et la CMEI du CRCM de Rennes–Saint-Brieuc (celui de sa fille) que « la Javel, c’était quand même un produit qui était quand même assez nocif [en termes d’irritation respiratoire], et que le vinaigre blanc était plus naturel et était suffisant pour traiter les bactéries »[18] à la maison. Son mari (le père d’Emma) lui faisant aussi remarquer que l’eau de Javel détériore l’inox et les siphons, elle a donc acheté du vinaigre blanc en bidon de 5 litres. Or à l’assemblée d’une délégation territoriale de Vaincre la mucoviscidose peu de temps après, elle a appris d’une patiente adulte, scientifique de formation et de métier et membre actif de l’association, que « pour l’instant, le vinaigre blanc, il n’y avait pas de preuve comme quoi il était efficace à 100 % contre la lutte pour le Pyo [le pseudomonas aeruginosa]. Et donc du coup il fallait remettre en place la javellisation ». La mère s’est alors retournée vers une marque de produits désinfectants hospitaliers, pour tout de même « avoir le même effet que la Javel, mais moins agressif en termes pulmonaires ».

Pour les familles « égalitaires », l’argument de la plus grande et de la meilleure garantie contre « l’ennemi » prend le dessus et ne laisse place à aucun autre, quand bien même il a trait à des risques respiratoires, mais jugés moindres. Par conséquent, ces familles excluent de manière implicite de leur raisonnement les considérations environnementales, et de leurs pratiques celles qui seraient écocitoyennes si ce ne sont pas les plus sûres et les plus efficaces pour protéger l’enfant malade.

Des pratiques écocitoyennes aléatoires

Les familles dites « fatalistes » sont des familles contrôlant difficilement la peur que leur inspire la maladie de l’enfant pour sa santé et pour sa vie. Peu assurées dans leurs relations sociales, elles font preuve d’une confiance versatile ou oscillante entre l’autorité médicale soignante de leur enfant et leur entourage proche (une mère, une sœur, une amie, une aide-ménagère), c’est-à-dire entre des approches expertes et profanes des risques respiratoires et des manières de les prévenir. Cette peur ainsi que la fragilité ou l’instabilité de leurs affiliations participent d’une attribution confuse des risques de la part des familles : ces dernières ont tendance à en majorer certains, liés aux virus hivernaux par exemple, et à en minorer d’autres pouvant pourtant être prouvés comme dans le cas de l’asthme allergique aux acariens.

Elles se montrent hésitantes quant aux pratiques d’hygiène domestique les plus appropriées à mettre en œuvre dans l’intérêt de la santé respiratoire de l’enfant. Elles peuvent en changer au gré des informations qui leur parviennent, selon qu’elles se trouvent sollicitées à ce sujet par les soignants ou bien par le milieu dans lequel elles évoluent. Étant donné la relative désorganisation de leurs conduites, les pratiques domestiques écologiques des familles fluctuent tout autant et même davantage que celles liées à l’hygiène. De plus, elles sont d’une importance secondaire, la santé de l’enfant prévalant sur la préservation de l’environnement.

L’inconstance des pratiques domestiques d’hygiène et écocitoyennes de la famille d’Alice et Ariane est un exemple de l’hésitation récurrente entre les normes sanitaires et environnementales propre aux familles « fatalistes ». La mère de ces deux petites filles, qui ont respectivement 2 et 7 ans et qui souffrent de mucoviscidose, revendique une sensibilité à l’environnement et des pratiques écocitoyennes qu’elle tient de l’éducation reçue de sa mère « très sensible de toute façon à tout ce qui est écologie, environnement, biodiversité… »[19]. Elle précise : « moi quand j’étais petite, mes parents faisaient déjà le tri du verre et du papier. […] Et donc, oui je pense que j’ai toujours été quand même sensible à ça. Ma mère utilisait les trucs de sa mère pour faire le ménage aussi, elle n’a jamais été fan des trucs trop chimiques, les trucs avec des parfums vous voyez tout ça là. » Malgré cette conscience écologique acquise dès l’enfance, elle constate néanmoins : « on a dû plutôt apporter justement de la Javel. » Elle a accommodé ses pratiques aux recommandations du CRCM pendant plusieurs années. Au moment de l’entretien, elle s’apprête à en changer selon de nouvelles consignes relatives à la substitution du vinaigre blanc à l’eau de Javel : en se conformant de nouveau aux conseils des soignants, elle opère un retour à des pratiques plus fidèles à son éthique écocitoyenne. En revanche, cette dernière est toujours mise à mal par l’achat d’eau minérale depuis 7 ans parce qu’il ne « faut pas boire d’eau du robinet. Donc du coup, eau minérale. Donc du coup bouteilles plastiques », alors qu’elle soutient que « moi c’est des trucs que je n’achetais jamais avant. Mais vraiment ça ne me serait pas venu à l’idée d’acheter des petites bouteilles d’eau. Et du coup maintenant j’en achète, parce que voilà c’est quand même pratique ».

Les pratiques domestiques écocitoyennes des familles « fatalistes » sont très aléatoires et relativement soumises au contexte médical et social dans lequel est pris en charge l’enfant malade. Selon ce dernier, l’écocitoyenneté familiale peut se trouver affaiblie de manière significative.

La prévention médicale des risques et la dimension écocitoyenne des pratiques d’hygiène domestique

Des pratiques écocitoyennes contrariées dans la mucoviscidose

Les différentes dynamiques d’évolution des pratiques écocitoyennes des familles à l’épreuve de la maladie sont illustrées à partir de cas d’enquêtés appartenant au groupe « Mucoviscidose ». Dans cette maladie, l’atteinte pulmonaire sous l’effet de germes courants dans l’environnement intérieur du logement est irréversible et létale en l’absence de traitements médicamenteux permettant de maîtriser son développement[20]. Cette réalité clinique oblige la communauté médicale et scientifique à se mobiliser autour de la production et de la diffusion de recommandations de bonnes pratiques (Langeard et Minguet, 2018). Elle tend à majorer l’attention que les familles portent aux recommandations médicales et à leur prise en compte. Le tout accentue la lisibilité des processus à l’œuvre en termes d’écocitoyenneté familiale dans la situation de maladie respiratoire chronique.

Dans la mucoviscidose, les recommandations médicales de bonnes pratiques visent à améliorer la qualité de l’air intérieur du logement afin de lutter contre les risques inflammatoires, à savoir l’irritation des bronches de l’enfant malade sous l’effet des variations de l’hygrométrie (nécessitant d’agir sur l’aération, la ventilation et le chauffage), des parfums des produits de ménage et de désodorisation (comme l’encens ou les huiles essentielles), des composés organiques volatils émanant des matériaux de revêtement et du mobilier (les colles utilisées pour les parquets par exemple), etc. Elles servent surtout à éviter ou supprimer les traces de moisissures et les réservoirs de bactéries dans la maison, pour ne pas risquer que ses poumons ne s’infectent et soient colonisés par des pathogènes diffusés dans l’air sous forme d’aérosols, tels que l’aspergillus fumigatus et le pseudomonas aeruginosa résistant aux antibiothérapies sur le long terme.

La désinfection de l’eau et des surfaces (des appareils sanitaires, des joints de carrelage et de faïence, etc.) devient un enjeu crucial introduisant une contradiction forte aussi bien en termes de qualité de l’eau que de qualité de l’air. D’une part, l’eau est surconsommée pour le nettoyage et le rinçage des éléments à désinfecter, en plus d’être polluée par les produits utilisés devant être efficaces. Face à son cadet ne tirant plus systématiquement la chasse d’eau des toilettes à la suite d’une sensibilisation à l’écologie au collège « où on leur dit qu’il ne faut pas tirer la chasse trop souvent… parce que pour l’économie de la planète… », la mère de Charlie (mucoviscidose) entend les arguments de son fils par rapport au fait de simplement uriner ou « par rapport aux chasses 3 litres, 6 litres ». Toutefois, elle maintient que « chez nous il vaut mieux tirer la chasse d’eau » tout le temps. D’autre part, l’air est régulièrement surchargé en molécules irritantes qu’elles se dégagent de l’eau de Javel ou du vinaigre blanc, même s’il est évidemment conseillé d’ouvrir les fenêtres au moment de l’application des protocoles de désinfection.

Veiller à la qualité de l’eau peut avoir un impact négatif sur la qualité de l’air intérieur et la santé respiratoire même de l’enfant malade, et de plus ou moins tous les membres du foyer selon les styles de prévention. Prendre en compte les recommandations médicales peut également s’avérer contradictoire concernant les pratiques écocitoyennes. Réguler l’hygrométrie intérieure induit de respecter des températures de chauffage dans les différentes pièces de la maison (autour de 19 °C dans le séjour et moins dans les chambres), ce qui est vertueux en termes de santé et d’économie d’énergie. Protéger l’enfant des bactéries suppose par exemple de ne pas utiliser de savon en pain, mais liquide dans un contenant à jeter et non à recharger. Cela pose la question de la consommation de matières plastiques et de leur recyclage, et en général celle des déchets domestiques et de leur gestion en lien avec les soins, mais aussi la prévention des risques.

Les recommandations médicales ont des implications ambigües au regard des pratiques écologiques. Dans le cas de la mucoviscidose, souvent elles contrarient, réfrènent, occultent ou désorientent l’écocitoyenneté domestique de la famille, et ce d’autant plus que cette dernière n’a que rarement le choix du centre de soins de son enfant : elle est dirigée vers le CRCM le plus proche de son domicile. Or, chaque CRCM développe une approche originale de la prévention des risques : l’équipe pluridisciplinaire statue sur les recommandations à privilégier et dispose de moyens différents pour les diffuser. Parmi les parents que nous avons interviewés, ceux dont les enfants sont suivis au CRCM de Roscoff depuis leur naissance (de la fin des années 1990 à 2017) témoignent avoir reçu des conseils de désinfection à l’eau de Javel. Sur la même période, ceux dont les enfants ont été pris en charge par le CRCM de Rennes–Saint-Brieuc évoquent une transition de l’eau de Javel au vinaigre blanc depuis le milieu des années 2010, une transition officialisée début 2019 par un courrier adressé à toutes les familles.

Des pratiques écocitoyennes favorisées dans l’asthme

À l’inverse de la mucoviscidose, l’asthme allergique persistant est une maladie pour laquelle il existe la possibilité d’un contrôle des manifestations pathologiques par des traitements médicamenteux de fond et d’urgence[21]. Une désensibilisation à l’allergène en cause peut être proposée, et l’asthme peut aussi « s’endormir » : ses symptômes s’atténuent ou disparaissent spontanément avec le temps. Cette différence de perspective par rapport à la mucoviscidose est probablement l’un des facteurs qui contribue dans l’asthme à laisser au pneumologue, à l’allergologue ou autre spécialiste qui suit l’enfant l’initiative d’adresser ou non des recommandations de bonnes pratiques à ses parents, et de décider lui-même des conseils qu’il donne le cas échéant. De plus, la famille est généralement en mesure de choisir le soignant de son enfant : dans un parcours de soin peu structuré, elle dispose d’une liberté qui peut lui permettre d’opter pour le médecin dont les propositions de soins et de prévention lui paraissent les plus en adéquation avec ses attentes. Chaque famille d’enfant asthmatique se trouve dans une situation singulière au regard des recommandations de bonnes pratiques.

Dans le cadre de notre enquête, le suivi médical des enfants asthmatiques est assuré par une pneumopédiatre, à savoir une pneumologue spécialisée en pédiatrie. Elle travaille depuis 2012 avec une CMEI. Toutes deux forment l’équipe prescriptrice. La pneumopédiatre s’attèle à diffuser quelques recommandations de façon succincte lors des premières consultations pour toutes les familles. Ses conseils sont ensuite approfondis pour celles qui reçoivent la visite de la CMEI à leur domicile, ou encore éventuellement à l’occasion d’une séance d’éducation thérapeutique collective à l’École de l’asthme de Rennes. Cette équipe s’accorde sur la nature des recommandations à promouvoir. Afin de lutter contre les acariens, elle privilégie des moyens mécaniques. Pour la literie de l’enfant (matelas, oreiller et couette), elle conseille si possible d’investir dans des housses dont la finesse du tissage ne permet pas aux acariens de s’installer dans le matelas. Elle préconise un lavage régulier de la couette (environ tous les trimestres), mais pas forcément à haute température pour tuer les acariens, l’essentiel étant plutôt d’éliminer les squames dont ils se nourrissent. Concernant le ménage, elle insiste sur le dépoussiérage à l’aide de l’aspirateur, ainsi que sur les produits de nettoyage non agressifs pour les voies respiratoires. Sans nécessiter d’introduire des protocoles de désinfection, globalement leurs recommandations ne présentent pas de contradictions majeures avec des pratiques domestiques qui se voudraient écologiques.

De plus, s’agissant de l’asthme allergique, les enfants ont souvent des réactions immédiates, notables et parfois spectaculaires au contact d’acariens ou en cas d’inhalation de parfums et de molécules de synthèse. Ils déclenchent des crises d’asthme au moment même où ils fréquentent un lieu au sol recouvert de moquette, empli de tissu d’ameublement (tapis, rideaux, etc.) ou désodorisé avec un diffuseur d’odeurs automatique par exemple. Ils sont fréquemment sensibles au plan dermatologique aux lessives et aux produits corporels (shampoing, crème, etc.). Cette expérience directe des agents pathogènes et de leurs effets instantanés et visibles sur la respiration et parfois sur la peau de l’enfant permet aux parents de repérer et d’analyser eux-mêmes ce qui lui pose problème, en amont ou en complément des recommandations médicales. Ils constatent que les produits à la composition chimique élaborée sont souvent en cause. Ils se tournent alors vers des produits « bio », achetés ou fabriqués comme la lessive à base de paillettes de savon de Marseille : « dans la chambre d’Anatole, on n’utilise pas de produits. En fait soit elle [l’aide-ménagère] utilise du bicarbonate, vous savez le truc un peu bio, pour nettoyer. Sinon elle passe que de l’eau. De l’eau chaude, mais de l’eau. On ne met pas de produits trop forts si vous voulez… parce que sinon ça gêne aussi pour les bronches. » (la mère d’Anatole, 17 ans, asthmatique) Ainsi, l’asthme allergique est plus susceptible d’induire des pratiques écologiques que la mucoviscidose : pour cette maladie, la relation de cause à effet entre les germes de l’environnement et les manifestations pathologiques de l’enfant n’est jamais observée, sauf à ce qu’il souffre également d’asthme.

Étant donné les spécificités de l’asthme allergique et les caractéristiques de la prévention médicale des risques dont bénéficient les enfants de notre échantillon, cette maladie respiratoire chronique tend à révéler ou à conforter l’écocitoyenneté de la famille. Il y a convergence entre les perspectives des recommandations de santé et celles des pratiques écologiques.

Âgé de 9 ans, Neil est le benjamin d’une fratrie de trois enfants, deux filles et un garçon. Sa famille habite une maison dans laquelle vivent aussi un chien et un chat. Un poulailler et un composteur se trouvent au fond du jardin. Neil avait entre deux ans et demi et trois ans quand il a commencé à être suivi par la pneumopédiatre ayant diagnostiqué son asthme. Elle a d’emblée proposé à sa mère la visite à domicile de la CMEI. Ses parents l’ont rapidement reçue chez eux et ont modifié leurs pratiques d’aménagement et d’entretien de leur logement pour tenir compte de ses recommandations : « il y a des habitudes qu’on a prises qu’on n’avait pas avant. On a évolué dans notre façon de faire, et on a fait ça progressivement, et en fait on se rend compte que ça devient naturel en fait. Ça devient systématique, au début on le prend comme une contrainte peut-être, mais… ça devient facilement une habitude. »[22] La famille a refondé ses pratiques d’hygiène domestique en épurant son espace intérieur des « nids à poussière » (tapis et rideaux), en passant l’aspirateur et en aérant quotidiennement, en se débarrassant de tous les produits qui irritent les bronches de l’enfant malade. À ce propos, sa mère s’explique :

« avant j’avais tendance à utiliser des produits d’entretien du commerce, de l’adoucissant, enfin des lessives industrielles et c’est vrai que du coup ça a été l’occasion de s’y mettre, mais… voilà, maintenant ce n’est pas une contrainte du tout. […] Neil a une sensibilité plus importante que d’autres avec son asthme par rapport aux poumons, à la façon de respirer… Après je me suis dit que si lui était sensible et que ça le gênait, ce n’était pas spécialement bon pour nous non plus sans qu’on s’en aperçoive, et que c’est aussi bien… voilà. C’était une façon pour nous de, enfin c’était une occasion peut-être de passer plus vite à des produits d’entretien plus sains rapidement… Voilà. Et maintenant […] même si on me dit : “oui ce n’est pas utile de les utiliser parce que pour x raisons par rapport à Neil”, je ne reviendrai jamais sur mes produits d’avant en fait ».

Sous l’impulsion de la maladie, de ses manifestations et des conseils reçus, la famille a progressivement cheminé vers des pratiques domestiques en adéquation avec la santé respiratoire et par ricochet avec la préservation de l’environnement. Les mouchoirs en papier dont Neil a besoin eu égard à sa rhinite chronique sont compostés. Sa mère achète des produits corporels artisanaux. Avec la lessive qu’elle fabrique à partir de savon de Marseille pris à la Biocoop®, elle procède à un lavage du linge sélectif, se concentrant sur les affaires de son fils. Elle fait sécher un « maximum dehors pour les acariens », ne se servant quasiment plus de son sèche-linge et faisant ainsi des économies d’énergie. La santé est bien la priorité de cette famille, mais l’asthme de l’enfant l’a engagée en parallèle dans une dynamique de pratiques écocitoyennes appelée à perdurer, dans une consommation moindre, ajustée et maîtrisée : avec la prévention des risques respiratoires, « il y a des choses qui se mettent en place et puis on ne reviendrait pas dessus. […] On s’est aperçu qu’on avait peut-être le nez un peu moins pollué de parfums de synthèse et qu’on ressentait justement plus de choses à force de vivre dans une maison où justement il n’y a pas beaucoup de parfums ». La famille de Neil semble même avoir gagné en qualité de vie, en respirant un air assaini et en tenant compte de ses différentes préoccupations.

La mucoviscidose et l’asthme donnent lieu à des situations de maladie comparables dans le sens où les familles d’enfants atteints de ces pathologies ont à prévenir des risques respiratoires domestiques. Elles présentent néanmoins une différence majeure en termes de contrôle de l’atteinte respiratoire par des traitements médicamenteux : ce contrôle est fiable dans le cas de l’asthme, encore à prouver dans le cas de la mucoviscidose. Leur comparaison montre que l’engagement écocitoyen de la famille est en partie dépendant de la nature des risques propres à chaque maladie et de la manière dont cela oriente les soignants dans le choix des recommandations à promouvoir.

À ce sujet, les professionnels de santé ont deux préoccupations essentielles. Ils recherchent l’adhésion et la compliance des malades et de leurs proches aux recommandations médicales (Ravilly, 2005) : ils se soucient notamment des réticences que l’absence de preuve de leur efficacité peut générer quant à leur mise en application. Ils se préoccupent également de leur « faisabilité et praticité sur le terrain » (Gangneux, 2018). Dans cet objectif, l’attention à porter aux sensibilités environnementales de la personne atteinte d’une maladie respiratoire chronique et de sa famille est une piste de réflexion à considérer dans le contexte sociétal actuel de prise en charge de ce type de pathologie.

Conclusion

La prise en compte par la famille de la maladie respiratoire chronique de son enfant et des recommandations médicales de prévention des risques respiratoires a des implications sur ses pratiques d’hygiène domestique, y compris dans leur dimension écologique. L’écocitoyenneté familiale prend forme selon ses manières d’être et de faire, ou autrement dit les principes qui dirigent ses conduites. Elle procède de la façon dont la famille articule ses préoccupations liées à la santé et à l’environnement et dont elle considère et concilie sa responsabilité individuelle de préservation de la santé de son enfant et sa responsabilité collective de préservation de l’environnement.

En comparant et en analysant les pratiques d’hygiène domestique de familles dans le cas de la mucoviscidose et de l’asthme qui sont deux pathologies aux perspectives différentes en termes de létalité, l’article souligne que les caractéristiques et les enjeux spécifiques à chacune d’elles influencent diversement l’écocitoyenneté familiale. En fonction de ces données, les soignants, les équipes médicales ou même les associations de malades et de proches sélectionnent tel ou tel type de recommandations de bonnes pratiques du point de vue de la santé respiratoire.

L’article interroge donc la responsabilité incombant à l’autorité médicale quant aux pratiques écocitoyennes des familles dans un contexte sociétal où les enjeux environnementaux font partie des préoccupations grandissantes de nombre d’entre elles et entrent en ligne de compte dans la définition de leur qualité de vie. Il remet également en question la responsabilité individuelle du ou des soignants selon la façon dont est structurée la prise en charge médicale de l’enfant malade, selon que la famille a la possibilité ou non de choisir son médecin et a fortiori la prise en compte de ses valeurs environnementales dans les directives de soin et de prévention qui lui sont adressées.