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Introduction

Alors que la consommation d’énergie des ménages québécoise pouvait être autrefois analysée comme un indicateur de progrès technique et social (Metton, 1969), sa réduction est aujourd’hui au fondement des stratégies de lutte contre les changements climatiques. La transition énergétique, qui désigne l’abandon de l’énergie produite à partir de combustibles fossiles au profit de sources d’énergie renouvelable, décuplera les besoins en électricité de la province. Ce virage vers une société neutre en carbone s’effectue, au Québec, dans un contexte où le secteur résidentiel est en grande partie décarboné dû à l’héritage hydroélectrique dont jouit la province. Néanmoins, la demande provenant de l’industrie, la conversion des bâtiments au chauffage électrique et l’électrification du transport poseront un défi majeur d’approvisionnement en électricité. On estime que la province pourrait nécessiter plus de 100 TWh additionnels, soit plus de la moitié de sa production annuelle, pour atteindre la carboneutralité à l’horizon 2050 (Dunsky, 2021). Abandonner les énergies fossiles tout en accommodant ces nouveaux besoins passe par un bouquet de stratégies, incluant la réduction de la demande en énergie des différents secteurs.

Le secteur résidentiel représente plus de 20 % de la consommation totale d’énergie de la province (Whitmore et Pineau, 2023). Sous cette perspective, le mode de vie des ménages est placé au cœur des transformations requises pour lutter contre les changements climatiques, une responsabilité partagée avec les gouvernements, entreprises, industries et organisations de la société civile. La reconnaissance de cette responsabilité n’évacue pas son caractère différencié. Les ménages les plus aisés consomment davantage d’énergie que les ménages au revenu modeste et sont disproportionnellement responsables des émissions de gaz à effet de serre (Whitmore et Pineau, 2023). Reconnaître cette responsabilité n’équivaut pas à gommer l’effet de contrainte exercé par les réalités économiques, matérielles, sociales et normatives dans lesquelles évoluent les ménages (Martin et Gaspard, 2017). Plutôt, une meilleure compréhension de l’ensemble des pratiques et des routines à la source de la consommation d’énergie pourrait faciliter la mise en place de programmes et de politiques visant à soutenir les ménages dans l’adoption de modes de vie plus durables.

Cet article s’appuie sur l’approche par les pratiques sociales (Shove et al., 2012 ; Warde, 2005 ; Gram-Hanssen, 2011), qui considère la demande en énergie comme étant le résultat de pratiques de la vie quotidienne : cuisiner, travailler, se laver, se réchauffer, s’éclairer, prendre soin de soi et de sa famille, etc. Ces pratiques façonnant et reflétant l’environnement social dans lequel les ménages évoluent, l’analyse accordera un rôle de premier plan aux relations sociales et aux dynamiques familiales. Comme Hargreaves et Middlemiss (2020) l’ont montré, la demande en énergie est influencée par les relations entretenues avec la famille et les proches, le voisinage, le propriétaire du logement, les fournisseurs d’énergie, les institutions et la communauté. Cette demande est plus largement structurée par les relations de dépendance et de responsabilité qui unissent les êtres humains entre eux et à l’environnement, et qui engendrent l’impératif de sa réduction (Böhme et al., 2022 ; Damgaar et al., 2022).

À partir d’une analyse secondaire d’ateliers de co-création, cet article propose de dégager le rôle joué par les relations sociales dans l’adoption de pratiques écoénergétiques. Ces pratiques concernent dans cet article l’ensemble des gestes favorisant une diminution de la consommation d’énergie, comme la réduction du chauffage, de l’éclairage, de la durée et de la fréquence des douches, etc.[1] L’objectif sera de mieux comprendre comment les relations entre les membres du ménage[2] et les relations entretenues à l’extérieur du foyer influencent la consommation d’énergie. L’attention accordée à la maîtrise de la consommation permettra en retour de dévoiler comment ces pratiques contribuent à façonner la vie familiale et la vie de couple.

La prochaine section introduira le cadre conceptuel en abordant la contribution de l’approche par les pratiques sociales à l’étude de la consommation d’énergie. Le rôle de la famille et des proches dans l’apprentissage, la transmission et l’évolution de ces pratiques sera abordé à travers le concept de « communauté de pratiques ». Les écrits mettant en exergue la dimension relationnelle des pratiques de la vie quotidienne seront présentés, pour ensuite effectuer un rapprochement entre le cadre d’analyse de l’approche par les pratiques sociales et celui mobilisé par différents travaux en socioanthropologie de la consommation. Les aspects méthodologiques de l’enquête et la présentation des résultats suivront et montreront comment les différents éléments qui composent les pratiques liées à la consommation d’énergie contiennent une dimension relationnelle constitutive. L’article se conclura en explorant les potentialités et limites contenues dans les relations sociales pour la mise en œuvre de la transition énergétique.

Cadre conceptuel et revue des écrits

Étudier une consommation invisible

L’approche par les pratiques sociales s’est instituée comme un courant théorique dominant dans l’étude de la consommation permettant de saisir ses formes « discrètes », telle que la consommation d’énergie, de manière à enrichir la réflexion entourant l’adoption de modes de vie plus durables à l’échelle de la collectivité. Parce qu’elle est refoulée à l’arrière-plan des pratiques de la vie quotidienne, imbriquée dans des habitudes et des routines plus ou moins réflexives et traitée en tant que « force abstraite qui pénètre le foyer par des fils cachés[3] » (Hargreaves et al., 2010 : 6111), l’énergie est doublement invisible. Au-delà du kilowattheure, la consommation d’énergie constitue un « moment » (Warde, 2005) dans une pratique de la vie quotidienne dont l’objectif peut être autant de combler des besoins (manger, se reposer, obtenir un sentiment de sécurité, etc.), que de prendre soin de soi et des autres, ou de participer à la vie sociale.

Comme plusieurs auteurs l’ont montré (Warde, 2005 ; Gram-Hanssen, 2011 ; Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013), l’approche par les pratiques sociales adaptée au domaine de la consommation ne fait pas l’objet d’une théorie unifiée. Les pratiques en tant que « connexions de dires et de faires » (Schatzki, 1996 : 89), prennent forme au croisement de dimensions cognitives, normatives et matérielles. La formulation de Gram-Hanssen (2011) sera retenue dans cet article. L’autrice identifie quatre éléments pertinents à l’analyse de la consommation d’énergie : 1) le savoir-faire incorporé, qui peut prendre la forme d’habitudes ; 2) les connaissances formelles, qui renvoient aux exigences, informations et instructions explicitement formulées sur les façons de faire et les modes d’emploi ; 3) les significations partagées, qui recouvrent les normes et les représentations sociales, les symboles et les émotions jugées acceptables ; 4) le contexte matériel, qui fait référence aux infrastructures, aux technologies et aux objets.

Se réchauffer, se laver et cuisiner sont des pratiques analysables comme « entités », mais elles dépendent également des individus les exécutant pour que leur existence soit maintenue et reproduite (Schatzki, 2001). Il existe plusieurs manières de se réchauffer, de se laver ou de cuisiner qui impliquent des configurations distinctes, parfois innovantes, de savoir-faire, de connaissances, de significations et d’objets. Le dynamisme des pratiques sociales réside dans ce processus récursif (Warde, 2005). Une pratique se transforme lorsque le lien entre l’un ou l’autre de ses éléments se rompt ou lorsque de nouveaux éléments sont introduits via l’exécution individuelle et collective de ces pratiques (Shove et al., 2012). Conséquemment, la transition vers des modes de vie plus durables implique une substitution et une reconfiguration des éléments qui composent les pratiques de la vie quotidienne (Spurling et al., 2013 ; Sahakian et al., 2021). La transformation des pratiques liées au chauffage pourrait se traduire par une remise en question des normes sociales associées au confort, l’apprentissage de nouvelles manières de se réchauffer, l’introduction de nouvelles réglementations concernant la température de consigne dans les bâtiments institutionnels et la subvention des rénovations thermiques. Pour mener à une transformation durable des modes de vie à l’échelle collective, ces nouvelles configurations ont besoin d’être diffusées et reproduites. Parmi les contextes propices à l'expérimentation de ces nouvelles pratiques, on compte les « communautés de pratiques ».

Le ménage comme une « communauté de pratiques »

Le concept de « communauté de pratiques », inspiré par la théorie de la structuration de Giddens (1984), tire son essence des travaux de Lave (1991) et Wenger (1998). Une communauté de pratiques constitue pour Lave et Wenger une unité sociale composée d’individus partageant des intérêts, des objectifs et une identité commune. Au sein de ces communautés, le sens que revêtent un ensemble d’actions fait l’objet de négociations et un répertoire de routines, de règles et de représentations communes se construit. Les pratiques qui y émergent façonnent l’expérience des membres, mais contribuent aussi à construire et à transformer ces communautés (Wenger, 1998). Considérer les ménages comme des communautés de pratiques implique de situer l’analyse de la consommation d’énergie à l’échelle mésosociale, à la confluence des différentes interactions sociales entretenues au sein des ménages et entre ceux-ci (Reid et al., 2010).

Pour Lave et Wenger (1991), l’acquisition de compétences, de connaissances et de savoir-faire est tributaire d’un processus d’apprentissage situé dans les relations sociales. Autrement dit, les pratiques sont transmises et l’évoluent par la participation aux activités qui ont cours dans ces communautés, notamment grâce aux interactions entre les novices et les membres plus expérimentés. Au sein du ménage, et particulièrement des familles, les pratiques adoptées individuellement ou collectivement influenceront, directement ou indirectement, les pratiques adoptées par les autres membres du ménage (Léger et Pruneau, 2015).

Ainsi, il convient, à l’instar d’autres auteurs s’étant intéressés à la consommation d’énergie (Hargreaves et al., 2013 ; Sahakian et Wilhite, 2013 ; Hitchings, 2013) de traiter les ménages en tant que communautés de pratiques ou « comme des creusets dans lesquels de nouvelles configurations [de pratiques] se forment, comme des contenants qui limitent leur diffusion et comme des conduits par lesquels elles circulent » (Shove et al., 2012 : 66). Analyser le ménage sous cet angle permet d’observer comment les pratiques se transmettent, se négocient et se transforment par les interactions entretenues entre ses membres.

La dimension relationnelle des pratiques sociales

Historiquement, l’approche par les pratiques sociales a orienté l’analyse vers l’agency contenue dans les infrastructures matérielles et dans le caractère non réflexif et routinier des pratiques, occultant certains concepts comme celui des relations sociales (Halkier, 2020 ; Schatzki, 2017). Le point de départ de l’analyse résidant dans les pratiques, ce sont les interactions entre celles-ci, plutôt que les interactions entre les individus qui les exécutent, qui seront généralement considérées. Le concept de « coordination » (Shove et al., 2012) rend compte du fait que les pratiques sont liées les unes aux autres par leur co-existence et leur co-dépendance dans l’espace et dans le temps. Séquencées, elles constituent la trame de fond de la vie quotidienne. En ce sens, les pratiques peuvent collaborer vers l’atteinte d’un but, mais elles peuvent également compétitionner pour des ressources, dont le temps, et entrer en conflit lorsqu’elles poursuivent des objectifs concurrents (Shove et al., 2012). Southerton (2006) indique que les pratiques impliquant un haut degré d’engagement personnel et auxquelles sont ramifiées des obligations et des conventions sociales — les horaires et exigences du monde du travail et du milieu scolaire, et les besoins des enfants et des proches — ont un effet structurant sur les routines des ménages. Conséquemment, les pratiques de la vie quotidienne et les routines qui les organisent varieraient en fonction du genre et des étapes du cycle de vie (Carlsson-Kanyama et Lindén, 2007).

Comme Halkier (2020) l’a récemment théorisé, les relations sociales sont à la base du phénomène de coordination, mais leur rôle ne s’y résume pas. L’autrice ajoute que les interactions entre les individus rendent saillantes certaines conventions sociales et permettent au savoir-faire de s’exprimer sous une forme discursive, ouvrant la voie à la contestation de ces pratiques. Des enquêtes empiriques montrent que des tensions peuvent s’instaurer entre les membres du ménage dû aux significations divergentes que prennent les pratiques à la source de la consommation d’énergie. Ces tensions peuvent concerner, par exemple, l’interprétation des normes de propreté ou d’hygiène corporelle (Godin et al., 2020 ; Sahakian, 2019 ; Gram-Hanssen, 2017) ou la nécessité d’économiser l’énergie (Hargreaves et al., 2010 ; 2013). Le support des pairs apparaît donc comme un élément essentiel à la transformation des pratiques (Bartiaux, 2008). Le sens que prennent ces pratiques est également teinté par le type de relation qu’elles permettent d’entretenir. D’autres enquêtes rapportent que l’entretien de relations sociales, tel que la relation entre parents et enfants, peut justifier le « gaspillage » (Henwood et al., 2016) ou mener à la défection de pratiques écoresponsables (Katan et Gram-Hanssen, 2021). Dans les écrits, le confort, la santé et le bien-être des enfants ressortent comme des principes non négociables qui auront tendance à orienter les pratiques du ménage, avec des conséquences le plus souvent négatives sur la durabilité des modes de vie (Godin et Langlois, 2021). En ce sens, la consommation d’énergie est essentielle au travail de soin, et ses exigences façonnent en retour la demande en énergie, ce qui rappelle la dimension genrée de ces pratiques (Wågstöm et Michael, 2023).

Bartiaux et Salmòn (2014) prolongent ces observations empiriques en intégrant encore plus fortement les relations sociales au cadre conceptuel de l’approche par les pratiques sociales. Pour les auteurs, les dynamiques familiales orientent la réalisation des pratiques du quotidien en réarticulant le rôle et la nature de ses éléments constitutifs. Autrement dit, les relations sociales ont le pouvoir d’y introduire de nouveaux éléments, tout en contribuant à maintenir en place des configurations particulières d’objets, de savoir-faire, de connaissances et de significations.

L’énergie comme « analyseur des relations sociales »

Les dynamiques familiales figurent au centre de l’analyse de la culture matérielle proposée par la socioanthropologie française de l’énergie. Les objets électriques y sont abordés comme des « analyseurs » ou des « révélateurs » de relations sociales, permettant l’analyse des rapports entre générations, genres, cultures et classes (Desjeux et al., 1996). Les objets électriques assurant le divertissement, le confort, la propreté et le bien-être participent, à travers le conflit ou le don, à établir des identités et des modes de relations à autrui pour, en somme, fabriquer et nourrir la socialité des ménages (Desjeux et al., 1996).

L’analyse de la consommation d’énergie des ménages réalisée par Desjeux et ses collègues (1996) met en lumière le processus par lequel la gestion de l’énergie est négociée. Cette gestion est analysée comme « une agrégation de séquences de routinisation et de crise, de transactions et d’incorporation, au sein de l’univers domestique » (Desjeux et al., 1996 : 84). Les échanges autour de l’énergie se décomposent en quatre types : les ruptures dans le cycle de vie, qui mènent à des décisions teintant le choix des technologies et des objets électriques ; les microconflits latents et répétés entre les membres de la famille, qui sont manifestes de l’enjeu de la reconnaissance de l’autorité parentale ; les négociations débouchant sur des règles qui établissent les principes du ménage et la propriété des objets ; et les échanges routiniers et allant de soi, qui participent à la transmission de « manières de faire, de penser et d’agir » venant structurer un patrimoine de dispositions et d’habitudes.

En s’appuyant à la fois sur la socioanthropologie de l’énergie et sur l’approche par les pratiques sociales, l’analyse des résultats montrera que les interactions entre les membres du ménage — « les rapports de pouvoir, les stratégies, les ressources, les inégalités, les différenciations sociales » (Garabuau-Moussaoui, 2003 : 42) — contribuent au premier chef à façonner les pratiques à la source de la consommation d’énergie. Ces interactions peuvent provoquer une reconfiguration des éléments qui composent les pratiques, cimenter leur routinisation ou ouvrir des espaces de négociation (Bartiaux et Salmòn, 2014 ; Halkier, 2020). Analyser les ménages en tant que communautés de pratiques et les discussions, échanges et négociations à propos de l’énergie comme des éléments inhérents au processus de définition et d’apprentissage y ayant cours permet de jeter un éclairage nouveau sur la manière dont les pratiques liées à la consommation d’énergie sont introduites, circulent et se transforment.

Description de l’enquête et de la méthode

L’enquête présentée dans cet article se base sur une analyse secondaire de données qualitatives. Au printemps 2021, trente-sept personnes ont pris part à des ateliers de co-création sur le thème des économies d’énergie. Ces ateliers ont été réalisés dans un contexte de recherche commerciale afin d’explorer de nouvelles idées de programmes visant la réduction de la consommation d’énergie. Ceux-ci ont été entièrement menés par un consultant en stratégie et innovation à la demande d’Hydro-Québec[4]. Des chercheurs affiliés au Centre de Recherche d’Hydro-Québec (CRHQ) ont été impliqués dans l’élaboration des ateliers par le partage de leurs préoccupations et leurs connaissances quant à la consommation d’énergie des usagers, et ont contribué à en décider la forme. Ils ont pu assister à ces ateliers à titre d’observateurs, à caméra fermée. Les personnes recrutées ont consenti à ce que les enregistrements des ateliers ainsi que le matériel y étant produit soient mobilisés dans le cadre d’activités de recherche scientifique menées subséquemment par le CRHQ. Le consentement de ces personnes a été colligé par courriel par le consultant, et les renseignements personnels ont été traités en conformité avec la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.

Le recrutement a été pris en charge par le consultant et s’est effectué par le biais d’un sondage réalisé sur les panels web de la plateforme inBe. Les personnes ayant répondu à ce sondage, qui portait sur les comportements et les motivations à l’égard des économies d’énergie, devaient indiquer leur intérêt à prendre part à des ateliers sur ce sujet et devaient fournir des informations d’ordre sociodémographiques. La sélection des participants aux ateliers de co-création s’est effectuée au hasard parmi ce bassin de volontaire. Les personnes sélectionnées devaient être disponibles lors des plages horaires dédiées aux ateliers et être détentrices d’un compte d’électricité chez Hydro-Québec.

Les personnes ayant pris part aux ateliers de co-création ont entre 21 et 67 ans, le tiers se situant entre 35 et 44 ans. Plus du trois quarts de l’échantillon (81 %) est composé de femmes. Les participants ont un haut niveau de scolarité (70 % ont un diplôme universitaire) et la majorité sont salariés à temps plein (59 %). Un peu moins de la moitié (43 %) sont locataires de leur logement. L’échantillon est diversifié du point de vue du revenu. Le tiers rapportent un revenu familial de moins de 60 000 $, alors qu’un autre tiers indiquent disposer d’un revenu familial de plus de 120 000 $. Plus de la moitié des participants ont des enfants à la maison. Treize (35 %) vivent dans un ménage composé de deux adultes avec enfants et sept (19 %) sont monoparentales. En ce qui concerne le nombre d’enfants par ménage, neuf personnes ont un enfant, sept ont deux enfants et trois ont trois enfants ou plus. Treize autres personnes (35 %) habitent en couple, trois vivent seules et une partage un logement avec son oncle. Les mères ayant des enfants à la maison forment 46 % de l’échantillon. Bien que l’analyse ne se restreigne pas à l’expérience des mères, leur témoignage occupera une place importante étant donné leur présence dans l’échantillon.

Pour les ateliers de co-création, les trente-sept personnes recrutées ont été divisées en six groupes. Chaque groupe prenait part à deux ateliers de deux heures chacun. Au total, douze rencontres ont été réalisées par le consultant. Les ateliers ont été menés sur la plateforme Zoom. Ces ateliers ont été tenus à distance en raison de la pandémie de COVID-19, mais ce choix visait également à faciliter le recrutement. La plateforme de collaboration visuelle Miro a été employée pour simplifier les échanges lors des ateliers. Les participants devaient accéder, sur leur ordinateur, au tableau créé par l’animateur et devaient partager leurs perceptions et leurs idées en y apposant des pense-bêtes. En moyenne, 800 pense-bêtes ont été créés par chaque groupe pendant les deux ateliers. Dans le premier atelier, les participants étaient amenés à discuter de l’importance accordée à la réduction de la consommation d’énergie, aux freins pouvant décourager l’adoption de pratiques écoénergétiques et devaient présenter un changement de comportement réalisé récemment. Au terme de cet atelier, ces personnes recevaient comme devoir la tâche de créer un programme ou un outil susceptible d’encourager la réduction de la consommation d’énergie des ménages québécois. Dans le second atelier, les participants ont présenté leur création à leurs collègues et discuté des éléments les plus intéressants, de manière à identifier et réunir les idées porteuses.

Les douze ateliers ont été enregistrés et ont fait l’objet d’une transcription verbatim. En plus des transcriptions, les chercheurs du CRHQ ont eu accès aux tableaux Miro[5]. L’ensemble du matériel a été dépersonnalisé[6].

Une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2019 [2003]) a été réalisée à l’aide du logiciel Nvivo. Dans un premier mouvement exploratoire et inductif, les thématiques récurrentes relatives aux dimensions relationnelles des pratiques liées à la consommation d’énergie ont été identifiées. Dans un deuxième mouvement davantage déductif, ces thèmes ont été découpés et réunis sous cinq catégories empruntées à l’approche par les pratiques sociales : le contexte matériel, les connaissances explicites, le savoir-faire et les habitudes incorporées, les significations, normes et représentations sociales et la coordination entre les pratiques. Les résultats présentés dans les sections suivantes reprennent ce découpage, permettant d’illustrer de manière systématique le rôle des relations sociales dans la transmission, le maintien et la transformation des pratiques liées à la consommation d’énergie.

Comme pour plusieurs enquêtes mobilisant des données secondaires, les données recueillies présentent des contraintes analytiques (Duchesne, 2017). Cette limite découle du fait que les ateliers avaient pour objectif de générer de nouvelles idées de programmes, plutôt que de répondre à une question de recherche préalablement établie. Une seconde limite réside dans la composition de l’échantillon. Recrutés par la voie d’un panel, les participants étaient pour la grande majorité préoccupés par les enjeux énergétiques et environnementaux et étaient déjà engagés dans une variété de pratiques écocitoyennes. À plusieurs reprises lors des ateliers, ces personnes ont elles-mêmes énoncé le fait qu’elles étaient sensibles à ces enjeux et qu’elles posaient probablement plus de gestes que la moyenne de la population québécoise. De plus, la nette surreprésentation des femmes limite la portée des constats que l’on peut émettre à propos de l’influence du genre dans l’adoption de pratiques écoénergétiques. Enfin, une troisième limite concerne la conduite des ateliers de co-création en eux-mêmes. Cette méthode demande une implication soutenue de l’animateur, dont le rôle est à la fois de susciter et de diriger la discussion, et d’aider les participants à formuler leurs idées. Il est donc possible que les interventions de l’animateur aient pu orienter leurs propos. Il se peut également que la dynamique de groupe et l’influence mutuelle des participants aient contribué à gommer la divergence. De plus, la présence des chercheurs du CRHQ à titre d’observateur lors des ateliers a pu limiter l’expression d’opinions défavorables à l’endroit d’Hydro-Québec. Néanmoins, en créant un espace pour discuter de pratiques généralement peu abordées en dehors du ménage, les ateliers de co-création ont été l’occasion pour plusieurs de constater que les difficultés et irritants éprouvés (par exemple, inciter les enfants à adopter des pratiques écoénergétiques) étaient partagés par autrui. Ces discussions ont contribué à générer un sentiment de solidarité parmi les participants d’un même groupe.

Résultats et discussion

La transmission des « bonnes habitudes » écoénergétiques

Parmi les personnes rencontrées, celles ayant des enfants à la maison, en particulier les mères, mettent de l’avant leur rôle en tant qu’agentes de socialisation face à leurs enfants, qu’elles souhaitent éduquer en les conscientisant à la gestion responsable de l’énergie. Évoquant les pratiques écoénergétiques qu’elles réalisent au quotidien et leur aversion pour ce qu’elles désignent comme du « gaspillage », ces personnes se réfèrent à l’environnement dans lequel elles ont grandi et aux valeurs frugales de leurs parents et grands-parents. Parce qu’elles ont « appris très jeune à ne pas gaspiller » (A_2), plusieurs pratiques écoénergétiques ne font pas l’objet d’un effort de rappel, elles sont profondément ancrées dans le corps (Wallenborn et Wilhite, 2014). Elles s’inscrivent dans la continuité, contenant la trace des identités et des normes familiales. Ces personnes expliquent que des pratiques écoénergétiques telles que les douches rapides, le séchage des vêtements à l’air ou la réduction du chauffage dans les pièces inoccupées sont devenues des automatismes. En ce sens, les personnes rencontrées associent ces pratiques à l’éducation qu’elles ont reçue de leurs parents et du contexte matériel, social et culturel dans lequel elles ont grandi. Ces observations rejoignent les constats émis par d’autres à propos de la transmission des « habitus » en lien avec la maîtrise de l’énergie (Hansen, 2018 ; Butler et al., 2016 ; Wallenborn et Willhite, 2014), compris ici comme l’incorporation d’une mémoire sociale façonnant un patrimoine de dispositions qui orientent les schémas de pensée et d’action. En ce sens, les ateliers de co-création ont été l’occasion de constater que la « difficulté » d’une pratique écoénergétique résidait moins dans la pratique en elle-même que dans le degré d’incorporation d’habitudes et de savoir-faire qui traduisent les dispositions transmises entre générations et qui sont acquis par les expériences passées.

Ainsi, « faire [sa] part pour la planète » (E_3) ou « contribuer à l’effort collectif » (E_5) en « gard[ant] les ressources pour les générations à venir » (F_3) revient, au-delà de la simple exécution des pratiques écoénergétiques, à « éduquer [ses] enfants à la chose » (D_6) en se comportant comme un modèle et en « montrant l’exemple ». Une participante écrivait sur le tableau Miro :

« [m]aintenant, ça fait partie de ma vie de consommer plus intelligemment l’électricité et je me mets aux défis de l’inculquer à mon adolescente ! Je veux vraiment m’informer davantage pour en faire plus puis être un modèle pour ma fille. Montrer que dans la vie il faut persévérer et qu’il faut croire qu’on peut apporter un changement » (A_2).

Même si elles sont conscientes qu’elles « ne révolutionner[ont] pas la gestion des ressources » (F_1), une part significative des mères interrogées considérait qu’il était de leur responsabilité de transmettre ce qu’elles désignent comme « de bonnes habitudes » en matière de consommation d’énergie (par exemple, éteindre les lumières, prendre des douches rapides, etc.) à leurs enfants. Cet apprentissage peut prendre un caractère formel, mais passe le plus souvent par l’observation et la participation des enfants aux routines du quotidien, comme l’ont fait valoir d’autres auteurs (Desjeux et al., 1996 ; Garabuau-Moussaoui, 2011). Poursuivant l’objectif de former des consommateurs responsables, les mères rencontrées mettent en place un modèle éducatif par lequel elles transmettent des manières de faire et d’agir jugées acceptables, tout en définissant et accomplissant leur rôle de parent et celui de citoyenne.

Loin d’impliquer un lien naturel entre maternité et préoccupations environnementales (MacGregor, 2004), le témoignage des mères montre plutôt que c’est entre autres par leur rôle en tant que principale agente de socialisation qu’elles ont le sentiment de contribuer à l’effort collectif. Montrer l’exemple en adoptant des pratiques écoénergétiques permet de donner une profondeur et un sens aux « petits gestes », dont l’impact est décrit comme difficilement identifiable. Le défi réside non seulement dans la difficulté à associer une quantité d’énergie à un geste en particulier, mais, surtout, de juger de l’impact de sa contribution individuelle sur une problématique d’ampleur sociétale. On constate qu’au côté des motivations monétaires et environnementales abordées dans les écrits (Gram-Hanssen, 2009 ; Roques et Roux, 2018 ; Bartiaux, 2019), les pratiques écoénergétiques contiennent en germe une autre signification, celle de former des citoyens et des citoyennes responsables qui contribueront à leur tour à la lutte contre les changements climatiques. Transmettre de « bonnes habitudes » en matière de consommation d’énergie permet en ce sens d’inscrire ses propres actions dans la continuité : chaque geste « peut avoir un petit effet faire boule de neige » (F_3).

Enfin, les personnes rencontrées ont fait valoir que la famille ne pouvait assurer à elle seule l’éducation des enfants aux enjeux énergétiques et climatiques. Alors que la communauté de pratiques que forme le ménage est le lieu des apprentissages informels, offrant un patrimoine de connaissances et savoir-faire tacites, l’école est désignée comme un lieu où les connaissances propres à l’énergie sont transmises. Enseigner « en montrant l’exemple » découle également du fait que les personnes rencontrées ont parfois le sentiment de ne pas être assez compétentes pour expliquer à leurs enfants pourquoi la réduction de la consommation d’énergie est nécessaire, dans un contexte où l’électricité provient de sources renouvelables. Comme l’explique une participante, devant la curiosité de son adolescente, elle est quelquefois à court de réponses : « [j]e me rends compte que je ne suis vraiment pas informée à ce niveau-là. […] pour pouvoir poser les gestes, cette génération-là, il leur faut des bonnes raisons, il faut être capable de leur expliquer » (A_2).

Le rôle accordé à l’école dans la diffusion des connaissances à propos de l’énergie

Comme la citation précédente l’illustre, les connaissances à propos de l’énergie, diffusées par le biais de campagnes d’information et de sensibilisation, de conseils et d’outils visant à réduire sa consommation, constituent une composante clé des pratiques liées à la consommation d’énergie (Gram-Hanssen, 2011). Les gestes écoénergétiques sont décrits par les personnes rencontrées comme des choses « qui s’apprennent » et l’éducation des jeunes et des moins jeunes est intégrée de manière récurrente aux programmes imaginés dans les ateliers. Ces personnes, dont la plupart sont hautement scolarisées, soulignent le rôle de l’école dans la diffusion des connaissances et des compétences associées à la consommation d’énergie : « je crois que c’est à l’école secondaire que l’on devrait commencer à sensibiliser les jeunes » (D_3). « Préscolaire et primaire, ça a vraiment sa place », renchérit une participante (D_5) du même groupe. Pour ces personnes, favoriser le renforcement des compétences en littératie énergétique des élèves (DeWaters et Power, 2011), en misant sur l’éducation environnementale et en incluant la thématique de l’économie d’énergie au cursus scolaire permettrait de former les citoyens de demain en « créant une bonne habitude dès le jeune âge » (F_3), pour qu’ils « soient en capacité de mieux contrôler et réguler leur utilisation d’énergie » (C_5). Les participants ont espoir que les connaissances transmises en milieu scolaire pénètrent les foyers, transformant les pratiques liées à la consommation d’énergie des parents :

« [d]onc, dès l’entrée à l’école, les élèves auraient dans leurs cours un côté qui leur montrerait quelles sont les économies qu’ils peuvent faire, soit à l’école soit à la maison, pour qu’ils deviennent des ambassadeurs pour faire en sorte qu’ils contaminent leurs parents, puis qu’il y aurait un genre de concours. Parce qu’ils sont très malléables les enfants […] ils peuvent convaincre beaucoup leur entourage » (D_7).

« Beaucoup plus allumés que certains adultes » (B_2), les enfants sont ici considérés comme détenteur d’un pouvoir prescripteur. Pour appuyer leur propos, les parents – majoritairement des mères – ont cité des occasions où leurs enfants ont influencé des achats, les ont renseignés sur le tri des matières recyclables et les ont incités à réduire leur consommation de plastiques à usage unique. En ce qui concerne l’utilisation de l’énergie cependant, les témoignages suggèrent que les enfants semblent plus souvent présenter des obstacles aux économies d’énergie que des influences positives. Les écrits indiquent que l’enfance se construit autant par la modération énergétique que par la consommation, qui constitue un ingrédient essentiel à la construction de l’autonomie des enfants (Garabuau-Moussaoui et al., 2009). Ces derniers exerceraient également une influence limitée sur les pratiques de la famille, puisqu’elles sont fréquemment régies par des règles imposées par les parents (Glomeron et al., 2017 ; Garabuau-Moussaoui et al., 2009). De même, le pouvoir des enfants serait relatif à la posture des parents face à leurs enfants en tant qu’agents de socialisation et au degré d’adéquation entre l’information transmise par ceux-ci et les pratiques déjà présentes dans la famille (Garabuau-Moussaoui, 2011 ; Bartiaux, 2008). Même si les personnes rencontrées insistent sur le rôle de l’école dans l’adoption de pratiques écoénergétiques, il semble que l’intégration de ce type de message par les enfants dépend fortement de la « culture familiale » et des valeurs qui y sont en place (Garabuau-Moussaoui et al., 2009).

En revanche, l’éducation aux questions énergétiques, si elle est en convergence avec les habitudes que les parents tentent de transmettre à la maison, pourrait venir légitimer et faciliter l’intervention de ceux qui se butent à une résistance de la part de leurs enfants (Garabuau-Mousaoui et al., 2009). Cette résistance peut découler du fait que les habitudes ne sont pas encore incorporées, mais peut aussi émerger des significations divergentes que peuvent prendre les pratiques liées à la consommation d’énergie.

La négociation autour des normes et des significations associées à l’énergie

Au sein même du ménage, le sens que prennent les pratiques peut faire l’objet d’interprétations différenciées de telle manière que des conflits peuvent émerger lorsque des standards et préférences personnelles s’opposent, comme l’ont souligné plusieurs auteurs (Sahakian, 2019 ; Bartiaux et Salmón, 2014 ; Collins, 2015 ; Desjeux et al., 1996 ; Hargreaves et al., 2013 ; Halkier, 2020 ; Henwood et al., 2016). Ainsi, certaines personnes se sont plaintes du manque de coopération de leurs enfants et de leur conjoint qui, en réalisant des pratiques d’une manière jugée déraisonnable, « gaspillent » inutilement l’énergie.

Dans certains cas, le conflit peut se résoudre par une forme de négociation dont l’issue vient fixer une règle ou une norme commune au ménage, ce que Desjeux et al. (1996) désignait comme une forme de « transaction ». Dans les ateliers, il apparaît que ce processus concerne surtout les pratiques « collectives », des pratiques réalisées dans les espaces partagés de la maison, comme celles qui se rapportent au chauffage et à la climatisation. Une participante raconte, aux débuts de la cohabitation avec son conjoint, avoir négocié la température de consigne de l’air climatisé :

« [o]ui, l’air climatisé, lui, il aimerait ça plus froid là parce qu’il a chaud […]. Lui, lui il mettrait ça à 23 °C, mais bon. Là, c’est pour ça qu’on a dit 25 °C. Moi je mettais ça à 26 °C quand j’étais toute seule là. Là maintenant l’été, c’est 25 °C à cause de lui » (B_6).

La négociation de ce que signifie une température convenable peut se solder par la création d’une nouvelle norme de confort thermique pour le ménage, avec des conséquences sur la consommation d’électricité. La cohabitation en tant qu’étape de l’établissement du couple est propice aux discussions et aux négociations entourant les pratiques de la vie quotidienne, les partenaires devant unifier leur conception du confort et les moyens pour l’atteindre, rendant saillante la normativité des pratiques (Kaufmann, 2022 [1992]). Comme l’explique Halkier (2020), ce qui est perçu comme normal, légitime et acceptable devient discursivement accessible dans l’interaction avec autrui. Ces normes peuvent alors faire l’objet de suggestion, d’improvisation, d’adaptation et de négociation.

Régies par des règles, les pratiques « collectives » telles que celles liées au chauffage apparaissent moins conflictuelles que les pratiques plus « intimes » comme les pratiques d’hygiène corporelle. Les douches « extrêmement longues et extrêmement chaudes » (F_1) des adolescents génèrent des « micro-conflits » perpétuels (Desjeux et al., 1996) où l’autorité des parents se bute à un manque de légitimité : le conflit ne peut être résolu sans empiéter sur l’autonomie des autres membres du ménage. Il s’agit moins, pour les parents, de faire reconnaître leur autorité que de justifier la légitimité de leur intervention. On peut supposer, en s’appuyant sur les écrits, que les pratiques d’hygiène corporelle des enfants « qui aiment trop l’eau chaude » (D_4) sont davantage orientées vers le plaisir et le confort (Gram-Hanssen, 2017), alors que les parents rencontrés s’en tenaient à l’essentiel autant par habitude que par souci d’économie : « [t]u sais quand on disait à notre fille, ah tes douches sont trop longues, trop chaudes, ça coûte cher, ben notre fille, ben elle s’en fiche là ! », résume une participante (A_5). Si cette situation génère de la frustration chez les parents, ils ne peuvent, à leur propre avis, réguler le temps et la température des douches de leurs enfants puisque ceci reviendrait à brimer le développement de leur autonomie. Il en va de même pour les pratiques d’hygiène corporelle des conjoints. Pour jouer sur le territoire des pratiques « intimes », une participante décrit par exemple avoir déployé une « tactique » (de Certeau, 1990) en installant un pommeau à régulateur de débit, modifiant la configuration matérielle de cette pratique.

L’invisibilité de l’énergie, le sentiment de normalité associé aux pratiques de la vie quotidienne et le manque d’information accentuent l’enjeu de légitimité, les participants disposant de peu de preuves objectives permettant de contester, sur la base d’arguments pécuniaires ou environnementaux, les manières de faire des membres du ménage. Ces personnes cherchaient, dans les programmes imaginés, des ressources pour convaincre leurs enfants et conjoints de participer aux efforts de consommation responsable, manifestant notamment leur intérêt pour les outils de mesurage en temps réel.

En observant comment les normes et les significations autour des pratiques sont négociées, on constate que la résolution des tensions et des conflits relatifs à l’énergie contribue, in fine, à la construction de la famille et du couple, venant définir les règles de la vie commune et les manières de faire partagées au sein de la communauté de pratiques.

L’amélioration empêchée de l’efficacité énergétique du logement

Les ateliers ont également mis en évidence le rôle des relations entretenues en dehors du ménage dans la configuration des pratiques. Ces relations sont enchevêtrées aux infrastructures, technologies et objets matériels, facilitant ou entravant la réduction de la consommation d’énergie. La majeure partie des discussions sur ce thème étaient portées par les locataires et concernaient la relation avec leur propriétaire. Comme l’indiquait Hargreaves et Middlemiss (2020), celle-ci constitue un obstacle important à l’amélioration de l’efficacité énergétique des logements locatifs privés.

Pour la plupart de ces personnes, la réduction de la consommation d’énergie passe en grande partie par l’amélioration de l’efficacité des technologies et des infrastructures. L’amélioration de l’isolation, le changement des thermostats, l’installation de nouvelles fenêtres et l’acquisition d’une thermopompe sont parmi les thématiques les plus abordées. Or, ces travaux ne sont pas du ressort des locataires, qui racontent avoir une capacité d’action limitée concernant l’efficacité énergétique de leur logement : « je ne peux pas faire grand-chose » (E_2), « j’ai n’ai pas vraiment de pouvoir en tant que locataire » (C_5), « il faudrait que je sois propriétaire […] je ne peux pas faire ce que je veux » (A_4). Alors que les locataires paient la facture d’électricité, la responsabilité de réaliser les améliorations requises et d’en assumer les coûts revient au propriétaire. Les intérêts des deux partis divergent, avec comme conséquence un sous-investissement dans les rénovations thermiques et dans l’efficacité énergétique des bâtiments (Ambrose, 2015 ; Melvin, 2018). Au Québec, 22 % des ménages locataires se disent insatisfait de leur logement au regard de l’efficacité énergétique (Boucher, 2023). Le mauvais état du logement a des conséquences sur le confort, mais aussi sur la consommation et les dépenses énergétiques, comme le relate une participante : « ça serait de dire [au propriétaire] : “ça serait le fun que tu changes les fenêtres pour que ce soit un peu plus écoénergétique”. Tu sais ? Lui ça ne change rien. Tant qu’il répond aux normes, moi, c’est sur ma facture que ça va paraître en hiver » (C_5). Pour les locataires, ne pas être en mesure de réaliser les améliorations ayant le plus d’impact peut décourager l’adoption de pratiques écoénergétiques, l’emprise sur son logement étant alors considérée comme un préalable à la maîtrise de sa consommation. Les ménages au budget plus serré peuvent cependant être contraints à adopter ce genre de pratiques pour éviter des factures d’électricité trop élevées.

Les témoignages des co-propriétaires montrent que la maîtrise de la consommation a moins à voir avec le statut d’occupation du logement qu’avec les relations sociales imbriquées dans les infrastructures matérielles. Durant les ateliers, ces personnes ont rappelé que l’amélioration de l’efficacité énergétique de leur logement pouvait être entravée par les co-propriétaires de l’immeuble où ils résident. Par exemple, la proposition d’installer un lampadaire à énergie solaire fut l’objet de moquerie, le changement des fenêtres a dû être voté en assemblée générale et la recharge d’une voiture électrique a provoqué des débats au sein du syndicat des co-propriétaires. Dans le cas des co-propriétaires, il semble que les rénovations et améliorations liées aux infrastructures matérielles sont largement tributaires de la capacité des occupants à rallier un nombre suffisant de co-propriétaires à leur cause (Brisepierre, 2014).

En somme, ces exemples montrent en quoi la réduction de la consommation d’énergie, par l’amélioration des infrastructures et des technologies, peut se buter à des intérêts divergents. Certains programmes imaginés lors des ateliers visaient justement à donner du pouvoir aux locataires, notamment par l’implantation de mesures incitatives supplémentaires ou par l’attribution obligatoire d’une cote énergétique aux logements locatifs privés.

Des pratiques en conflit

Si l’adoption de pratiques écoénergétiques peut générer des tensions entre les membres du ménage, les pratiques réalisées par un même individu — en tant que point de croisement d’un faisceau de pratiques (Reckwitz, 2002) — peuvent elles-mêmes entrer en conflit. Les personnes interrogées ont mis en exergue des situations où la transformation des pratiques liées à la consommation d’énergie est qualifiée de « difficile » ou « impossible » parce qu’elles compromettent la réalisation des pratiques parentales ou de pratiques liées au monde du travail.

Cette difficulté est particulièrement présente au sein des familles et concerne le déplacement de la consommation hors des périodes de pointe[7], puisque ceci implique de revoir la coordination, dans l’espace et dans le temps, de l’ensemble des pratiques qui composent le quotidien (Southerton, 2006). En fonction du cycle de vie et de la composition de la famille, les pratiques peuvent être plus ou moins flexibles, comme l’exprime une participante :

« [t]u sais, tu te prives de ton café puis tu cours après les enfants pour pas qu’ils n’allument rien pendant la période. C’était comme, okay, pas de café, pas de bouilloire, pas de lavage, on ne partait même pas le chauffage. […] On s’occupe pendant la pandémie, mais comme je disais, si on était au travail, oublie ça là. On ne le ferait pas ». (D_6)

Cette situation contraste avec l’expérience d’une participante du même groupe qui reconnaît d’emblée que sa situation de retraitée lui offre une liberté dont ne jouit pas la participante D_6. Cette observation met en relief ce que Nicholls et Strengers (2015) nomment la « pointe familiale », ces périodes particulièrement actives et mouvementées difficilement modifiables en vertu de la synchronicité des pratiques. Dans cet exemple, on constate que la pandémie de COVID-19, en assouplissant les frontières entre les différents temps sociaux et entre la sphère du travail et celle de la vie familiale, a contribué à ouvrir un nouvel espace d’expérimentation, une observation qui converge avec d’autres travaux empruntant à l’approche par les pratiques sociales (Lindsay et al., 2022 ; Greene et al., 2022).

Au phénomène de coordination se greffe une seconde source de conflit entre les pratiques, qui réside dans les différentes significations qu’elles peuvent prendre, notamment autour de ce qu’être un « bon parent » représente. On remarque que les parents, majoritairement des mères, sont pris au milieu d’injonctions parfois convergentes, parfois contradictoires. Tel qu’exposé plus tôt, il semble exister une synergie entre les représentations socialement partagées de ce que constitue une consommation « responsable » de l’énergie — préserver les ressources pour les futures générations — et ce que signifie être « un bon parent » en montrant l’exemple. Parallèlement, on constate que, dans un monde où « on est tellement occupés, on a tellement de choses à faire, choses à penser, autant côté travail que tout ce qui implique la vie de famille » (A_3), réduire ou déplacer sa consommation d’énergie peut entrer en compétition avec des pratiques guidées par des conventions sociales, des normes ou des significations fortes, comme prendre convenablement soin de ses proches et créer des moments de qualité en famille. Une participante (D_3) a par exemple signifié qu’il aurait été « impensable » pour elle de diminuer l’énergie consommée à l’heure du souper ou du déjeuner alors que ses fils habitaient encore avec elle et qu’ils partageaient ensemble ces repas. L’engagement moral autour des pratiques parentales contribue à leur enracinement de telle sorte que, lorsque les pratiques entrent en conflit, ce sont celles ayant le plus haut degré d’accord avec les significations et normes socialement partagées et étant le mieux intégrées aux routines qui auront le dessus (Burningham et Venn, 2017 ; Henwood et al., 2016).

Conclusion : la prise en compte des relations sociales, un ingrédient pour la transition énergétique

Les discussions qui ont eu lieu dans le cadre des ateliers de co-création mettent en exergue le rôle des relations sociales dans l’exécution des pratiques de la vie quotidienne à la source de la consommation d’énergie. Les relations sociales sont indissociables du processus de transmission, d’influence et de négociation des pratiques qui a cours au sein du ménage et, en ce sens, peuvent autant promouvoir l’adoption de pratiques écoénergétiques que maintenir en place une demande élevée en énergie. En effet, le processus d’apprentissage qui s’effectue dans le milieu familial et dans le milieu scolaire peut favoriser la diffusion des compétences et des connaissances nécessaires à l’adoption de pratiques écoénergétiques. Les échanges entourant ce qui sera considéré comme étant une « bonne » manière de réaliser les pratiques de la vie quotidienne rendent saillantes les normes qui les régissent, ouvrant la porte à leur négociation. Cependant, les résultats ont permis de constater que les pratiques « intimes », comme les pratiques d’hygiène corporelle, semblent contenir une plus grande rigidité puisqu’à l’épreuve des tentatives d’influence des parents ou des partenaires, tout comme les pratiques dirigées envers les besoins des enfants et organisées en fonction des horaires et obligations de la vie familiale et du monde du travail. Les relations imbriquées dans les infrastructures matérielles peuvent aussi entraver l’amélioration de l’efficacité énergétique des logements, avec des conséquences sur les dépenses, le confort et la capacité qu’ont les locataires à participer à l’effort collectif. Bien qu’encouragées à réduire leur consommation, ces personnes ne peuvent réaliser les améliorations qui sont à leurs yeux les plus significatives.

Comme l’énergie est un vecteur d’apprentissage au sein des ménages et que sa consommation génère des tensions qui imposent une forme de négociation, elle occupe un rôle non négligeable dans la construction de la vie familiale et de la vie de couple. Les pratiques écoénergétiques sont motivées par des raisons économiques et environnementales, mais elles prennent aussi un sens parce qu’elles contribuent à la socialisation environnementale des enfants, qui acquerront des dispositions leur permettant à leur tour d’agir de manière jugée « responsable ». La résolution des conflits entourant la gestion de l’énergie participe à définir les règles et les normes de la vie en commun. Les microconflits inhérents aux significations divergentes imbriquées dans les pratiques « intimes » requièrent quant à eux un laisser-aller, relevant du respect de l’autonomie des membres du ménage.

L’attention accordée aux relations sociales révèle le caractère foncièrement « citoyen » des pratiques écoénergétiques. Décrites comme un geste visant la protection des ressources naturelles, elles témoignent d’un sentiment moral dirigé envers les générations à venir (Popke, 2006 ; Evans, 2011). « Montrer l’exemple » en mettant en œuvre des pratiques écoénergétiques à la maison permet d’inscrire les « petits gestes » dans un projet concret et continu, celui de former des citoyens capables de poursuivre la lutte contre les changements climatiques. En formant les acteurs de demain, les mères interrogées remplissent à la fois leur rôle de parent et celui de citoyenne. Ainsi, les représentations socialement partagées de ce que constitue une consommation « responsable » de l’énergie semblent étroitement liées à ce que signifie être « un bon parent », ce qui comporte néanmoins un double tranchant. Dans un contexte où la consommation responsable et les soins aux enfants demeurent, au Québec, des pratiques à caractère genré (Observatoire de la consommation responsable, 2021 ; Statistique Canada, 2020), s’écarter de l’idéal de parentalité décrit plus haut peut générer un sentiment de la culpabilité, de honte ou d’anxiété (Parker et Morrrow, 2017). Des conflits peuvent émerger entre les pratiques, plaçant les mères dans un rôle d’arbitre. Cette situation peut les mener à favoriser leur bien-être et celui de leurs enfants et à laisser de côté des pratiques écoénergétiques. D’autre part, devant la réticence des autres membres du ménage, les personnes qui tentent d’initier le changement peuvent éprouver un fort sentiment de frustration. Des pratiques visant à compenser le manque d’engagement des autres membres du ménage peuvent alors être déployées, alourdissant la charge mentale qui pèse déjà disproportionnellement sur les femmes (Bartiaux et Salmón, 2014).

Les résultats permettent de conclure que, pour contribuer à la transition énergétique, les ménages, et de surcroît les familles, ont besoin de recevoir un haut degré de soutien. Ce soutien englobe autant la coopération requise entre les membres du ménage que la prise en compte, par les programmes en efficacité énergétique et les politiques publiques, des réalités multiples dans lesquels évoluent les ménages et les familles en particulier. Les mesures mises en place pour favoriser une réduction de la consommation d’énergie doivent reconnaître que les ressources pour agir sont inégalement distribuées et être sensibles à la diversité des expériences et besoins. Les résultats présentés ici montrent que le degré d’emprise sur son logement et les obligations de la vie quotidienne, socialement organisées et relatives au cycle de vie, constituent des barrières sur lesquelles les ménages ne peuvent agir seuls.

Les ateliers de co-création ont permis d’identifier des pistes pour une transformation durable des pratiques liées à la consommation d’énergie. Les participants soulignent le rôle du milieu scolaire dans le développement de l’écocitoyenneté, venant soutenir le travail effectué à la maison. Si le rehaussement de la littératie énergétique ne garantit en rien l’adoption de pratiques écoénergétiques à la maison (Bartiaux, 2008 ; Glomerron et al., 2017), les apprentissages réalisés à l’école peuvent fonctionner en synergie avec les compétences transmises au sein du foyer familial et réduire les conflits à propos de la gestion de la consommation. Il en va de même pour les adultes. Les participants expriment une forte appétence pour mieux comprendre l’impact des gestes individuels sur une problématique de nature sociétale, de même que le lien entre la consommation d’électricité — produite à partir de source renouvelable — et les changements climatiques.­ Ces témoignages indiquent que les fournisseurs d’énergie pourraient investir encore davantage ce terrain en participant plus fortement à l’éducation des jeunes et des moins jeunes.

Des initiatives favorisant la diffusion des pratiques entre différentes « communautés de pratiques » composée du ménage, du milieu scolaire, mais aussi du milieu de travail, du voisinage ou du quartier pourrait accélérer la transformation des modes de vie à l’échelle collective et réunir les membres de la collectivité autour d’un projet commun. Celles-ci pourraient proposer de nouvelles manières de fabriquer le quotidien en mettant en contraste différentes visions du « normal », de « l’acceptable » et du « possible », ou encore en créant des espaces propices à la diffusion de connaissances et de savoir-faire. Les synergies établies entre les ménages et la communauté plus largement pourraient permettre aux citoyens de développer le sentiment de pouvoir exercer un changement concret dans leur milieu de vie, donnant une portée collective aux « petits gestes » qui peuvent parfois sembler trop petits devant l’ampleur des défis de nature sociétaux inhérents à la transition énergétique.