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Introduction

Ces dernières années, les initiatives pour donner davantage de place aux deux parents dans les institutions de la petite enfance se multiplient. En Belgique, plus précisément en Fédération Wallonie-Bruxelles, la notion de soutien à la parentalité a vu le jour au début des années 2000, avec son introduction dans les missions transversales de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE). Cet organisme, commanditaire de la recherche dont nous présentons une partie des résultats dans le présent article, est l’acteur institutionnel de référence en matière de politiques de l’enfance. Il combine des missions d’accueil, des missions d’accompagnement (notamment des consultations prénatales et pour enfants, et des visites à domicile gratuites) et des missions transversales incluant le soutien à la parentalité. Ce dernier est défini par l’ONE comme l’action d’« encourager les parents dans leurs compétences respectives ainsi qu’à faciliter chez eux une expression et une réflexion sur leur fonction et leur action à l’égard de leur enfant, pour leur permettre de répondre à ses besoins les plus essentiels » (ONE, 2012 : 14). L’enjeu actuel est d’augmenter le pouvoir d’agir des parents sans toutefois tomber dans le contrôle social (Camus et al., 2012). Le changement récent de dénomination des travailleurs.euses médico-sociaux.ales de l’ONE pour celle de « partenaires parents-enfants » (PEPs) est témoin de cette volonté de faire des parents de réels partenaires, et de sortir de la dynamique asymétrique professionnel.le.s-parents dans laquelle les professionnel.le.s intègrent les parents. Accompagner les pères spécifiquement dans la construction de leur parentalité, en partenariat avec eux, est toujours un défi à relever aujourd’hui. Dans ce cadre, il est important de comprendre la diversité des rapports que les pères nouent à leur paternité.

Les pères ont longtemps été invisibles dans les études sur les soins apportés aux enfants et leur développement (Saracho et Spodek, 2008). Elles se sont principalement intéressées aux interactions entre les mères et les enfants, minorant le rôle des pères ou en les réduisant à leurs fonctions d’autorité et de pourvoyeur de revenus. Il a fallu attendre les années 1980 pour qu’un corpus suffisant permette aux chercheur.e.s de discuter de l’importance de l’engagement paternel notamment en ce qui touche à la santé et au bien-être des enfants (Wilson et Pior, 2011).

D’un point de vue historique, cette faible attention portée à la présence des pères n’est peut-être pas indépendante d’une représentation de la paternité centrée autour des conceptions juridiques et politiques, à l’image du pater familias présent dans le droit romain (St-Denis et St-Armand, 2010). Selon Anne Verjus (2013), cette histoire juridico-institutionnelle de la paternité a certes permis de retracer l’affaiblissement légal de la puissance paternelle à partir du milieu du 19e siècle et a pu montrer au cours du 20e siècle le passage « de la tyrannie à l’adoucissement des mœurs paternelles », mais a laissé dans l’ombre l’engagement paternel en matière d’expérience personnelle et intime de la relation aux enfants qui existait cependant.

Il est important de ne pas caricaturer le rôle traditionnel du père. Il faut néanmoins reconnaître que « l’évolution radicale des mœurs au sortir des années 60, conjuguant revendication à l’autonomie et à l’épanouissement personnels, investissement professionnel des femmes, baisse de la fécondité » (Neyrand, 2011 : 306) a participé à transformer les modèles de parentalité et l’implication du père dans l’éducation et le soin apporté aux enfants. Les avancées féministes en faveur d’une égalité entre les sexes, la transformation des structures familiales (Misca et Smith, 2013) et des dynamiques conjugales (Wall et al., 2007), l’apparition de nouveaux modèles culturels associés à une conception moins traditionnelle et biologique du genre masculin (Fournier, 2019), ainsi que l’importance accordée au développement de l’enfant contribuent à promouvoir un nouveau modèle de parentalité qui « suppose la légitimité du travail [professionnel] de la mère, de l’investissement du père dans les soins de l’enfant, de l’ouverture aux pairs et aux éducateurs par l’accueil collectif » (Neyrand, 2011 : 319).

Selon Thierry Blöss et Sophie Odena (2005), l’image masculine d’autorité n’a pas complètement disparu, mais elle s’exprime de manière moins tranchée. La paternité serait une « institution en reconstruction » avec un « déplacement de la paternité symbolique à la paternité de lien » (Castelain-Meunier, 2005 : 139). De nos jours, les pères créent davantage de liens affectifs avec leurs enfants (Boiteau et al., 2019). S’ils tendent généralement vers plus d’implication dans le soin et l’éducation de leur enfant (Van Holland De Graaf et al., 2018), même les pères très investis émotionnellement continuent d’être moins engagés que les mères dans les tâches parentales quotidiennes (Brachet et Salles, 2011). Il existe ainsi un décalage entre les représentations des pères et la pratique à propos de leur implication. L’engagement paternel serait conditionné à certains domaines précis (Modak et Palazzo, 2002) : les pères s’engageraient davantage dans tes tâches plus ludiques, affectives et sociales (Bauer, 2010). Les moments de loisir et le couchage de l’enfant sont des tâches partagées de manière égalitaire, alors que les tâches plus domestiques comme l’habillage ou l’aide aux devoirs restent très maternelles (Brugeilles et Sebille, 2009).

En réalité, les pères, tout autant que les mères et les professionnel.le.s de la petite enfance continuent à considérer la mère comme la principale responsable de la prise en charge de l’enfant en bas âge. D’après Frascarolo et ses collègues (2017), cette vision peut s’expliquer par le nombre important de théories développementales de l’enfant bien connues des professionnel.le.s à propos des mères, comparativement au manque de théories focalisées sur les pères. Les intervenant.e.s des secteurs de la santé, du social, du communautaire et de l’éducation appréhendent les pères de manière plus négative qu’ils.elles ne perçoivent les mères (De Montigny et Lacharité, 2012). Même lorsque ce n’est pas le cas, par exemple pour les professionnel.le.s plus jeunes, ils.elles peuvent se sentir démuni.e.s., face à l’évolution des rôles parentaux (De Montigny et Gervais, 2016).

Les transformations de la paternité ne sont pas univoques. Plusieurs facteurs intrinsèques à la famille peuvent influencer l’implication paternelle, comme les caractéristiques du père et de la mère, le lieu de vie, la communauté d’appartenance, les perceptions de l’entourage ou de la conjointe, le sexe de l’enfant, le nombre d’enfants ou leur âge. L’implication paternelle est également modulée par d’autres facteurs plus contextuels tels que le soutien informel et institutionnel, les politiques mises en place ou les attentes sociétales ou culturelles (Brugeilles et Sebille, 2009 ; Halle et al., 2008 ; De Montigny et al., 2018 ; Onyeze-Joe et al., 2019 ; Onyeze-Joe et Godin, 2020 ; Van Holland De Graaf et al., 2018).

Les pères souhaitant passer plus de temps avec leur enfant craignent des conséquences négatives sur leur carrière en cas de réorganisation de leur vie professionnelle en fonction de ce paramètre (Chatot, 2020ab). En ce qui concerne plus spécifiquement les pères de niveau socio-économique moyen à élevé en France, très peu d’aménagements de leur activité professionnelle sont réalisés à l’arrivée d’un enfant (Brachet et Salles, 2011). En Belgique, pour chaque enfant de moins de 12 ans, les deux parents travaillant à temps plein ont la possibilité de prendre un congé parental qui leur permet de réduire leur temps de travail d’un dixième pendant 40 mois, d’un cinquième pendant 20 mois, de moitié pendant 8 mois ou dans sa totalité pendant 4 mois. Malgré une politique forte de conciliation vie familiale et vie professionnelle, les congés parentaux restent plus fréquents chez les mères que chez les pères (Mortelmans et Fusulier, 2021). D’après Wood et Marynissen (2019), ce constat est davantage dicté par des normes de parentalité genrées que par des stratégies rationnelles. Peu de couples suivent une logique basée uniquement sur le revenu, selon laquelle l’individu dans le couple qui gagne le moins prendrait ce congé.

Au vu de la pluralité des modes d’engagement paternels, il est utile de comprendre comment les représentations des pères à propos de leur propre rôle se sont modifiées et diversifiées au sein des familles. Au-delà de ces différences entre pères, les représentations des pères et des professionnel.le.s semblent évoluer à des vitesses inégales. Pères et professionnel.le.s peuvent avoir des attentes variées dans leurs interactions. Il est par conséquent nécessaire de comprendre, en relation avec la manière dont les pères perçoivent leur propre rôle, comment ils vivent les interactions avec les professionnel.le.s de la petite enfance. Pour ce faire, il s’agit de saisir ce qui paraît « juste, normal et désirable » de faire en tant que père, soit de s’intéresser à leur éthos (Fusulier, 2011) et à sa relation avec les professionnel.le.s. La recherche commanditée par l’ONE comportait quatre volets : l’identification des profils sociodémographiques des pères en communauté française de Belgique, une revue des écrits scientifiques sur les pères et la petite enfance, le vécu des « partenaires parents-enfants » (PEPs) sur leur rapport aux pères via une méthode d’analyse en groupe (MAG), et enfin le vécu des pères sur l’engagement avec les professionnel.le.s de la petite enfance. Tout en s’appuyant sur l’ensemble de l’étude, le présent article présente plus spécifiquement les résultats du dernier volet.

Cet article se déploie en trois temps. Dans un premier temps, nous allons brièvement présenter la méthodologie mise en œuvre et la démarche de construction d’idéaux types. Ensuite, nous exposerons les quatre idéaux types issus de notre terrain et fondés sur les représentations que les pères ont de leur rôle paternel. Enfin, nous terminerons par une discussion cherchant à articuler les représentations que les pères ont de leur rôle paternel et les implications que ce dernier peut avoir sur la relation entre les pères et les professionnel.le.s de la petite enfance.

Méthodologie

Des entretiens semi-dirigés ont été réalisés entre les mois de septembre 2019 et novembre 2020 auprès de 21 pères d’enfant.s en bas âge[1].

Notre objectif était de diversifier les profils des pères en ce qui concerne leurs caractéristiques sociodémographiques tout en ayant à charge un enfant de 6 ans ou moins. Les pères ont été recrutés de différentes manières : par l’intermédiaire des PEPs ayant participé à la MAG, par sollicitation directe dans les salles d’attente de l’ONE, et – compte tenu des difficultés de recrutement rencontrées particulièrement en période de pandémie de COVID-19 – par échantillonnage boule de neige en recourant aux réseaux personnels des chercheur.e.s. Les auteurs n’ayant pas de lien avec l’ONE en dehors de cette recherche, ils n’ont aucun conflit d’intérêts vis-à-vis de la recherche. Si les réseaux personnels des chercheur.e.s ont été sollicités en tant qu’intermédiaires pour étendre l’échantillon, aucun participant n’était personnellement connu des chercheur.e.s ayant réalisé l’analyse.

La chargée de recherche ayant mené les entretiens est sage-femme de formation et diplômée en santé publique. Les chercheur.e.s ayant analysé les données s’inscrivent également dans ce champ disciplinaire et deux d’entre eux.elles ont une formation de sociologues.

Le protocole de la recherche a été soumis au comité d’éthique de l’ONE en janvier 2019. L’équipe de recherche a informé au préalable chaque participant des objectifs et de la méthodologie de la recherche, s’est assurée du consentement éclairé de chacun et a insisté sur la possibilité de quitter l’étude à tout moment. Les chercheur.e.s se sont engagé.e.s à conserver les enregistrements et retranscriptions d’entretien pour une durée minimale de 10 ans et maximale de 20 ans, sauf demande contraire des participants. Les informations ont été anonymisées en attribuant des noms fictifs à chaque père et en recourant à des catégories larges (par exemple : référence à une tranche d’âge plutôt qu’à un âge précis, localisation).

Les pères inclus dans l’échantillon avaient au moins un enfant entre 2 mois et 6 ans au moment de l’entretien, qu’il soit premier-né ou non. Ils étaient âgés de 24 à 48 ans et appartenaient à des configurations familiales diversifiées, à savoir mariés, en couple avec la mère de l’enfant, ou séparés de cette dernière, tandis qu’un répondant formait une famille d’accueil avec un autre père (dans le cas d’un enfant placé par le juge lorsque les parents peuvent difficilement le prendre en charge). Un peu plus de la moitié des répondants (13) ont un diplôme d’enseignement supérieur. La majorité des pères avaient la nationalité belge, deux d’entre eux avaient la nationalité algérienne et un avait une double nationalité belge et italienne.

Les entretiens ont été réalisés à l’aide d’un guide qui comprenait quatre thématiques : la relation père-professionnel.le.s, la construction et le développement de sa parentalité, le rapport entre conjugalité et parentalité, et la relation avec l’entourage. Le guide d’entretien avec les pères portait spécifiquement sur leur rapport aux PEPs de l’ONE, ces intervenant.e.s. psychosociaux.ales et paramédicaux.ales qui encadrent les consultations et assurent les visites à domicile postnatales qui sont systématiquement proposées à tous les nouveaux parents. On trouve parmi ces PEPs différents métiers, mais la plupart du temps ils.elles agissent selon un binôme composé d’un travailleur.euse social.e et d’un.e infirmièr.e. Ce guide se centrait également sur la période spécifique pour la construction de leur rôle de père que constituent les six premiers mois après la naissance. Cependant, nous devons constater que dans les propos des pères interviewés, les PEPs ne sont pas précisément identifié.e.s et sont confondues dans un ensemble plus large d’intervenant.e.s de soutien à la parentalité depuis la naissance jusqu’à l’âge scolaire (sages-femmes, gynécologues, pédiatres, kinésithérapeutes, ostéopathes, puériculteurs.trices et instituteurs.trices) et dans différents contextes (consultations et visites à domicile de l’ONE, garderie et crèche, consultations médicales et paramédicales privées, écoles).

D’une durée de 58 à 115 minutes, les entretiens ont été entièrement retranscrits à partir des enregistrements. Après une relecture globale de chaque entretien, l’analyse thématique nous a permis d’identifier les axes en fonction desquels comparer les attitudes des pères interviewés : position dans le couple parental, rôle principal dans la famille, relation avec son enfant, référence paternelle, comportements, place, attentes et comportement face aux professionnel.le.s, évaluation de leurs attitudes. L’opération suivante a été de reconstituer la rationalité des similitudes et différences entre les attitudes paternelles exprimées. Pour ce faire, nous avons utilisé la méthode des idéaux types. Par idéal type, il faut entendre une reconstruction intellectuelle qui réduit la complexité des informations issues des entretiens autour d’une épure, d’une représentation simplifiée, exprimant une logique que certains interviews manifestent. Ainsi, nous avons dans un premier temps sélectionné les entretiens les plus caractéristiques et les plus éloignés les uns des autres quant aux modes d’engagement paternel pour débuter l’élaboration des idéaux types, pour ensuite puiser dans le reste du matériau afin de les diversifier et les enrichir. Nous avons donc extrait de notre échantillon quatre idéaux types de pères à partir d’une analyse qualitative des distances et des proximités entre les témoignages . Le processus de construction des idéaux types s’est accompagné de discussions récurrentes entre les chercheur.e.s dans le but de garder un juste équilibre entre la théorisation et le lien avec le matériel empirique. Ces discussions ont également permis aux chercheur.e.s de prendre de la distance vis-à-vis de leurs propres conceptions, les caractéristiques de l’équipe de recherche étant variées au regard de la thématique de recherche (genre, âge et modèles familiaux).

Il faut rappeler que l’idéal type ne doit pas être interprété comme un idéal à atteindre : il ne s’agit pas de porter un jugement moral ou évaluatif sur les différentes manières d’être père, mais d’en dresser un tableau synthétique. Il ne représente pas non plus une classe qui regrouperait des personnes concrètes, et nous ne mesurons pas le nombre de pères correspondant à un idéal type déterminé. Autrement dit, certains pères peuvent quasiment incarner un idéal type, tandis que d’autres le partagent partiellement ou en sont très éloignés, car ils se rapprochent davantage d’un autre idéal type.

Les quatre idéaux types construits à partir de notre matériau sont « le père égalitaire », « le père assistant », « le père prépondérant » et « le père incertain ». Chaque idéal type a été nommé selon la répartition des responsabilités parentales perçue par le père. Plus largement, les idéaux types traduisent l’engagement qu’un père considère avoir auprès de son enfant et les attentes qui en découlent vis-à-vis des professionnel.le.s. Il n’existe pas de définition univoque de l’engagement (Becker, 2006) ni de l’engagement paternel (Turcotte et al., 2001). Si on base notre article sur la classification de Turcotte, nous appréhendons la notion d’engagement paternel à travers la représentation que les pères ont de la nature de leur relation avec l’enfant (quelles activités et tâches les pères déclarent assumer vis-à-vis de l’enfant, quelle est la répartition perçue de cette responsabilité avec la mère), mais également de la qualité de leur relation avec l’enfant (quel lien affectif le père estime-t-il entretenir avec l’enfant et quelle en est la manifestation). En interrogeant les pères directement, nous avons entrepris de comprendre le rôle que ces pères déclarent prendre auprès de leur enfant associé à la place qu’ils souhaitent que les professionnel.le.s leur donnent.

Quatre idéaux types de père

Quatre types de pères ont été distingués selon la manière dont ils présentaient leur manière d’être père et dont ils appréciaient les interactions avec les professionnel.le.s. Différentes dimensions ont servi à l’élaboration de ces idéaux types : leur rôle principal dans la famille, la relation avec leur.s enfant.s, leur place revendiquée face aux professionnel.le.s, leurs attentes vis-à-vis des professionnel.le.s, leur comportement face aux professionnel.le.s, les initiatives des professionnel.le.s appréciées, et les attitudes des professionnel.le.s recherchées. La situation concrète d’un répondant dont la situation est particulièrement représentative est décrite en introduction de chaque idéal type dans un court paragraphe.

Le père égalitaire : la revendication d’une position égale à l’autre parent

La situation d’Adam, 37 ans, père de deux filles de 5 et 8 ans, illustre bien l’idéal type du « père égalitaire ». Il vit séparé de la mère de ses deux filles et assure leur garde une semaine sur deux. Quand Adam vivait en couple, les deux parents, tous les deux infirmiers, devaient régulièrement s’occuper seuls des enfants lorsque le conjoint devait assumer des horaires de travail irréguliers. Adam était impliqué dans l’allaitement des enfants, et n’hésitait pas à poser des questions aux professionnel.le.s sur la santé de ses filles. Il estime avoir une responsabilité affective envers elles, et qu’il est de son devoir de leur exprimer son amour verbalement comme physiquement, en les câlinant.

Le père égalitaire est l’idéal type correspondant certainement le plus à l’évolution normative de la société en matière d’implication paternelle. Le père égalitaire revendique une place équivalente à la mère dans le couple parental. Il considère avoir une position égale à l’autre parent, et les responsabilités et compétences des deux parents ne sont pas définies par leur genre. Sans toutefois prétendre être identiques, elles sont interchangeables : « [c]hez nous, c’est plutôt (ma compagne) qui est plus stressée et moi qui suis plus laxiste et dans d’autres couples c’est l’inverse. […] C’est ça, c’est des rôles et des responsabilités complémentaires pas identiques » (Michael, en couple, deux enfants).

Selon le père égalitaire, son rôle va bien au-delà de la représentation d’une figure d’autorité. Il entretient avec son enfant une relation intime et affectueuse : « [j]e pense qu’on a une relation comme ça très câline, très douce tous les deux, on joue beaucoup aussi » (Farid, en couple, deux enfants).

Être père signifie, pour le père égalitaire, être présent au maximum auprès de l’enfant, et lui assurer des soins directs au même titre que la mère. Ce père peut puiser son modèle paternel dans ce qu’il a vécu durant sa propre enfance, que ce soit pour reproduire un modèle ou, au contraire, s’en éloigner. Le père égalitaire a le sentiment d’être en adéquation avec les représentations dominantes au sein de sa génération.

« Mon père, c’est un vieux mec. Il ne sait pas cuisiner, il ne s’est jamais sorti lui-même les vêtements de son armoire. Avec les enfants, il faisait juste des trucs comme on était plus grand. Les mères faisaient tout. […] Cette vieille masculinité. […] On veut être homme, mais autrement ; ouvert, flexible, empathique. On peut avoir des émotions » (Thomas séparé, un enfant).

Un père proactif face aux professionnel.le.s

La manière dont le père égalitaire a construit sa paternité influence la façon dont il interagit avec les professionnel.le.s. Comme il se sent compétent et souhaite s’impliquer dans les soins de son enfant, il adopte un comportement actif envers les professionnel.le.s, n’hésitant pas à les questionner et à se montrer disposé à faire ce qui lui est demandé :

« [s]urtout à la maternité, j’étais très, très, très content parce que j’avais l’impression d’être récompensé pour mon investissement. J’avais envie d’être présent, j’étais vraiment à l’écoute, je posais des questions. Comme c’était une césarienne, ma compagne a été immobilisée pendant quelques jours quand même à la maternité. Mais quand elle appelait les sages-femmes, j’étais debout avant que les sages-femmes n’arrivent dans la chambre, alors qu’il n’y avait que 20 mètres. Et j’étais déjà occupé de faire mon maximum. Et donc avec toutes ces petites choses, elles avaient énormément de considération pour moi » (Nicolas, en couple, un enfant).

Il apprécie lorsqu’il ressent de la confiance et une certaine valorisation de ses compétences de la part des professionnel.le.s :

« [ç]a c’était génial. Le premier bain que j’ai donné, on m’expliquait : “généralement c’est nous qui le donnons et on explique, mais vous avez l’air confiant, attendez, je vais vous expliquer”. Et donc elle mettait mes mains comme il faut sur le bébé pour bien la tenir de manière safe et tout, c’était chouette » (Nicolas, en couple, un enfant).

Au contraire, ce type de père ne supporte pas ressentir une méfiance de la part des professionnel.le.s à son égard ou se sentir mis de côté par rapport à la mère :

« [i]l y avait j’ai l’impression un conflit genre générationnel. On se demandait un petit peu pourquoi l’homme venait à ce moment-là et ça se ne se comprenait pas. En fait, elles étaient un peu heurtées par la présence d’un homme et elles avaient très probablement beaucoup plus l’habitude de travailler avec des femmes et de s’adresser directement aux femmes. C’est vrai que je les sentais plus prudentes, moins en confiance peut-être avec l’homme à ce moment-là » (Adam, séparé, deux enfants).

Le père égalitaire s’attend à être invité aux consultations pré et périnatales, et à être considéré comme un interlocuteur à part entière sans qu’il perçoive une différenciation avec la mère.

La relation avec les professionnel.le.s sera harmonieuse si ils.elles établissent une symétrie dans la relation avec les deux parents, ne hiérarchisant pas entre eux les compétences et qualités pour prodiguer des soins à l’enfant et assurer son éducation. Néanmoins, il peut comprendre qu’il doive faire ses preuves avant d’obtenir la confiance des professionnel.le.s :

« [e]t il a fallu vraiment que je montre que j’étais apte et j’avais un peu ce sentiment de devoir montrer mon aptitude et de bien tenir la tête de l’enfant, de ne pas enlever la main de la table à langer quand on doit s’éloigner pour attraper un vêtement ou quelque chose. C’est bien ce genre de conseils, mais c’était quelque chose qui était clair pour moi » (Adam, séparé, deux enfants).

Le père assistant : la revendication d’un rôle d’assistance à l’autre parent

Afin d’introduire l’idéal type du « père assistant », nous partirons d’un nouveau cas concret, celui de Waly, 35 ans. Waly vit avec sa femme et ses quatre enfants de 18 mois, 8 ans, 10 ans et 11 ans. Sa femme a arrêté ses activités pour s’occuper des enfants, tandis que Waly travaille en tant qu’ouvrier, métier qui le fatigue beaucoup. Il a eu la possibilité de prendre un congé parental pour se libérer un jour par semaine afin d’aider sa femme à la naissance de ses trois premiers enfants. En ce qui concerne la répartition des tâches parentales, Waly se charge des trajets vers les activités des enfants les soirs en semaine et les fins de semaine. Quand sa journée de travail ne l’a pas trop épuisé, il aime jouer avec ses enfants au parc ou les emmener manger quelque part. Cela lui permet de soulager sa femme. Il estime que son rôle est de soutenir son épouse au quotidien, mais, selon lui, il n’égalera jamais la mère dans ses capacités à élever des enfants en bas âge. Il ne s’adresse jamais spontanément aux professionnel.le.s au sujet de ses enfants, bien qu’il soit ouvert à recevoir des informations de leur part.

Comme l’illustre Waly, le père assistant occupe une place secondaire dans le couple parental, à tout le moins en ce qui touche les soins aux enfants. Autrement dit, la mère détient le rôle principal auprès de l’enfant. Le rôle de père est double : pourvoyeur principal de revenu et soutien à la mère au quotidien : « [c]’est vrai qu’il [le père] est un peu là pour être la roue de secours et soulager au maximum. […] Le fait d’être le plus utile, je pense, pour un père, c’est de soulager son épouse et de l’aider dans l’éducation et dans les efforts du quotidien » (Waly, marié, 4 enfants).

Cette répartition des tâches se base sur une représentation genrée des compétences maternelles et paternelles. Bien que ce modèle de paternité se rapproche du schéma traditionnel de l’homme gagne-pain et de la femme principale pourvoyeuse de soins, le père assistant est soucieux d’aider l’autre parent et de tisser un lien affectif avec son enfant :

« [c]e n’est pas juste être strict et les règles. Je n’aime pas ça. J’ai un peu eu ça dans mon enfance et à un moment c’était “il faut écouter sans bruit, c’est juste papa”. Elle va vouloir se confier, parler avec moi, elle va vouloir entrer en conflit avec moi pour les choses auxquelles elle n’est pas d’accord. Pour moi c’est plutôt une relation d’amitié » (Jérémy, en couple, un enfant).

L’éthos du père assistant s’est construit à travers les références observées durant son enfance et de modèles culturels, parfois religieux, véhiculant l’idéologie d’une complémentarité naturelle entre les sexes.

Un père en retrait face aux professionnel.le.s

Cet éthos paternel conditionnera les attentes vis-à-vis des professionnel.le.s, acceptant de se mettre à leur disposition le cas échéant et à recevoir des consignes précises de leur part. Par exemple, Waly est fier d’avoir pu aider les infirmières au cours de l’accouchement :

« [j]e les suivais en fait dans ce qu’ils disaient à mon épouse et je répétais, j’encourageais mon épouse dans ce que les infirmières, dans ce que les infirmières voulaient et voilà. Ouais c’était comme ça et il y a un moment, c’est vrai que pour le dernier, ils m’ont demandé de mettre mon épouse dans une certaine position et c’est ce que j’ai fait donc j’ai pu les aider à ce moment-là » (Waly, marié, quatre enfants).

D’une manière générale, il perçoit positivement les initiatives des professionnel.le.s qui le guident dans les tâches pratiques à mettre en œuvre pour seconder la mère. Il n’est pas pour autant proactif, il a tendance à rester en retrait si aucun.e professionnel.le ne l’interpelle. Par ailleurs, il est réticent à entrer dans un modèle égalitaire, qui ne fait pas sens pour lui. Le père assistant souhaite en réalité demeurer le second interlocuteur face aux professionnel.le.s parce que, pour lui, la mère est la première dispensatrice des soins aux enfants. Il peut être heurté par des demandes qui lui seraient faites de s’impliquer davantage :

« [l]a dame mettait une petite musique apaisante et faisait faire des exercices à ma femme sur le ballon. Elle parlait tout bas et disons que, systématiquement, je m’endormais chez cette dame. Je me suis fait engueuler comme un poisson pourri parce que je m’endormais chez elle. Et je m’ennuyais à mort. Et comme j’avais du boulot aussi dans la maison, disons que je considérais ça aussi comme une grosse perte de temps. Ce n’est pas très sympa pour ma femme d’ailleurs. Mais, c’était, voilà, vu mon état de fatigue c’était trop demander. Je préfère aller travailler » (Noah, marié, deux enfants).

Le père prépondérant : la revendication de compétences supérieures aux compétences de la mère

La situation d’Armand, 24 ans, père d’un enfant de 6 mois, nous permet d’introduire l’idéal type du « père prépondérant ». À la suite de sa séparation avec la jeune mère, Armand vit en ménage recomposé. Adolescent, il désirait faire le métier d’instituteur en école maternelle, mais il n’a pas terminé sa scolarité et est désormais au chômage. Il s’est occupé seul de sa fille à sa naissance parce que la mère a souffert d’une dépression. Actuellement la relation avec cette dernière est compliquée, et la garde de sa fille se décide au jour le jour. Armand a une relation fusionnelle avec sa fille, et selon lui, être père signifie de se dévouer pour son enfant. Il déclare avoir plus de facilités que son ex-compagne à s’occuper de sa fille. Armand est très impliqué face aux professionnel.le.s, mais il regrette que le rôle de la mère soit constamment mis en avant alors qu’il s’estime plus compétent qu’elle. Il vit difficilement ce qu’il interprète comme un manque de confiance de la part des professionnel.le.s, et la non-prise en compte de sa sensibilité en tant que père.

À l’inverse du père assistant, le père prépondérant réclame des professionnel.le.s qu’ils.elles reconnaissent et misent sur sa capacité à s’occuper de son enfant (y compris sur le plan affectif), qu’il considère au moins égale si ce n’est supérieur à celle de la mère. Ce positionnement peut résulter d’une répartition des tâches momentanée (par exemple : lorsque la mère souffre d’une dépression) ou plus durable (par exemple : lorsque cela résulte d’une négociation des rôles parentaux avec la mère), il peut intervenir dans un contexte de conflit avec la mère (par exemple : dans le cas d’une séparation). Le père s’estime lui-même plus apte à s’occuper de l’enfant. Il revendique des compétences parentales et dénonce « l’instinct maternel » (cf. infra) considérant que lui aussi peut comprendre son enfant sans devoir communiquer verbalement avec lui.

« Il y a des moments où j’ai l’impression d’être un peu en connexion avec lui, de comprendre un peu, de ressentir un peu ce qu’il ressent […] Des fois je me dis “mais comment elle a fait pour pas ressentir ça quoi ?” Et donc, des fois, je ne veux pas être trop dans la négociation. Parfois je veux vraiment imposer. Et je ne me trompe pas. Donc… Ça pour le coup, l’instinct maternel, je n’y crois pas » (Marco, en couple, un enfant).

Le père prépondérant a une relation très affectueuse avec son enfant, relation qu’il estime plus forte que la relation entre l’enfant et la mère. 

Il se présente d’ailleurs comme très sensible aux sentiments et aux maux de son enfant. La plupart du temps, ce type de père ne peut se baser sur aucun modèle dans son entourage ou la société qui l’entoure pour construire son éthos paternel : il le construit à partir de la situation vécue : « [m]on père n’a jamais été là pour moi donc j’ai dû me forger tout seul, c’était pas… ça, ça n’a pas été facile » (Armand, en ménage recomposé, un enfant).

Un père en attente de considération de la part des professionnel.le.s

Le père prépondérant s’attend à être reconnu par les professionnel.le.s dans son rôle de principal dispensateur de soins, tel qu’il se définit lui-même. S’il perçoit qu’un.e professionnel.le le secondarise au profit de la mère, cela peut créer ou renforcer des conflits dans le couple parental :

« [i]ls font souvent allusion bah aux neuf mois que bébé est resté dans le ventre de maman, donc ils ont ce lien avec… ce lien avec maman donc que le papa n’a pas spécialement. Ici mon ex-compagne comprenait que c’est elle qui devait tout faire et que moi, ma place, à la longue expliquée comme ça, ma place n’était pas spécialement là. […] À l’heure actuelle dans la façon qu’elle a compris les choses avec le pédiatre et tout ça bah son rôle est plus important donc euh… Elle essaie de m’exclure de plus en plus de la vie de, de la petite » (Armand, en ménage recomposé, un enfant).

Les professionnel.le.s qui s’orientent davantage vers la mère, et parfois persévèrent même lorsqu’elle ne souhaite pas ou n’est pas en mesure d’échanger avec eux (par exemple : dans le cas d’une dépression), entrent en contradiction avec l’éthos paternel que le père prépondérant s’est forgé le plus souvent en opposition avec les normes dominantes de son entourage. Se fondant sur sa relation, notamment affective, à l’enfant et les compétences qu’il estime avoir acquises, ce type de père s’attend à être reconnu et pris en considération par les professionnel.le.s. Il apprécie lorsqu’on se réfère à son expertise de père. Il aime également quand les professionnel.le.s sont à l’écoute de sa sensibilité. En somme, il souhaite être l’interlocuteur privilégié face aux intervenant.e.s parce qu’il s’estime comme le parent le plus apte. Si le père prépondérant recherche naturellement des informations auprès des professionnel.le.s, il peut faire profil bas s’il ressent des réticences à son égard et tenter d’installer progressivement et sur le long terme la confiance avec eux.elles :

« [a]u départ, ils avaient assez de problèmes de donner la place au père. À un moment donné, ils voyaient qu’il fallait qu’ils discutent avec moi pour arranger un peu les choses parce qu’elle était tellement dans une dépression couplée à la rage […] Et là, l’école a remarqué plusieurs fois qu’elle arrive dans un état comme ça, qu’elle ne sait plus parler. Moi, j’ai appris entre-temps, en ces moments-là de ne pas parler pour elle pour ne pas paraitre comme l’homme qui prend le dessus […] Et là, de nouveau à l’école, c’est à moi qu’on téléphone d’abord. Ils ont changé les formulaires à l’école. Ils mettent juste : “un parent et autres parents”, quelque chose comme ça. Ce n’est plus mère, père et personne à contacter » (Thomas, séparé, un enfant).

Le père incertain : un père en recherche de sa propre place

Ce quatrième et dernier idéal type, celui du « père incertain », est introduit par la situation de Rayan, 31 ans. Il est développeur informatique et vit avec sa femme et sa fille de 2 ans. Dans les premiers mois après la naissance, il éprouvait des difficultés à s’occuper de sa fille, ne parvenant pas à trouver sa place face au lien fort qui s’était installé entre la mère et le bébé durant la période d’allaitement. À cette période, Rayan avait des difficultés à créer une relation avec son enfant. Par exemple, il n’arrivait pas à le calmer lorsqu’il pleurait. Il se sent souvent maladroit dans ce qu’il entreprend comme père. Il manifeste un souci de trouver sa juste place dans le couple parental. Au moment de l’enquête, Rayan conduit et reprend sa fille à la crèche, moment qu’il apprécie puisque cela lui permet d’établir un contact privilégié avec elle. Pour ainsi dire, il ne parvient pas à définir clairement son rôle de père. Il observe avec un certain regret que la mère semble toujours plus importante que le père aux yeux de sa fille. Dans le même temps, il estime que la mère est plus compétente que lui en matière de soins et d’éducation. Rayan aime lorsque les professionnel.le.s prennent du temps avec lui, se montrent bienveillant.e.s et lui prodiguent des conseils.

Le père incertain est sans doute l’idéal type le plus complexe parce qu’il est à la recherche de sa place en tant que père. Il peut adopter une position inférieure, égale ou supérieure à la mère au fil des situations. Il n’a en réalité pas encore trouvé le rôle à jouer qui lui convient. Il peut se mettre en retrait à la manière du père assistant ou s’affirmer progressivement à côté de la mère pour entrer dans un schéma plus égalitaire :

« [a]u début, je n’étais pas très sûr de moi. Mais c’est le premier enfant, on a peur de faire mal. Maman a déjà des habitudes, que moi je n’avais pas. J’ai dû me créer mes habitudes, en fait. […] Avec ma première c’était… J’ai dû trouver mes marques. Avec le petit bout maintenant on se dit toujours “comment on va faire ?” et ça coule de source quoi. Donc maintenant, je pousse maman plus à côté en disant : “Laisse-moi faire. Arrête, arrête de me dire comment je dois faire les choses” » (Noah, marié, deux enfants).

À côté de la dyade mère-enfant, il éprouve des difficultés à établir un lien avec l’enfant :

« [o]uais c’est vrai que parfois il pleure, tu veux le bercer tant que tu veux et puis finalement tu le donnes à la mère, là ça va mieux parce qu’il a peut-être juste envie d’un câlin de la maman en tant que telle. Donc parfois tu te dis, tiens, c’est un peu injuste et […] parfois je trouve que c’est plus marqué vers le côté de la mère » (Kevin, marié, un enfant).

Il hésite sur le comportement à adopter au sein du couple parental. Il est conscient que le père a un rôle important auprès de l’enfant, mais il ne parvient pas à le définir. Manquant de repères, le père incertain est encore en construction d’un éthos paternel.

Un père ayant besoin d’être guidé par les professionnel.le.s

Cette incertitude modulera les échanges avec les professionnel.le.s. Il souhaite être guidé, soutenu et rassuré. Pourtant, il ne prendra pas l’initiative de poser des questions par crainte d’être jugé. Il peut ainsi se retrouver dans des situations inconfortables comme l’extrait ci-dessous en témoigne :

« [à la maternité] il fallait que ça aille vite. Il fallait tout comprendre rapidement et faire. Enfin, c’est mon point de vue. Comme si on devait déjà tout connaître en fait. On arrive là c’est notre premier enfant et il faut tout connaître, il faut tout savoir. Ils n’expliquent rien. […] Après elles sortent, on me la donne dans les bras et on me demande quelle chambre c’était mais je ne sais pas moi. Pour moi, il y avait qu’un étage j’ai dit le numéro de la chambre, mais c’était deux étages donc c’était compliqué. […] Un beau matin, on arrive. On fait une césarienne. Après on me donne un bébé dans les bras qui est tout bleu ce qui est assez spécial. Après on t’envoie dans la chambre comme ça avec le bébé. Aucune explication. Rien. On m’a dit qu’on pouvait faire peau contre peau, on ne l’a jamais fait. Quand j’ai posé la question, on m’a dit qu’il était trop tard » (Jérémy, en couple, un enfant).

Le père incertain doit être rassuré. Afin de créer un climat de confiance, les professionnel.le.s peuvent inviter le père incertain sans la mère à la consultation pour augmenter son sentiment d’utilité et sa confiance en soi :

« [c]e n’est pas facile parce qu’il y a, il y a le fait qu’elle soit médecin. Et puis le fait qu’elle soit la maman et j’ai, je me suis toujours senti un petit peu à l’extérieur de ça. […] Et le contact était évidemment beaucoup plus facile quand j’étais tout seul. Donc c’est pour ça que c’était très, c’est très agréable d’y aller tout seul que avec (ma compagne) parce que je n’avais pas l’impression d’être très utile. […] Je n’avais pas l’impression que ça soit super utile que je sois là. Sauf si j’y allais seul et ça c’est d’ailleurs comme ça que j’ai demandé à y aller seul à part pour voir la tête du pédiatre et tout ça c’est important » (Sylvain, en couple, deux enfants).

Le père incertain souhaite être guidé dans le processus de construction de son éthos paternel ne sachant et ne ressentant pas exactement ce qu’il est juste, normal et désirable de faire en tant que père ; il ne demande qu’à être accompagné par des professionnel.le.s qui lui prodiguent un soutien et des conseils avisés.

Tableau 1

Caractéristiques principales des quatre idéaux types de pères

Caractéristiques principales des quatre idéaux types de pères

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Une diversité de manières d’être père et des attentes différenciées à l’égard des professionnel.le.s

Adoptant une approche compréhensive, il s’est agi de mettre en rapport les représentations que les pères d’enfants en bas âge ont de leur engagement paternel et les conséquences sur leur relation avec les professionnel.le.s. Si l’on constate une volonté des pères à s’engager plus activement qu’auparavant dans le soin et l’éducation de leurs enfants, on aurait cependant tort de penser que ces transformations de la paternité sont univoques ou monolithiques.

Notre échantillon rencontre certaines limites, notamment en raison des modes de recrutement que nous avons dû mettre en œuvre en particulier en situation de pandémie, ce qui a induit une forte représentation de pères ayant un diplôme de l’enseignement supérieur dans notre échantillon. Même s’il est probable que les pères ayant répondu positivement à notre sollicitation soient plus impliqués auprès de leur enfant (d’où la figure du père absent ou démissionnaire n’est pas présente), constituer l’échantillon via d’autres canaux que les professionnel.le.s a eu l’avantage d’éviter une représentation trop forte de personnes ayant des rapports consensuels avec ceux.celles-ci.

Quoique diversifié, notre échantillon ne nous permet pas d’établir un lien entre les quatre types d’engagement et les caractéristiques sociodémographiques des pères. Or, on sait que la conception et le partage des rôles parentaux ne sont pas indépendants des milieux sociaux (Geay, 2014). De plus, il est possible qu’un père navigue entre différents idéaux types au fil de son parcours de paternité. Sur la base de nos résultats, nous pouvons émettre l’hypothèse qu’un père se rapproche davantage du père incertain lorsqu’il est inexpérimenté ou dans les premiers instants passés avec l’enfant. Ce sentiment d’incertitude diminuerait avec son expérience, et le père trouverait progressivement sa place en tendant vers une implication de type égalitaire, assistant ou prépondérant. La méthodologie utilisée ici ne permet pas de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse, néanmoins d’autres recherches sont en cours pour investiguer cet aspect. Des recherches plus approfondies devraient être menées sur la base de ces résultats afin d’affiner ou compléter nos idéaux types.

Les résultats de notre étude nous ont conduits à construire quatre idéaux types : le père égalitaire, le père assistant, le père prépondérant et le père incertain. Le tableau 1 reprend les principales caractéristiques des idéaux types présentés dans cet article. Ces derniers reposent sur les représentations que les pères nourrissent quant à leur propre rôle, que ce rôle soit effectif ou non. Les différents engagements paternels sont issus en partie de ce que le père a vécu avec ses parents ou de modèles dans son entourage proche pour essayer de s’en détacher ou de s’en rapprocher (Chin et al., 2011), mais également des références sociétales : le manque de repères sociétaux relatifs au rôle paternel est perceptible chez le père prépondérant comme chez le père incertain.

En somme, le père égalitaire et assistant fonctionnent selon des normes sociétales. Le père prépondérant quant à lui se base sur une nécessité perçue d’augmenter son implication à un moment précis ou simplement sur ses prédispositions paternelles, mais il ne retrouve pas de normes à laquelle se raccrocher dans la société. Le père incertain enfin est défini sur la base de ses difficultés d’engagement et se situe dans une phase de transition avant d’établir le degré d’engagement qui lui correspond.

Il est utile de s’intéresser aux représentations des pères de leur engagement parce que ces dernières conditionnent les attentes envers les professionnel.le.s de la petite enfance. Certains pères investis ne voient pas la perception qu’ont les autres acteurs changer pour autant (Blöss et Odena, 2005). Les représentations que les pères ont de leur rôle paternel peuvent entrer en consonance ou en dissonance avec celles qu’en ont les mères ou les professionnel.le.s et chaque idéal type de père a des besoins différenciés quant aux professionnel.le.s. Par exemple, le père assistant souhaite ne pas être leur premier interlocuteur, contrairement au père prépondérant ; le père égalitaire revendique la reconnaissance d’une symétrie entre le père et la mère ; alors que le père incertain désire être guidé dans la construction de son rôle paternel. En résumé, le père égalitaire demande de la confiance dans sa capacité, jugée égale à celle de la mère, à s’occuper de son enfant. Le père assistant souhaite des conseils pour qu’il puisse soutenir la mère dans son rôle de pourvoyeuse de soins, mais sans qu’on exige de lui des implications qui pourraient entrer en concurrence avec le rôle de pourvoyeur de revenus qu’il adopte. Le père prépondérant réclame au contraire des professionnel.le.s qu’ils.elles reconnaissent sa capacité à s’occuper de son enfant (y compris sur le plan affectif) et estiment ses compétences parentales supérieures à celle de la mère. Enfin, le père incertain a besoin d’être accompagné pas à pas pour définir la place qui lui convient et acquérir les compétences associées.

Ce système d’attentes variées n’est pas sans conséquence sur la qualité de la relation avec les professionnel.le.s : par exemple, si ces derniers.ères se montrent matricentré.e.s, ils.elles vont indisposer les pères égalitaires ou prépondérants, voire entrer en conflit avec eux. Ainsi, les professionnel.le.s de garde appellent prioritairement la mère lorsque l’enfant est malade, plaçant le père dans une position secondaire quant à la prise en charge du jeune enfant (Blöss et Odena, 2005). En outre, les intervenant.e.s de la santé, du social et de l’éducation nourrissent des représentations plus négatives envers les pères que les mères (De Montigny et Lacharité, 2012). D’autres enquêtes ont montré que certain.e.s jugeaient la présence des pères « envahissante » et « embarrassante » : des hommes dans un monde de femmes (Lamour et Letronnier, 2003). Même lorsque leurs représentations semblent plus favorables à l’implication des pères, les intervenant.e.s peuvent se sentir démuni.e.s face à l’évolution des rôles parentaux à laquelle leur formation et socialisation professionnelles ne les ont pas nécessairement préparé.e.s et font part de leur désarroi face au manque d’outils à leur disposition. Dès lors, il n’est pas rare que des pères se sentent mis à l’écart, exclus ou moins pris en considération que leur conjointe dans les discussions sur leur enfant (De Montigny et Gervais, 2016), lorsque les professionnel.le.s sont indifférent.e.s face au père, lui tournent le dos ou ne s’adressent pas à ce dernier (De Montigny et al., 2015). Le père égalitaire peut vivre cette attitude comme un affront. En revanche, le père assistant sera conforté dans sa position. Le père incertain peut quant à lui être déstabilisé par des professionnel.le.s qui le sollicitent en présupposant qu’il possède les compétences pour accomplir son rôle paternel tandis qu’il cherche à le construire et à l’apprendre. Les processus de socialisation contribuant à définir les identités, notamment l’identification à un rôle paternel, reposent sur la confrontation, dans les pratiques sociales, entre la manière dont on se perçoit soi-même (l’identité pour soi) et cette identité telle qu’elle est reconnue ou non par les autres (l’identité pour autrui) (Dubar, 1991).

Ces résultats ne sont pas sans intérêt pour les professionnel.le.s et les institutions puisque les idéaux types peuvent servir de boussole pour orienter les interactions avec les pères. De nombreuses études montrent que l’implication des pères tend dans l’ensemble à s’intensifier, en particulier au sein des garderies et des centres médicaux (Neyrand, 2015). Néanmoins, les pères seraient moins enclins à demander de l’aide aux professionnel.le.s que les mères, et les pères en moins bons termes avec la mère sont moins présents en consultations. Inviter le père en consultation est une responsabilité professionnelle, en mettant des stratégies d’adaptation en œuvre pour faciliter leur venue (via l’aménagement des horaires ou du cadre d’accueil en incluant des pères dans les supports visuels ou les noms des institutions) (Frascarolo et al., 2017). D’autres stratégies d’adaptation permettraient également d’augmenter l’inclusion des pères : ajouter des demandes d’informations sur le père dans les documents administratifs, adapter son discours aux pères en utilisant de l’humour, leur donner des idées concrètes pour qu’ils s’impliquent, proposer des informations de façon similaire aux deux parents, ou demander l’avis du père sur les différentes interventions proposées (Frascarolo et al., 2017 ; Gervais et De Montigny, 2019). Comme nos résultats l’ont mis en évidence, ces stratégies sont à évaluer et adapter selon les attentes de chaque père. Par exemple, fournir des informations similaires aux deux parents ne conviendrait pas au père assistant ; en revanche, lui donner des informations concrètes afin d’accompagner son engagement au quotidien serait mieux perçu par ce dernier.

Selon De Montigny et Lacharité (2012), l’un des enjeux actuels pour les organismes dédiés aux familles est de définir un modèle de l’engagement des professionnel.le.s qui prend appui sur des pratiques collaboratives et de co-construction avec les parents des schémas d’intervention, d’aide et d’accompagnement. La mise en évidence de ces quatre idéaux types démontre la nécessité d’adapter les interventions aux besoins des familles, et des pères plus spécifiquement dans une démarche collaborative et informée.

Conclusion

Face à la montée en puissance de l’engagement paternel et à la diversité des formes qu’il prend, il est essentiel d’interroger les représentations que les pères ont de leur rôle et des rapports avec les professionnel.le.s de la petite enfance. Sur notre terrain belge, ces transformations accompagnent des évolutions normatives et la volonté politique de renouveler le modèle d’intervention – les écrits internationaux nous montrent que cela n’est pas propre à la Belgique (Fusulier et al., 2022) : la co-construction de l’accompagnement et la négociation des rôles et des attentes prennent de plus en plus de place dans les logiques sous-tendant les formes d’intervention, qu’il s’agisse de la mère comme du père. Les professionnel.le.s sont invité.e.s à tenir compte des conditions de vie des parents et de ce à quoi chacun d’entre eux accorde de l’importance. Par conséquent, la compréhension des différentes attitudes paternelles à travers les idéaux types présentés dans cet article est susceptible de permettre aux professionnel.le.s d’ajuster leurs interventions afin d’éviter des mécompréhensions réciproques.