Article body

Introduction

Certaines familles sont marquées par des trajectoires de migrations multiples. Ces déplacements sont la conséquence d’une diversité de situations individuelles ou collectives inscrites dans des contextes historico-politiques donnés. Ces trajectoires migratoires placent les individus, soit du côté des dominants (proximité culturelle, religieuse), soit du côté des dominés (culture éloignée, ou considérée comme telle, ex-colonisés…). Toutes ces trajectoires familiales portent en elles le déracinement originel, la recherche d’une place dans une nouvelle société, sans pour autant se détacher des origines dans un jeu souvent subtil d’un « entre-deux », entre d’où je viens et qui je suis. Ce processus est lent et ne s’opère pas à l’identique pour chacune des générations et pour chaque individu. Cet entre-deux – d’où je viens et qui je suis – produit des effets sur la construction sociale et subjective des familles, sur ce qui est dit et ce qui est tu. Les récits de l’histoire familiale et de la mémoire familiale apparaissent souvent morcelés, fabriqués, voire indicibles. La transmission existe toutefois sous des formes plurielles et complexes. Elle s’imprègne d’un ici et d’un là-bas réel ou fantasmé y compris dans le déploiement de jeux d’alliances s’étant opérés au fil des générations pour un effacement des origines. Les plus jeunes, quant à eux, regardent le passé sans ornières et construisent un autre récit ancré dans leurs préoccupations du temps présent.

Ce travail s’inscrit dans le cadre conceptuel de l’analyse institutionnelle développé par Lourau (1970) et la démarche socioclinique proposée par Monceau (2019), ce qui me permet de penser les tensions sociohistoriquement contextualisées de l’institution familiale.

Contexte

La famille étudiée a construit son récit, tout d’abord à partir du premier périple – au milieu du 19e siècle – d’un couple andalou venu s’installer dans l’Oranais durant la période coloniale de l’Algérie. La région d’Oran a historiquement appartenu à l’Espagne pendant trois siècles sans réelle volonté de colonisation, mais plutôt comme « point stratégique ». La population espagnole est très fortement représentée avant la naturalisation automatique des Européens d’Algérie en 1889, ne permettant plus ensuite de distinguer officiellement la population espagnole de celle française hormis par le nom de famille qui reste un marqueur de l’origine.

Peu d’informations avérées expliquent les raisons pour lesquelles le couple a migré. Les explosions sociales ont frappé le secteur agricole andalou à la même époque (Vilar, 2002), la proximité d’un territoire de langue et de culture, le désir d’une nouvelle vie… Leur fille, Antonia, deviendra le pilier de l’histoire familiale et du mythe migratoire. Elle nait à Sidi-Bel-Abbès dans cette famille catholique. Elle est scolarisée et maitrise le français à l’oral et à l’écrit ainsi que le calcul. Antonia continuera à parler l’espagnol dans la sphère privée comme dans la sphère publique tout au long de sa vie. Elle a d’ailleurs transmis cette langue aux enfants qu’elle a élevés. En premières noces, elle a épousé Félix, jeune émigrant juif alsacien, avec lequel elle aura quatre enfants. Félix est mort à son retour de la première guerre mondiale en 1917. Antonia est alors enceinte d’un enfant dont le père est Ahmed, écrivain public. De cette union, cinq enfants naitront, qui ont tous eu à leur naissance des prénoms musulmans (officiels) et des prénoms chrétiens d’usage donnés par Antonia. L’ensemble de la fratrie issue des deux lits ne fait l’usage que de leurs prénoms chrétiens.

Dans la quête d’être identifié comme appartenant à la société européenne d’Algérie, le prénom est l’un des moyens d’y parvenir. On sait que les Juifs, au fur et à mesure de leur éloignement de la société indigène, ont procédé à une occidentalisation de leur prénom. Le même chemin a été pris par la famille d’Antonia avec tout de même des particularités notables. La première est l’origine catholique et européenne de la mère à laquelle toute la famille s’accroche comme étant la garantie d’appartenir à la nation française, en vertu de la loi de naturalisation automatique de 1889. La seconde, la fratrie aînée est elle aussi de souche occidentale et sa judaïté n’est pas indigène (Bessaoud-Alonso, 2008).

L’appartenance au groupe familial assumée et revendiquée se fait du côté de la mère et de l’héritage espagnol qui les placent du côté des Européens d’Algérie, en particulier à celle de pieds-noirs qui se construit à l’arrivée en métropole comme une forme de régionalisme hors-sol. Être pieds-noirs les rattache à un monde qui n’existe plus, mais il nourrit une nostalgie pour les générations nées en Algérie.

Dès à présent, il faut souligner la complexité des relations intrafamiliales qui auront des conséquences sur les vies des individus et la transmission aux générations suivantes. J’ai précisé que la famille était constituée d’une fratrie issue de deux lits. La première est européenne, une mère espagnole catholique, un père alsacien juif ; la seconde mixte, le père étant algérien musulman. En situation coloniale, cette distinction de l’origine au sein d’une même famille révèle des enjeux identiques à ceux de la société dans son ensemble. « En Algérie, la notion d’indigène ne renvoyait donc pas seulement aux “natifs d’un pays”. Érigée en catégorie juridique, elle signifiait l’assujettissement à un régime statutaire discriminatoire, assignant les individus à une altérité irréductible » (Baussant, 2004). La question des populations et de leur composition m’est apparue comme inévitable dans cette reconstruction historique. J’ai voulu savoir quelles étaient les populations en place avant l’arrivée des Français, ce qu’avaient en commun et ce qui séparait la population musulmane et la population juive. Je me suis attachée à définir ce que l’on entendait par « population européenne » dans ce contexte, et qui étaient les premiers Français débarqués en Algérie pendant la période de la conquête. J’ai présenté les populations par le statut qui les a identifiées et les a séparées. À travers le code de l’indigénat de 1881, le décret Crémieux de 1870 et la loi de naturalisation de 1889, j’ai ensuite montré comment les individus sont entrés dans des catégories, des sous-catégories ayant balisé leurs vies et celles de leur descendance en les assignant a une place qui conditionna fortement leur construction sociale et psychique. Des dispositifs politiques et juridiques furent les outils de la mise en place d’un processus séparatiste. Au-delà de la loi catégorisant les individus selon leur origine culturelle, les institutions – et spécifiquement l’institution scolaire – ont participé à ce processus.

À partir des travaux de Schutzenberger (2015), la problématique du transgénérationnel m’a apporté des éléments d’élucidation et de compréhension de l’histoire familiale. Je me suis également inspirée des travaux de Gaulejac sur la névrose de classe que j’ai transposée en « névrose coloniale ». De plus, j’ai pensé la transmission à travers le travail de Hassoun : « La transmission serait une page d’écriture, un récit qui conte le geste des anciens, que chacun lira et réécrira à sa manière, non pas pour répéter, mais pour trouver l’espace qui lui permettra de le quitter, de le retrouver, sembler le trahir pour mieux pouvoir le poursuivre » Hassoun (2002 : 13). La transmission est un acte symbolique. Comme le souligne Hassoun (2002 : 13) « transmettre un nom inscrit dans une succession signifiante et ne fut que quelques instants, se reconnaitre dans cet ensemble qui fait d’un individu un héritier, un passeur ». Cette idée m’est apparue intelligible dans l’histoire familiale. Le rejet, le déni de l’origine et la falsification ne changent rien au fait que l’on soit l’enfant de cette lignée et pas d’une autre. Les ruptures, les secrets et les non-dits ne fabriquant pas du vide ne sont pas une non-transmission. Ils sont bien inscrits dans une généalogie, dans une transmission. Le temps va opérer un travail entre les générations sur cette mémoire familiale avec laquelle les identités individuelles vont chercher à se réconcilier (Bessaoud-Alonso, 2008 ; 2020)[1].

Méthodologie

Cette étude au long cours s’inscrit dans une approche qualitative et croisée. Dans la première phase de cette recherche, une série d’entretiens non directifs[2] ont été menés auprès de membres de la famille investiguée, toutes générations confondues, durant quatre années à raison de trois ou quatre entretiens selon les personnes ce qui a représenté un total de 64 entretiens. Les membres de la deuxième génération étaient tous et toutes retraités et vivaient en région parisienne, et dans l’ouest et le sud de la France en zone urbaine. La troisième génération exerçait majoritairement dans la fonction publique (travail social, éducation, agent administratif). Pour celles et ceux travaillant dans le secteur privé (commerces, BTP[3], transports), certains étaient déjà retraités. L’ensemble des entretiens de la première et de la deuxième phase ont été anonymisés. Dans cet article, certains verbatims sont identifiés par un prénom, d’autres par la génération.

En parallèle des observations ethnographiques d’événements familiaux, de repas de famille et de fêtes – en consignant des données objectives : lieu, date, circonstances, organisateurs, des traces matérielles comme des menus, par exemple –, des entretiens collectifs et des entretiens furtifs (Lapassade, 1999) ont nourri le recueil des données. J’ai eu également recours aux archives familiales (photos, échanges épistolaires, documents institutionnels), aux archives nationales d’outre-mer (base IREL) et à la presse coloniale. Les photographies de famille (portraits et groupes, postures, tenues vestimentaires) donnent des indications sur la catégorie de population dans laquelle les individus s’inscrivent et quelle a été leur évolution. Elles disent la place des sujets dans la famille et surtout leur place dans la société coloniale. Les papiers officiels, hormis ceux de l’état civil, tel que le livret militaire, l’état de service militaire, etc., m’ont été très utiles pour mieux cerner certains sujets et pour mettre en perspective l’incidence de l’Histoire sur les histoires individuelles.

La seconde phase a consisté à revisiter certaines données non exploitées, en particulier des entretiens et discussions informelles consignées dans mon journal de recherche avec la quatrième génération. Puis une nouvelle série de dix entretiens individuels et trois entretiens collectifs avec des membres de la 4e et 5e génération de la famille étudiée. Les entretiens collectifs ont été réalisés en amont des entretiens individuels. La visée était de laisser libre cours à la circulation de la parole et des interactions au sein du groupe. Les entretiens individuels qui ont suivi ont permis d’approfondir et d’éclaircir certains points, en particulier leurs regards sur le récit de l’histoire coloniale de l’Algérie et le récit de la mémoire familiale réélaboré à chaque génération.

Des trajectoires générationnelles

La deuxième génération a été marquée par les choix d’union de leur mère Antonia qui a placé ses enfants dans des destins différents. Pour la seconde fratrie, l’origine du père a été au centre de toutes les stratégies d’effacement : l’emprunt des prénoms et la non-divulgation des prénoms officiels, les jeux d’alliances afin d’abolir l’ascendance du père et la volonté pour tous de coller au monde « européen » et à celui des « pieds-noirs » à l’arrivée en France. Ces agissements trouvent d’abord leur ancrage dans le décès prématuré de leur mère à l’âge de quarante ans qui a pour conséquence son absence auprès des trois plus jeunes de ces enfants, puis des non-dits et des assignations paradoxales selon l’âge et le sexe des enfants. Le rejet du nom de famille devenu un « patronyme empêchant » pour la fratrie ayant une ascendance algérienne est un marqueur social et culturel à gommer, alors que la première fratrie se reconnait dans une ascendance européenne. Les cultures religieuses, catholiques et ashkénazes, des deux parents de cette dernière renforcent ce sentiment d’appartenance. Il en est bien autrement des enfants du second lit considéré comme appartenant, en partie, au monde indigène. Le père de la première fratrie décède en 1917 des suites de ses blessures de guerre ; la mère de maladie, en 1930, après avoir donné naissance à trois enfants en six ans. Le père de la seconde fratrie meurt quelques années après son épouse (la date est imprécise). Le fils aîné devient ainsi le chef de famille. Au décès de sa mère, ce dernier a 22 ans, vient de se marier et est rapidement père d’un enfant. Il est installé avec sa famille à Alger. Une de ses préoccupations a été de tenter d’extraire les plus jeunes à leur arabité. Les stratégies sont variables selon le sexe et l’âge des frères et sœurs.

Les filles de la famille de la deuxième et troisième génération ont eu recours à des stratégies de contournement par les jeux d’alliances. Cette pratique symbolise l’éclipse de l’origine, une forme de fuite aux assignations antérieures de leur place de femme ainsi qu’une distinction entre celles nées en Algérie et celles nées en France. Ce processus se retrouve au sein d’autres trajectoires migratoires chez les filles qui s’opposent aux assignations familiales dont elles font l’objet. « Les filles, quant à elles, adoptent des stratégies de contournement, en vivant des unions mixtes cachées avec des Européens ou en ayant recours pour leurs relations amoureuses à la ruse de Djeha[4]. Il n’est pas question que l’on me fasse épouser quelqu’un du bled [sous-entendu : un Algérien]. Je respecte mes parents, mais je ne vais quand même pas épouser un homme que je n’aime pas et que je n’ai pas choisi » (Zehraoui, 2009 : 195).

Moins concerné par le destin des filles, le frère aîné a, dans un premier temps, « laissé faire les choses ». La plus âgée reste dans la famille paternelle où elle est scolarisée. Elle épouse un Algérien avec lequel elle a deux enfants : une fille et un garçon. Elle est la seule à ne pas quitter l’Algérie après l’indépendance. La plus jeune, après le décès de son père, est confiée à une tante. Elle n’est pas scolarisée et sert de bonne à tout faire. Elle subit, à l’âge de16 ans, un mariage arrangé au cours duquel elle a une fille. Son frère aîné l’aide à divorcer et l’accueille avec sa fille chez lui à Alger. Pour elle, l’effacement de l’origine et du premier mariage se fait par alliance en épousant un Espagnol. Elle donne naissance à deux autres filles.

Le dernier enfant d’Antonia a été adopté après le décès de sa mère par une famille algérienne amie. Bien des années plus tard, ce fils « inconnu » refait surface. J’y reviendrai. Le fils le plus âgé de cette branche a treize ans à la mort de sa mère. Il est interne au Lycée Lamoricière à Oran, puis il est formé en chaudronnerie. Il travaille ensuite à Alger dans l’entreprise où est employé son frère aîné. En 1940, il participe à la bataille de Narvik au sein du groupe d’artillerie coloniale. Après la Seconde Guerre mondiale, il quitte Alger et s’installe à Paris. L’avant-dernier fils d’Antonia a quatre ans quand elle meurt, et part vivre avec sa famille paternelle. Au décès du père de l’enfant, le fils aîné le réclame, car il souhaite un environnement européen pour son jeune frère. Pendant toute son enfance et son adolescence, il a porté le nom de famille de son frère aîné. Il a « oublié », comme un effacement des traces, quel était son nom et qui était son père. Un silence lourd, pesant, ancré dans sa mémoire comme une sensation d’oubli qui tient à une absence de mémoire.

Le silence familial nourrit de façon insidieuse la conscience du sujet, parfois soumis à jouer une partition qui ne le concerne que dans les incidences dont il n’est en rien le contemporain. David Le Breton (1997) souligne que « l’inconscient n’a pas d’histoire, il est intemporel, il héberge des faits brulants touchant des générations antérieures, mais qu’il réécrit au présent sous la forme du symptôme ou de la souffrance ».

L’arrivée en France s’est déroulée entre la fin des années 40 et le début des années 50 pour les deux fils de la branche algérienne : pour l’un après la Seconde Guerre mondiale, pour l’autre après une démobilisation suite à une blessure au cours du conflit indochinois. Le reste de la famille a quitté l’Algérie lors du « rapatriement des français d’Algérie » en 1962. Il convient d’interroger l’usage du terme rapatriement au regard de la diversité des populations qui fuirent l’Algérie durant cette période et qui n’avaient qu’une représentation plus ou moins mythique de la France dont la majorité foulait son sol pour la première fois. Des statuts divers (citoyens de plein droit, sujet français, Français de souche, Français « européens », juifs d’Algérie, harkis…) se sont côtoyés.

La troisième génération est très hétéroclite. Il existe des écarts générationnels très importants entre les enfants issus des deux lits nés en Algérie et ceux nés en France. Tous les enfants de la première fratrie naissent en Algérie entre 1926 et 1950. Les enfants de la seconde fratrie naissent entre 1946 et 1965, dont cinq en Algérie et quatre en France. Un autre élément est que les mariages des parents des enfants nés en Algérie produisent un « entre soi » de Français naturalisés d’ascendance espagnole majoritaire. Pour les parents d’enfants nés en France, les alliances se sont faites avec des épouses françaises « de France », comme il en est le cas pour les deux fils de la branche « algérienne ». Le récit familial se construit en France sur la nostalgie d’un paradis perdu mythique et fantasmé par les plus vieux qui sont nés en Algérie, et pour certains, par un récit empreint de relents racistes.

« C’était beau comme pays. Y’avait tout, la mer, les collines, les montagnes, tout était beau. Du blanc et du bleu. Dans notre quartier c’était vivant, joyeux on savait vivre et rigoler. Pourtant on n’était pas riches. Depuis, c’est foutu, les Arabes ils ont tout cassé. »[5]

« Le processus explicatif intervient comme érosion, déplacement, modification dans le champ du récit social » (de Certeau, 2002 [1975]). Pour les autres, le silence est une nécessité pour tourner une page de leur histoire.

Dans les entretiens des enfants nés en Algérie, l’usage du vocable pied-noir et de la relation à la France y apparaît.

« Quand on était en Algérie, on savait pas qu’on était pied-noir. Nous on était des Français d’Algérie. Entre nous, on disait Lulu le fils Rodriguez, ou Joseph le fils Belaïche, ou alors on s’appelait par quartier ou on disait par le métier du père ».[6]

Les liens avec la France reposent sur une forme d’ambivalence, à la fois un sentiment d’infériorité vis-à-vis de la métropole et un sentiment de supériorité à l’égard des musulmans, consolidé par le mythe de l’Algérie dont l’histoire aurait commencé avec l’arrivée des Français. « L’attribution du terme pied-noir vint donc maintenir les Européens dans une identité spécifique et marginale, entre les Algériens d’un côté et les Métropolitains de l’autre » (Baussant, 2004 : 114).

« En Algérie j’étais Français. J’ai eu des doutes quand je suis arrivé à Marseille parce que la France on ne la connaissait pas. Quand j’entends le mot de rapatrié, ça m’énerve ! Rapatrié de quoi ? Quand on est arrivés, ici, on était des « parias » dans leur propre pays, comme des immigrés, fallait oublier d’où on venait. »

Lors d’un autre entretien, quelques mois plus tard :

« Les vieux, on croit que c’était mieux avant. J’ai tout gardé dans ma tête comme un trésor de pirate. J’y suis jamais retourné là-bas. Ici, dans le sud, il y a le soleil et des odeurs comme là-bas. Et puis il y a beaucoup de Nord-Africains, c’est drôle, quand même ça me rassure. Alors qu’en Algérie, les Arabes, on pouvait plus les blairer ! Aujourd’hui, c’est vrai, malgré toute la merde qu’il y a eu, je me sens parfois plus proche d’un vieil Ali que d’un monsieur bien français. »[7]

L’exil a complètement modifié et renouvelé l’espace social régissant leur vie en Algérie. Le « rapatriement » de 1962 n’est pas qu’une simple migration. Le déracinement et l’exil ont provoqué des blessures morales et affectives qu’exprime le culte du souvenir (Baussant et Peter, 2007). La migration est en soi une rupture et impose une double vision du monde, comme le souligne Sayad (2002).

À proprement parler, l’exil est la condition dans laquelle se trouve un sujet qui, pour échapper à des persécutions politiques ou racistes, a dû quitter son pays sans possibilité de retour (Lumbroso, 2008). Les conditions de l’exil de cette famille sont identiques à d’autres exils (perte, traumatisme, nostalgie, adaptation), sauf à une différence essentielle : rêver d’un retour possible. Dans ce cas, l’exil est une forme de régionalisme hors sol et sans terre. Il a eu pour effet de produire une communauté intermédiaire entre deux rives, dans un espace qui n’existe pas et dans un temps qui n’existe plus. De plus, l’expérience du déplacement « hors lieu » pousse l’individu à « sauter hors » (Aznar-Berko, 2018) d’un lieu qui l’inscrit à une place. Dans Empêchements d’exil, Alice Cherki affirme que « l’exil c’est aussi à la présence de l’étranger en soi et hors de soi qu’il faut bien reconnaitre et accueillir. Se constituer comme sujet, sujet de mémoire et d’histoire avec la capacité à symboliser, à se souvenir et oublier, à se concevoir dans une lignée » (2004 : 1).

Pour beaucoup d’exilés, le retour au pays est une visée, même si elle reste un fantasme. Quand le retour est possible, ils deviennent des étrangers sur leur terre natale. Ils ont été perdus pour ceux qui sont restés (Lumbroso, 2008).

Pour les plus jeunes nés en Algérie, la nostalgie est beaucoup moins perceptible. Néanmoins la rentrée en classe de septembre 1962 et leur statut de « rapatriés » d’Algérie ont laissé des traces tenaces. L’un des plus jeunes avait 9 ans à l’époque, elle raconte :

« Je trouvais tout moche ! L’école en briques rouges, les filles blondes avec leurs tresses, la maitresse… Je me sentais comme une étrangère, pas comme les autres. En plus j’avais l’accent. Je ne comprenais rien. J’étais comme Zazia, la première copine que j’ai eue ici. J’avais une fille dans ma classe, une rousse, ses parents lui racontaient des trucs horribles sur nous, qu’on tuait des arabes. Je pleurais tout le temps ! Puis, j’ai grandi et j’ai oublié. Je ne parlais plus de l’Algérie. D’ailleurs, plus personne ne me posait des questions. »[8]

Sa sœur, qui avait 5 ans, a des souvenirs moins précis. Elle relate qu’elle est entrée dans la cour de l’école en tenant la main de sa sœur qui pleurait et que sa mère avait glissé dans la poche de son tablier une corne de gazelle. L’arrivée en France est globalement un choc. Elle les place dans une position de désillusion. Ils se sentaient lésés, victimes. Ils pensaient être accueillis à bras ouverts et se retrouvent redevables de 130 ans de colonisation. Toutes les catégories de population sont meurtries, y compris celles qui étaient favorables à l’indépendance. L’imaginaire collectif (Giust-Desprairies, 2009) s’est construit sur un mythe d’une Algérie française méritante et porteuse de nombreuses qualités alors que la réalité des premières années en France est synonyme d’exil.

Pour leur sœur aînée qui avait 18 ans, son discours navigue entre la nostalgie de la terre abandonnée et son arrivée à Paris pleine d’espérance.

« Les dernières années c’était la guerre, la violence, la peur. Jusqu’au dernier moment, on croyait qu’on pourrait rester. Ma vie était assez insouciante, le soleil, la mer, la plage, les amies […]. Un soir mon père est rentré du travail. Il a demandé à ma mère d’envoyer les petites au lit. Ma mère commençait à pleurer et puis il a dit “j’ai vendu le commerce, on achète les billets pour le bateau et on part en France”. On pleurait tous les trois, même mon père. On est partis un mois plus tard. Sans presque rien du tout. Mes parents ont laissé les meubles. C’était vraiment triste. On a débarqué à Marseille, on est restés quelques jours dans la famille qui était déjà arrivée. Puis, Paris. Je me faisais tout un monde de cette ville. Je croyais que j’allais être plus libre et que ma vie allait changer, que j’aurais un super métier. C’est sûr, elle a changé et j’ai été certainement plus libre de mes choix de vie. Mais pas tout à fait dans le sens auquel je pensais. J’ai d’abord été éblouie, tout me semblait tellement pittoresque ! J’ai trouvé rapidement un travail dans une grande société et j’ai déchanté. Le travail me plaisait beaucoup, c’était pas le problème ! Mais le regard de certains collègues remplis de mépris. Je me sentais étrangère, tellement différente. J’avais un accent, des expressions particulières […]. C’est en France que j’ai bâti ma vie d’adulte, le mariage, les enfants, ma carrière professionnelle. J’ai jamais oublié l’Algérie. C’est mon enfance, ma jeunesse au soleil. Je sais pas trop si ça a du sens encore de se dire pied-noir, mais d’être née là-bas, c’est pas pareil que d’être née ici. Je le vois bien avec mes filles qui sont de vraies Parisiennes. »[9]

Pour les enfants nés en France, une transition s’amorce dans un double mouvement, entre passé et présent. La continuité se construit par le maintien de certaines pratiques culinaires et coutumières dans la sphère privée, l’usage d’un langage de « là-bas » encore très présent dans les relations intrafamiliales et une loyauté invisible (Ancelin Schutzenberger, 2015) aux générations précédentes. Cependant, cette génération née en France n’a plus à légitimer sa citoyenneté française. Elle ne se définit pas par son identité nationale comme principale identité fondatrice. Pour certains, le regard sur l’Algérie est ambivalent et rompt en quelque sorte avec celui du mythe de l’Algérie française. La guerre d’Algérie s’éloigne, la méconnaissance du fait colonial, des postures racistes moins prégnantes et le désir d’un monde plus juste participent à l’élaboration d’une vision différente et à de nombreuses interrogations. Quel sens a pour eux le terme de « pied-noir » ? Le nom de famille qui signifie l’origine et l’arabité du grand-père ? Ces questions soulignent les paradoxes qui traversent le récit morcelé de l’histoire familiale.

Être pied-noir ?

Les pieds-noirs n’étaient pas une « communauté » homogène. Elle était composée des paysans sans terre, des ouvriers déclassés, des exilés politiques, des Espagnols, des Italiens, des Maltais, des juifs séfarades naturalisés, etc. La construction d’une identité commune supposait l’effacement des origines premières et l’assimilation promise par la République, consolidée par le mythe de l’Algérie dont l’histoire aurait commencé avec l’arrivée des Français.

« C’était le leitmotiv des plus vieux. Pour moi c’était vide de sens. Pourtant, pas mal de choses me plaisaient, comme une sorte d’exotisme. Le parler, l’accent, j’ai toujours adoré ! Il y avait quelque chose de théâtral, de mis en scène. Toujours à l’intérieur des maisons, car dehors il fallait gommer l’accent ! »[10]

Cette langue « Pataouète »[11] s’apparente à une forme de patois régional. Ce français aménagé, bariolé se nourrit d’influences linguistiques empruntées à l’espagnol, à l’italien, à l’arabe dialectal. N’étant pas seulement une question de vocabulaire, il associe le geste et le comportement aux mots. Cela renvoie à ce que définissait Benveniste (1966) : « La langue c’est ce qui tient ensemble les hommes ».

La question du sens est évoquée à maintes reprises par les enquêtés, sur un versant plus politique pour certains.

« Pour moi c’est plutôt la confusion des genres entre la réalité et puis le reste […]. Le reste c’est pas vraiment pied-noir. Un grand-père algérien qui était soumis au code de l’indigénat. Et puis quand tu disais pied-noir, pas tout à fait l’impression d’être du « bon côté », si je puis dire, de la barrière ! Moi, j’avais un peu honte. Je ne savais pas trop quoi dire alors je ne disais rien ou presque rien parce que l’indépendance j’étais pour »[12].

Pour autant, la majorité d’entre eux comprennent, sans les justifier forcément, les discours des membres de la famille plus ou moins âgés. La quête ou la reconquête par le sujet d’une mémoire, chercher un évènement dans les traces ou le souvenir du passé, il faut commencer par admettre qu’il s’est produit et le reconnaitre ou désirer qu’il se soit produit et l’imaginer, ce qui implique la conscience du sujet.

La perte d’un espace, de codes sociaux et d’une vision du monde marque la rupture avec un monde qui n’existe plus. « L’objet que l’on pleure dans l’exil c’est le lieu de son origine » (Bianchi, 2005 : 1). Cette perte s’inscrit dans un processus conscient et inconscient traversant les ascendants dans ce qu’elle produit de symbolique, de fantasme et de lien social : « Même l’inconscient est façonné par le social » (Gavarini et Chaussecourte, 2011 : 118).

Il reste la question de la transmission du récit familial par cette génération de la transition. Comment construire puis déconstruire l’appartenance originelle ?

Dans les discours, l’effacement de l’origine est prégnant. Les raisons sont souvent différentes de celles évoquées par la génération précédente. Le sentiment de honte, « les processus d’invalidation, de stigmatisation, de disqualification que l’on peut vivre selon son statut social, selon ses origines » (de Gaulejac, 2011 : 99), est toujours présent et réapparait dans le dévoilement d’évènements de la vie quotidienne des sujets.

Une scène se produit quasiment à l’identique à 30 ans d’intervalle.

« Quelque temps avant de se marier, il a commencé à me dire qu’il voulait changer de nom. Plutôt supprimer une lettre de son nom pour faire vraiment français tout en disant qu’il était vraiment français. J’étais pas d’accord, moi je m’en foutais du nom, c’était lui qui m’intéressait. »[13]

Au cours d’un entretien qui n’abordait pas directement la question de l’origine, un membre de la troisième génération revient sur des propos gênants, selon lui, qu’il a tenus :

« Y’a un truc que je n’ai pas raconté, putain c’est dingue, quand j’y pense ça me saute à la gueule ! Quand Thomas est né, un peu avant j’ai proposé à Amanda qu’il porte son nom. Je voulais pas qu’il ait ce nom-là ! Je voulais pas qu’il ait un nom arabe. Je voulais rompre avec ça. C’est un truc malsain que t’as au fond de toi, un truc qui poisse. Maintenant quand j’y pense, j’ai honte de ma réaction. »[14]

L’individu, comme le souligne de Gaulejac (2007), est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet. L’appartenance sociale, l’héritage symbolique de la famille, les modes d’éducation et les conditions historiques de la naissance influent sur le devenir des individus. La tension se joue entre assumer l’héritage familial dans un souci de loyauté et tenter de s’en extirper.

Pour certaines filles de la même génération, le mariage et le changement de patronyme estompent le récit de l’histoire familiale. Leurs enfants connaissent l’origine du grand-père né en Algérie et fils d’une mère espagnole et d’un père algérien. L’histoire familiale présente diverses appartenances religieuses : catholiques, juifs et musulmans. Les attitudes face à la religion vont être très contrastées, déniées ou inexistantes. D’autant que certains membres de la famille ont traversé les trois religions, avec plus ou moins d’intensité, pendant l’enfance. L’ordre des religions énoncé ci-dessus procède du même mécanisme de hiérarchisation de la société coloniale. L’identification à une religion donne à voir son rattachement à une communauté. Les pratiques religieuses familiales ont été diverses et soumises aux temporalités spatiales. En Algérie, la fête de la Mouna[15] était une fête de convergence religieuse. En France, la famille dans son ensemble s’est plutôt éloignée de toutes pratiques religieuses. Certains chez les plus âgés vont toutefois renouer avec des pratiques religieuses.

« J’étais obligée, quand j’étais enfant et jeune, jusqu’au jour où je me suis sauvée avec ma fille, d’être musulmane. J’avais été élevée comme ça, là-dedans. Je faisais tout. Je mangeais pas de porc, on tuait le mouton pour l’Aïd-el-Kebir, on faisait le grand ménage la veille pour tout purifier. Je faisais tout comme les filles au fond de moi, j’aimais bien les préparatifs de fêtes et les fêtes. Je me suis même mariée, la première fois, dans la tradition musulmane avec tout le tralala. Le henné et tout et tout, le tissu du mariage, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre et les vieilles qui te disent comment faire avec ton mari. »[16]

Elle poursuit sur ce point lors d’un autre entretien :

« Après je suis partie à Alger et j’ai rencontré mon second mari. Il était catholique. Pas vraiment pratiquant. C’est quand je l’ai connu que j’ai mangé du porc. Du saucisson et du chorizo, c’est ce que j’ai mangé en premier. Moi, j’ai fait la religion catholique pour Martine et Valérie, le baptême et la communion et Pâques et puis la fête de la Mouna, mais ça c’est la coutume. Pour que mes filles elles soient bien intégrées avec les bonnes copines. Maintenant, je suis vieille et je vais bientôt plus être là, alors inch’Allah, faut que je sois bien avec Dieu. Je pouvais pas choisir l’Islam, y’a pas une bonne image avec tous les attentats. Faut demander pardon avant de partir. Je vais à la messe le dimanche et je lui dis les choses pas belles que j’ai faites. Tu demandes pardon à Dieu, y’a qu’un Dieu. Après, l’église, la mosquée, la synagogue, c’est pour la galerie ! »[17]

Lorcerie (1996) souligne que l’image globale de l’Islam, en France, est fortement stéréotypée, d’un stéréotype négatif. L’Islam est sans cesse repoussé sur l’immigration, sur l’intégration, sur l’étranger, et revient sur la laïcité par intégrisme et terrorisme. L’Islam en France reste aujourd’hui penser comme un problème qui remettrait en cause la laïcité. Sur ce point, Baubérot (2012) parle de « laïcité falsifiée », illustrant une transformation de la laïcité comme marqueur identitaire et moyen d’exclusion. Göle (2015) précise que les controverses (burkini, port du voile, les menus sans viande porcine…) entrainent mécaniquement une stigmatisation qui se banalise.

En dehors de cette représentation assez commune, la manière dont elle « s’arrange » avec le religieux dans un va-et-vient entre ce qui se produit sous la forme de l’injonction et ce qui est de l’ordre du choix ou exprimé comme tel, est intéressant. Pour elle, se définir comme catholique est se définir comme française et gommer une fois de plus, aux yeux des autres, la part d’arabité qu’elle porte en elle et qui s’échappe en un « inch’Allah ».

D’une façon générale, les pratiques religieuses s’amoindrissent, voire disparaissent complètement, à la 3e génération. Chez quelques-uns d’entre eux, Yom Kippour persiste, célébré par les parents, ainsi que des baptêmes catholiques pour quelques petits-enfants. La religion musulmane déniée et occultée n’a été transmise sous aucune forme. Pour les plus anciens, « la bonne » religion, le catholicisme et le judaïsme, reste ancrer autour des représentations coloniales hiérarchisées. Pour les générations qui suivent, ce mode opératoire n’est plus valide.

La quatrième génération[18], dont tous les parents sont nés en France[19], montre peu d’intérêt pour le versant colonial de l’histoire familiale. Le récit des parents est fragmenté, voire inexistant. Quand il existe, le récit des branches maternelle ou paternelle français « de France » est celui transmis, que ce soit par la réalité et par l’expérience des lieux de vacances, que l’ancrage s’opère. Pourtant, la non-transmission est impossible. D’autres formes que la narration biographique creusent un sillon et révèlent à un moment donné le désir de saisir le sens « d’être d’ici et de là-bas ». La nuance à faire est importante sur l’idée du « là-bas ». Comme pour les générations précédentes, les traditions culinaires et certaines expressions langagières ont persisté :

« J’adorais quand j’étais gamine, quand on arrivait chez Carmen. La table était déjà installée avec tous les trucs à manger, de la Kémia. Franchement, dans la famille c’est elle qui cuisinait le mieux les carottes au cumin. J’adorais les odeurs mélangées des légumes, des petits chaussons au thon et aux poivrons, je me rappelle plus du nom, et les olives cassées qu’elle achetait chez le juif en bas de chez elle. Les tramousses[20] ! Il fallait attendre que tout le monde arrive avant de se ruer sur la nourriture et nous on arrivait toujours les premiers. C’était horrible. Elle nous disait “tu vois ma fille faut faire comme ça, pour le couscous, tu roules la semoule comme ça à la main”. Je me souviens c’est pour ça que je mets du chou dans mon couscous, parce que je fais comme elle m’a appris. Il y a autre chose que j’adorais, c’est mon père qui cuisinait, c’est les escargots en fritta. Il ajoutait quelques zestes d’orange. J’en ai encore l’eau à la bouche. C’est difficile aujourd’hui d’en préparer, car il faut trouver des escargots vivants les faire dégorger et ensuite les cuisiner au court-bouillon. Bref, une épopée. »[21]

L’une d’entre elles raconte certaines pratiques du passé :

« À la maison ma mère, tout au début quand on est arrivé en France, elle faisait le couscous le vendredi soir, comme à Alger et pour se faire plaisir et pour nous faire plaisir. On pouvait manger dans le plat qu’elle mettait au centre de la table avec nos doigts. Ma mère a vite abandonné cette pratique et nous on disait rien, on avait pas intérêt. C’était vraiment réservé pour nous et nos parents. Bien sûr, on a continué à manger du couscous, mais “proprement” avec des couverts, des assiettes creuses décorées pour chacun d’entre nous. Les légumes dans un plat, la viande dans un autre, puis le bouillon, et enfin la graine de couscous qu’elle a toujours cuit de façon traditionnelle. Elle a abandonné de manger avec les doigts pendant 40 ans, mais je sais que depuis que mon père est mort, et maintenant qu’elle est vieille, de temps en temps elle s’autorise à manger dans le plat sans couverts. »[22]

Lors d’un entretien, sa mère confirme les dires de sa fille :

« Maintenant, je m’en fous. Si je veux manger avec les doigts, je mange avec les doigts, y’a plus personne aujourd’hui qui va me dire comment faire et si je suis une Arabe. Ils sont tous morts ! Et puis ça me rappelle quand j’étais petite à Sidi. Pourtant j’étais malheureuse. Ma tante, une vieille sorcière qu’elle était, une sale race ! Mais à Sidi c’était beau et ça sentait si bon. »[23]

Manger avec les doigts remémore le temps de l’enfance, les odeurs, la beauté, mais surtout, elle lève un interdit qu’elle s’était imposé depuis son arrivée en France pour répondre au besoin d’être identifiée comme une Française. Le temps de la vieillesse et la certitude qu’elle a de ne plus être prise pour une Arabe l’autorisent à manger à l’algérienne comme au temps de son enfance à Sidi.

Alors que le patronyme d’origine a peu à peu disparu par le jeu des alliances matrimoniales, et par conséquent n’a pas produit les mêmes effets sur leur construction identitaire, la connaissance de l’origine algérienne a peu d’influence sur les trajectoires de cette génération. Elle est plus diplômée, la majorité d’entre eux poursuit des études supérieures, ce qui n’était pas le cas de la troisième génération. Le patronyme « empêchant » des générations précédentes est moins signifiant pour eux.

Cependant un processus de reconnaissance – le terme d’appartenance me semble trop fort – s’opère avec les plus jeunes. D’une part, il s’inscrit dans un discours assez politique autour des discriminations, des personnes racisées et du féminisme, et d’autre part, comme un état de fait, un constat dans un enchevêtrement d’identités multiples.

Pour la cinquième génération, les questions liées aux migrants et l’intérêt que leur porte la jeune génération ont un effet boomerang sur leur propre histoire familiale. Des interrogations apparaissent, pour certains d’entre eux : D’où vient-on ? Qui sommes-nous ? Quelles sont les traces mnésiques de cette histoire de l’autre côté de la rive méditerranéenne ?

Lors d’un entretien discret et assez informel, une discussion s’entame entre trois d’entre eux, de la génération née à la fin 1990 et au début 2000. Les questions sont posées par la chercheuse :

« – En fait, pour moi c’est vraiment le racisme latent qui persiste, voire qui s’affiche ouvertement dans certaines situations.[24]

– Et toi qu’en penses-tu ?

– Par exemple les contrôles de police au faciès, c’est systématique, dans certains endroits, quartiers. Globalement on n’arrête pas les “blancs”. »[25]

Les échanges se poursuivent très sérieusement, puis sur une tonalité plus légère. Ils soulignent une reconnaissance de leur ascendance qui résonne dans le contexte actuel comme par ricochet à travers leur entourage amical et/ou une « conscience politique ». Cette conscience de l’autre, celui qui n’est pas semblable, évoque les figures du passé et le roman familial. Cette histoire familiale qui surgit par rebond active un processus de reviviscence de la fonction mémorielle et sa réélaboration (Muxel, 1996).

Pour d’autres, il s’agit davantage d’un constat, sans reconnaissance particulière. La généalogie est assumée, non revendiquée, au même titre que les autres origines familiales. Le sentiment d’appartenance n’est pas vraiment en lien avec l’origine des ascendants. Les identités sont plurielles et les appartenances et les identifications affectives (Kaès, 2006) se nouent dans la famille sans un attachement particulier à son histoire sans pour autant en faire abstraction.

Tous discours confondus au sein de cette génération, le « là-bas » suscite peu de désir explicitement énoncé de se rendre au pays fantasmé des ascendants. La période coloniale, comme la période actuelle, s’entrechoque dans le « non désirable », dans une forme d’indifférence, ou encore d’un pays rêvé au même titre que d’autres.

« – En fait, un arrière-grand-père mort avant la seconde guerre mondiale, un grand-père parti à la fin des années 40. OK, ça dit, en partie, d’où je viens. Mais je n’ai pas d’attaches. Je ne suis pas un “blédard”.

– Qu’est-ce que cela veut dire pour toi ?

– Pas de confusion, ce n’est pas péjoratif même si dans le langage courant ça le reste. Ce que je veux dire c’est que moi, je n’ai pas une “légitimité” particulière. Je ne connais personne. Affectivement ça ne représente rien. »[26]

Un autre nous livre le propos suivant :

« Ma curiosité n’est pas liée aux origines. Si j’y vais un jour, ce sera pour découvrir un territoire que je ne connais pas au même titre qu’un autre pays. Je ne me sens pas dépositaire d’une histoire. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas porteur, au même titre que mes autres origines, de cet héritage. »[27]

Les traces mnésiques

Les processus complexes interculturels se sont construits dès l’arrivée en France. Se fondre dans cette nouvelle société dans laquelle ils allaient vivre désormais en revendiquant leur appartenance à la France, à savoir une France « d’ailleurs » avec des codes, des traditions et une vision du monde qui ont interféré avec ceux de la métropole. La migration produit une double appartenance, dans le cas qui nous intéresse, la France métropolitaine et leur France algérienne : désirer l’une sans délaisser l’autre, reconstruire un monde dans un entre-deux insatisfaisant. Cet entre-deux a traversé les premiers qui sont arrivés en France : pour une partie d’entre eux en s’éloignant du récit familial tout en mythifiant la terre et la vie qu’ils avaient quittées, pour les autres dans le maintien d’un récit mémoriel nostalgique, et enfin pour d’autres, dans un turbulent silence pour eux-mêmes et leurs enfants.

Tous ont construit à l’aune de ce qu’ils avaient vécu en Algérie et de la place assignée en contexte colonial, un autre monde, c’est-à-dire un monde français pour leurs enfants nés en France et tous citoyens français. Suivre ce chemin a produit des effets multiples. Au fil du temps, un effacement des origines par les jeux d’alliances, une volonté d’adopter les codes culturels et sociaux dans la sphère publique et l’ascension sociale par l’école avec l’injonction d’obtenir son baccalauréat a été un leitmotiv récurrent, comme le souligne une des grands-mères de la famille. En cela, ils étaient assez représentatifs des classes moyennes urbaines d’origine populaire. Leur croyance en l’ascension sociale par les études et les diplômes était forte.

« J’ai voulu que mes filles, elles fassent l’école, même en Algérie. Élise, elle a fait l’école là-bas jusqu’au brevet. C’était plus comme à mon époque, elle allait avec les Françaises à Alger. Puis en France, Martine et Valérie elles ont fait le lycée, mais Martine, la hchouma[28], elle a pas eu le bac. Valérie, elle l’a eu, mais elle a pas continué. Mes petites filles, elles ont fait les grandes écoles. Alice, elle est ingénieur. Elle fait un travail où elle commande les hommes, c’est bien ! Alice, elle est très intelligente, plus que les garçons. Aux études elle est arrivée deuxième. »[29]

Cette croyance a en effet fabriqué des générations plus distantes au récit de l’origine. Dans la sphère privée, des pratiques de « là-bas » ont néanmoins été maintenues comme un fil invisible les reliant à une terre définitivement perdue. Ces pratiques culinaires et langagières ont persisté de génération en génération et renvoient aux lieux de l’origine familiale.

« Quand on est entre nous, enfin avec nos mères, j’adore utiliser avec elles, des mots comme gabacho, zbeul, zitoune, tchelba, celui-là c’est mon préféré ! Ça veut dire qu’il fait froid. Je ne sais pas si c’est un vrai mot ou une invention ! J’aime beaucoup d’autres mots comme la scoumoune, la smala, et kif kif bourricot, c’est tellement désuet comme expression […]. La nourriture c’est important, la chorba j’adore les cornes de gazelle et les cigares aux amandes ! Pour moi le summum c’est les msemen farcis aux poivrons. »[30]

« Pour moi c’est la cuisine où c’est la bagarre, un vrai folklore ! Entre la fritta ou la tchoutchouka, la loubia (les haricots au cumin), les tajines c’est pas algérien, et le couscous où tu mets tout ce que tu as comme légumes y compris des pommes de terre. Les odeurs mélangées de la cuisine. Pour ma mère pas de choux et pas de patates parce qu’elle fait pas comme sa mère. Moi, je fais les deux en fonction de mes envies et de ce que j’ai à disposition. »[31]

« Moi, j’aime bien comment les plats sont disposés. Plein de choses surtout la kémia dans des petits plats. Les carottes au cumin, les poivrons grillés, les sardines en escabèche, la tchoutchouka froide avec les œufs, je fais ça moi aussi quand j’invite des copains et des copines. »[32]

« C’est moins exotique la cuisine orientale, la cuisine méditerranéenne aujourd’hui elle est bien présente dans beaucoup de familles qui n’ont pas ces origines-là. La différence avec eux c’est qu’on connait des petits trucs, enfin des manières de faire, par exemple ça ne me viendrait pas à l’idée de cuisiner avec autre chose que l’huile d’olive […] et puis des petits mots pour qualifier les épices comme “koumoun” et pas cumin ! Ou encore “boustifaille” et “po po po” et “zarma” des expressions qu’utilise toujours un grand-oncle et il n’est pas le seul ! Ma parole ! »[33]

La table fait l’objet d’usages, de rites et de coutumes qui réunissent deux éléments : la tablée, c’est-à-dire les personnes autour de la table, et le contenu de la table, soit les mets, les boissons, la vaisselle et les autres ustensiles. Ces rites et usages sont fondamentaux dans la majorité des sociétés humaines. La scène de table est un fait social. Les rituels structurant l’ordonnancement des repas, le choix des mets et la disposition des convives renvoient plus globalement à la représentation qu’une société se fait de son identité culturelle et sociale.

Les normes et les contradictions d’une société se condensent en un lieu. Étant autant un lieu de péripéties qu’un lieu de séduction, la scène de table renvoie à la scène du désir. « Il y a différents modes de transmission, que chaque peuple a ses propres modalités de faire passer le passé à l’avenir, de soutenir son histoire sur le corps vivant de chaque sujet » (Barbagelata, 2004 : 91).

Pour ce qui concerne les expressions langagières, cette mémoire de la langue, et par ricochet du geste et de l’attitude, donne une essence commune des peuples qui formèrent l’Algérie coloniale, une image réelle et déformée, une image grossière et fine, une trace juste à la lisière de la réalité.

Conclusion

Les trajectoires collectives et individuelles de cette histoire familiale s’écrivent en des temps différents. Le temps de l’Algérie coloniale a forgé des destins d’hommes et de femmes, les séparant, les catégorisant, en nourrissant la honte pour la branche d’ascendance algérienne de la famille, d’être du côté de « l’indigène ». Des stratégies de contournement et d’effacement de l’origine ont été produites comme une nécessité pour eux de trouver une place dans la famille, dans la société coloniale, et ensuite lors de la migration en métropole. Le temps de l’arrivée en France n’a pas représenté une équation simple à résoudre. Pour la branche européenne et la branche algérienne, le regard porté par la société française les a relégués au rang d’un mouvement migratoire brutal et massif. Comme le souligne Moumen (2010), l’usage de vocables divers (rapatriés, réfugiés, repliés) s’associe à un flou avec lequel l’exil, constituant désormais le groupe social pied-noir, n’avait pas été pensé par l’État à la suite des accords d’Évian. Le temps de l’adaptation à la France et du deuil de la terre perdue a été le cheminement de cette génération. Il s’est effectué dans un entre-deux constant : entre le souvenir mythifié de « là-bas » plus ou moins énoncé, et le désir d’un ancrage réel dans cette France étrangère, pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Ce processus s’est opéré dans l’ambivalence d’une francisation « à tout prix » pour la branche d’ascendance algérienne et d’une négation – par le silence, les non-dits et les alliances – de leur arabité. Ce processus est la conséquence et ne peut être saisi qu’en le replaçant en contexte colonial, c’est-à-dire de la place qu’ils occupaient dans la famille et dans l’État. Cette place de relégation les assignait à la figure du musulman sujet français.

Le temps des générations suivantes est celui d’une réélaboration des origines. La question de l’origine a eu une importance variable selon les trajectoires, entre ceux qui portaient le patronyme de l’origine, et ceux qui, par le jeu des alliances, l’avaient effacé. Les premiers étaient traversés par un questionnement souvent sans réponse du sens de leur héritage : enfants de pied-noir ou enfants de colonisés ? Cette génération de la transition s’est définie dans une appartenance à la France comme citoyen et citoyenne, et dans une loyauté visible et invisible à l’histoire et la mémoire familiale entre ici et là-bas.

Le temps des identités multiples et l’éloignement des origines est sans doute la marque des plus jeunes. Le patronyme originel n’est plus qu’une trace mnésique considérée comme une reconnaissance plutôt qu’une appartenance. Ils savent d’où ils viennent, saisissent les affres et les humiliations vécues par leurs ancêtres algériens et pieds-noirs, mais ils ne s’inscrivent pas dans un discours de continuité migratoire qui ne leur semble pas légitime. Selon eux, l’histoire de l’Algérie coloniale est une page de l’histoire de France et devrait être reconnue comme telle. La mémoire pied-noir s’efface progressivement et se fond, pour cette génération, plus globalement dans les traces mnésiques d’une culture méditerranéenne.

L’histoire familiale reconstruite avec ses continuités, ses ruptures, ses formes de transmission et la complexité de l’héritage migratoire se dit et se vit ici et maintenant. « Ce passage suppose que quelque chose se perd et que quelque chose reste ; une génération disparaît et une autre entre dans la vie » (Barbagelata, 2004 : 91) pour la refaçonner et la poursuivre.