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Introduction

Février 2018. Amiina[1] est une jeune femme somalienne que j’ai rencontrée au Centre de premier accueil (CPA) provisoire, situé Porte de la Chapelle à Paris. Il s’agit d’un accueil de jour vers lequel Amiina se déplace tous les jours dans l’attente d’être prise en charge par un centre d’hébergement qui serait davantage pérenne. Amiina ne me parle pas tant de son parcours d’exil que de ses désirs de se marier et de devenir mère. Elle m’explique qu’elle voudrait fonder une famille. (Journal de terrain, CPA, janvier 2018).

Mars 2019. Amiina est hébergée au sein d’un Centre d’hébergement d’urgence pour migrants (CHUM) situé en région parisienne. Elle entre dans la « yourte », terme employé par les professionnels du CHUM, pour désigner la salle de restauration du fait de son apparence ressemblante à une yourte, et elle demande aux auxiliaires socio-éducatifs (ASE) son repas. L’ASE lui sert deux steaks et ajoute une louche de purée en lui disant en anglais « for you and the baby ». Elle lui sourit discrètement avant de s’installer. (Journal de terrain, CHUM, mars 2019). Amiina est enceinte, mais elle me dit qu’elle préfère rester très discrète au sujet de sa grossesse qu’elle n’a dévoilée qu’aux travailleurs sociaux et aux ASE. Elle ne souhaite pas ébruiter cette intime information. Son ventre s’arrondit sous sa longue robe colorée.

Fin du mois de mars 2019. J’assiste à une conversation entre plusieurs ASE qui préparent le déjeuner dans une yourte. Un ASE dit – peut-être pour me mettre en garde ? – « faut pas tout gober, faut prendre les infos avec des pincettes » en parlant des femmes hébergées au centre. L’un des ASE questionne : « Amiina, elle n’est pas sortie de sa chambre et elle tombe enceinte, comme ça ? Où sont les pères, hein ?» demande-t-il. « Moi, je crois que ce que je vois », rétorque son collègue. (Journal de terrain, CHUM, mars 2019)

Des questionnements découlent de cette situation ethnographique (Agier, 2015) qui s’inscrit dans la temporalité d’une année et dans deux espaces institutionnels destinés aux exilées : celui du CPA et du CHUM. Comment la grossesse d’Amiina s’insère-t-elle dans un lieu d’hébergement collectif spécifique aux familles migrantes ? En quoi le souhait d’Amiina de fonder une famille se marie-t-il avec les démarches qu’elle engage pour demander la protection internationale ? En quoi ce projet familial met-il en lumière des jeux d’acteurs, en l’occurrence celui d’Amiina, des ASE du CHUM ou encore du père de l’enfant, tous impliqués dans des interactions (Goffman, 1956) ? Alors que les exilées sont souvent réduites à leur statut administratif auquel elles sont assignées, cette situation ethnographique dévoile l’imbrication d’un intime projet familial avec la procédure de demande d’asile, laquelle peut être contraignante (Kobelinsky, 2010 ; d’Halluin-Mabillot, 2012 ; Griffiths, 2014). Par l’analyse des processus familiaux au sein du CHUM, cet article vise à penser l’engagement des « [demandeuses] de l’asile » (Saglio-Yatzimirsky, 2018) au travers duquel « [elles émergent] en tant qu’êtres humains bien réels, capables de façonner leur avenir » (Bourgois, 2001 : 46).

En 2015, les États européens ont traversé une dite « crise migratoire » qui révèle davantage une crise de l’accueil (Lendaro et al., 2019). Les politiques migratoires de plus en plus répressives s’observent aux frontières, en termes de « droits sacrifiés » (Lochak, 2019) et donnent à comprendre la condition migrante (Agier et Le Courant, 2022). Dans ce contexte, il paraît intéressant de porter un regard spécifique sur les familles exilées pour appréhender les façons dont les évènements de vie familiale se trouvent mêler à des politiques migratoires répressives.

Les processus familiaux influencent les projets migratoires. Ce constat étant posé, il convient de problématiser nos propos à notre terrain de recherche, c’est-à-dire au sein de centres d’accueil et d’hébergement d’urgence pour migrants et au croisement avec les procédures de demande d’asile. Comment les évènements que les familles exilées traversent, sont-ils mobilisés ou pas dans le cadre des procédures ? Et, dans quelle mesure ces mêmes procédures heurtent-elles et/ou reconfigurent-elles les liens familiaux ? La présente réflexion s’inscrit au croisement de deux champs théoriques : celui relatif à la condition de l’exilé (Nouss, 2015 ; Agier 2008) et celui de la sociologie de la famille (de Singly, 2007 ; de Singly et Ramos, 2010).

« Étudier l’exil, c’est redonner son nom à l’exilé » (Nouss, 2013a : 7). Alexis Nouss propose de penser un noyau commun aux situations multiples vécues par les migrants : l’expérience exilique. Le terme « exilé » permet de dépasser les catégories administratives telles que « demandeurs d’asile » et « réfugiés ». Il favorise ce faisant la construction d’un cadre analytique en dehors des connotations administratives et juridiques dans lesquels les exilés s’inscrivent. L’usage de ce terme rend également compte de la portée politique de ces expériences qui, bien qu’elles demeurent singulières, n’en restent pas moins collectives. Selon Nouss (2013b), il importe donc à la fois de s’attacher à saisir le sujet en exil, « détenteur d’une précédente subjectivité désormais déplacée » (Nouss, 2013b : 5). Ces subjectivités ne se succèdent pas, mais elles coexistent, et s’entrechoquent. Michel Agier (2013) propose de penser les sujets dans leurs singularités politique (en tant que sujet agissant), socioéconomique et psychique. Le sujet émerge en rapport et en contraste aux assignations administratives, voire identitaires. Pour saisir le sujet qui surgit en situation, l’attention est posée sur le rapport aux lieux, le rapport aux autres et le rapport au pouvoir en prenant en considération « la figure du sujet dans le rapport au pouvoir et à l’agir » (Agier 2012 : 61). Au sein des centres d’hébergement, les exilées peuvent émerger comme des sujets, par leurs actes, dans le contexte des transformations familiales.

Pour ce qui concerne des catégorisations auxquelles les exilés sont assignés, il nous importe de retenir l’expérience d’une mobilité entre plusieurs de ces catégories administratives : « This shifting between categories is here referred to as status mobility […] and seemed to indicate a high level of insecurity of status among a proportion of Italy’s foreign population » (Schuster, 2005 : 762), comme observé par l’auteure à l’appui des entretiens menés auprès de migrants présents en Italie. Cette insécurité n’est que peu propice à la construction et au maintien de liens familiaux (Schuster, 2005). Une corrélation est alors pensée entre les assignations aux catégories de la migration et les relations dans les réseaux familiaux et amicaux.

La sociologie de la famille pointe le milieu des années soixante comme étant marquée par de profondes transformations familiales qui donnent lieu à un tournant des définitions de la famille. En effet, un ensemble d’indicateurs relevés par les sociologues de la famille renvoie à une mutation familiale tant ils bousculent la « famille nucléaire » comme elle était pensée jusqu’alors. Il s’agit de paramètres liés à la constitution du couple, aux phases de la vie (jeunesse et vieillesse) qui s’allongent, à la procréation, aux statuts des femmes (de Singly, 1993 ; 1996). Ces mutations concernent les familles migrantes s’inscrivant dans un contexte d’urgence. Les temporalités des procédures, souvent longues, viennent bousculer les projets familiaux des exilés. De plus, la psychothérapie s’avère inspirante pour rendre compte « tel un corps qui a subi un démembrement [en quoi] la famille est en quête de réhabilitation en situation migration. […]. Les personnes peuvent alors visualiser leur place et retrouver leur ancrage avec et parmi les leurs, avec ceux qui vivent et avec ceux qui sont absents » (Batista Wiese et al., 2009 : 71). Les auteurs de l’article intitulé La matrice familiale dans l’immigration : trauma et résilience (2009) évoquent le concept de « contenance de la famille » pour penser les frontières du cercle familial, lesquelles ne sont pas si étanches, et ainsi éclairer les « [apprentissages de] codes nouveaux de la société d’accueil » (Batista Wiese et al., 2009 : 71).

En définitive, le cadre théorique propose de prendre en compte les femmes et familles exilées dans leur subjectivité pour démontrer (en s’inspirant de quelques travaux de la sociologie de la famille) des reconfigurations familiales dans le contexte d’un centre d’hébergement d’urgence.

La procédure de demande d’asile en France

Les procédures de demande d’asile seront abordées dans une dimension très large puisque nous évoquerons des dispositifs autant juridique qu’administratif, par exemple les droits aux conditions matérielles d’accueil (CMA), droits auxquels prétendent a priori les familles demandeuses d’asile. En France, le Dispositif national d’accueil (DNA) est piloté par l’État via l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) qui dépend du ministère de l’Intérieur. En principe, le DNA permet aux demandeurs d’asile d’accéder à un hébergement, entre autres. En comparaison, en Allemagne, fondée sur un système fédéral, « la responsabilité du soutien aux demandeurs d’asile est partagée entre le gouvernement central et les gouvernements des Länder » (Gardesse et al., 2022 : 72). En fonction du statut de l’exilé, le type d’hébergement diffère. Cette comparaison des systèmes dits d’accueil révèle que dans les deux cas une répartition (voire une dispersion) des exilés sur l’ensemble du territoire s’applique. Les conditions de vie dans des centres d’hébergement spécifiques ont des conséquences certaines sur la santé mentale des exilés (Bakker et al., 2016), ce qui nous éclaire sur l’expérience des familles demandeuses d’asile au sein du CHUM. Ainsi, en quoi ces politiques de répartition (dispersion) produisent-elles des effets dans les processus familiaux ?

Par ailleurs, le CHUM et le CPA sont portés par une ambivalence, assez caractéristique des centres pour migrants, celle des logiques d’assistance et de contrôle qui se mêlent (Kobelinsky et Makaremi, 2009). Si l’on se décentre du système français, les logiques d’assistance et de contrôle peuvent se lire sous un autre prisme, en termes de paradoxe entre « l’intégration et l’exclusion » des exilés au sein des centres d’hébergement proposés par les États. Dans le contexte européen, la comparaison des systèmes d’accueil des exilés en Angleterre et aux Pays-Bas permet d’analyser « that there is a paradox between asylum and integration policy, which may contribute to exclusion rather than inclusion » (Bakker et al., 2016 : 129). Les auteurs soutiennent « that asylum policy is institutionally exclusionist » (Bakker et al., 2016 : 129). Les logiques d’« intégration et d’exclusion » semblent se calquer à celles d’assistance et de contrôle. En Finlande, nous pouvons lire en quoi « un dispositif comme celui du café des résidents » destinés aux exilées s’inscrit dans une dialectique « de l’appartenance et de l’exclusion à l’œuvre dans le contexte des rencontres hebdomadaires » (Haapajärvi, 2022 : 112).

Le terrain de recherche

Pour répondre à cette problématique, il importe de porter un regard plus précis sur le CHUM et le CPA qui constituent deux terrains mobilisés ici[2].

Le CHUM, géré par une association, est financé par l’État et la Ville de Paris. Ce centre dispose de près 400 places destinées aux « femmes isolées », aux « couples », aux familles composées d’un couple et d’enfants, et aux « familles monoparentales », si l’on reprend la typologie singulière à ce centre. Il est structuré en six « rues[3]» qui se trouvent face au « pôle administratif » ; chacune des « rues » accueille une catégorie d’exilés. En 2018-2019, les exilées hébergées viennent majoritairement d’Albanie, d’Afghanistan, du Soudan, de l’Érythrée et de la Somalie. Le CPA est géré par la même association. Ses locaux sont situés au nord-est de Paris. Les salariés (principalement les ASE et des agents de sécurité) se trouvent au rez-de-chaussée du centre aux côtés des exilés. Une ASE m’explique : « Les hommes seuls, c’est à gauche, les femmes seules, les couples, les familles et les mineurs, c’est à droite ». Cette séparation spatiale du centre est justifiée par un traitement différencié : tandis que les hommes (à la discrétion d’un certain nombre de critères) sont hébergés pendant dix jours au centre d’hébergement situé à quelques mètres ; pour les femmes et familles, le CPA fait office de centre d’accueil de jour puisqu’elles ne sont pas hébergées et doivent s’y présenter tous les jours pour renouveler leurs demandes.

L’association mène une politique de recrutement des ASE et des travailleurs sociaux en fonction de leurs compétences linguistiques. Le CHUM et le CPA sont des espaces multilingues, et certains ASE ont un parcours d’exil.

L’ethnographie comme méthode

Le terrain mené au CHUM (pendant deux ans de 2018 à 2019) et au CPA (pendant quatre mois au cours de l’hiver 2018) s’inscrit dans un travail de thèse[4]. Il repose sur deux dispositifs d’enquête : d’une part, des observations quotidiennes et des entretiens informels sont effectués avec des équipes de travailleurs sociaux et des ASE, ainsi qu’auprès des familles et « femmes isolées ». Les échanges sont en français, anglais et arabe[5]. Ils sont retranscrits dans le journal de terrain[6]. D’autre part, le « suivi » de certaines femmes que j’ai rencontrées au CPA avant leur admission au CHUM permet d’analyser leur trajectoire dans les institutions et dans les procédures de demande d’asile. L’approche ethnographique est privilégiée parce qu’il s’agit d’être au plus près des familles pour saisir leurs expériences des dispositifs de l’asile. À chaque rencontre, je me présentais comme une doctorante/étudiante qui travaille sur les dispositifs de l’asile, leur demandant leur accord pour échanger.

Dans cet article, l’ethnographie prend la forme de récits ethnographiques entendus comme « une construction textuelle ordonnée et cohérente » (Voirol, 2013 : 51) élaborée à partir des notes ethnographiques et des photos prises sur le terrain. Ces récits participent à la démonstration tant ils permettent d’entrer dans le quotidien des femmes et familles exilées. Les situations ethnographiques ont été sélectionnées en ce qu’elles sont emblématiques et qu’elles renvoient à des enjeux globaux qui dépassent la particularité de ladite situation.

Si l’article n’évoque que très peu mon implication en tant que chercheure, il importe de relever que ce positionnement m’engage dans l’ethnographie menée. Comme l’indique Michel Agier (2015), la situation ethnographique crée une « relation empathique », une empathie qui se distingue de l’identification à l’autre. Aussi, la langue arabe est pratiquée comme un liant avec les exilés. Cela a certainement favorisé les échanges et a permis de tisser des liens.

Le présent article repose sur deux principales thèses. Dans un premier temps, une typologie reposera sur trois façons dont les familles exilées mobilisent les évènements de vie familiale (par exemple les naissances, la formation d’un couple, une séparation ou autres) : des évènements comme support d’une émancipation face aux procédures d’asile incertaines ; des évènements « transformés » en vulnérabilité pour améliorer les conditions de vie ; et des évènements constitutifs d’un savoir expérientiel commun aux professionnels des centres et aux familles migrantes. Dans un second temps, nous étudierons les impacts des procédures de demande d’asile sur les liens familiaux en révélant que les procédures participent à créer des ruptures dans les trajectoires de vie, notamment à cause des déplacements contraints vécus par les demandeurs d’asile. Dans un dernier temps, nous montrerons que des récits familiaux se lisent, implicitement et sans mots, au travers des réaménagements spatiaux du centre d’hébergement. Ces réaménagements s’opèrent en fonction des évènements et des transformations familiales.

Des transformations familiales à l’épreuve des procédures de demande d’asile

En quoi les évènements de vie familiale ont-ils des effets dans la traversée des procédures de demande d’asile ?

En tant que préambule, il faut préciser que François de Singly (2007) évoque le passage d’une famille « traditionnelle » focalisée sur « la reproduction sociale, la transmission du patrimoine matériel et la perpétuation des lignées » (Martin, 2003 : 21) à une famille « individualiste et relationnelle » qui concourt à « la production des identités dans et par la relation » (Martin, 2003 : 21). Les séparations et recompositions familiales participent, entre autres, à redessiner les contours de la famille contemporaine dont les frontières ne sont pas hermétiques à l’espace social dans lequel elle s’inscrit. Les familles migrantes sont concernées par ces changements structurels. Le contexte d’urgence singulier aux parcours d’exil et de demande d’asile complexifie ce que l’on entend par « famille ». La famille comme institution se trouve bouleversée par de nombreux et successifs changements de lieux d’hébergement. Je propose une typologie qui rendra compte des façons dont les familles demandeuses d’asile traversent des évènements de vie. Comment s’en saisissent-elles au regard des procédures de demande d’asile qu’elles endurent ?

Les évènements de vie familiale dépassent la seule sphère intime et familiale pour être investis par des familles exilées dans leurs démarches, d’où elles émergent comme des sujets, en décalage avec l’assignation administrative de demandeuses d’asile. Ils sont de trois ordres :

D’abord, il s’agit de considérer les évènements de vie familiale comme le support d’une émancipation face aux procédures insécurisantes. Ensuite, il conviendra d’envisager les évènements de vie familiale « transformés » en « vulnérabilité » pour améliorer les conditions de vie, pour faire valoir des droits et pour obtenir des informations. Enfin, les évènements de vie familiale peuvent être constitutifs d’un savoir expérientiel commun aux professionnels des centres d’accueil et aux familles migrantes.

Les évènements de vie familiale comme le support d’une émancipation face aux procédures insécurisantes

En étudiant la situation ethnographique évoquée en introduction, nous allons montrer que l’évènement qui surgit dans la vie d’Amiina, somalienne, est investi comme un élément biographique qui apporte une stabilité quand les démarches d’asile sont vécues comme vectrices d’incertitude. En effet, la jeune exilée, préoccupée par les règlements européens dits Dublin III[7], a conscience des risques d’expulsion vers l’Italie (premier état européen qu’elle a traversé) qui, en vertu de ces règlements, serait chargée d’instruire sa demande de protection. Cette procédure relative au Dublin III l’inscrit dans un entre-deux, c’est-à-dire au seuil dans la mesure où elle peut faire l’objet d’une arrestation à chacune des convocations à la préfecture. Ce seuil est certainement vecteur d’instabilité. Il s’agit d’un espace liminal insécurisant tant Amiina ne peut poursuivre ses démarches de demande de protection en France et qu’elle n’est pas effectivement expulsée en Italie. De plus, Amiina est tout autant fragilisée au sein du CHUM, qui ne peut pas – au-delà des recours juridiques menés par son travailleur social – « casser Dublin » pour reprendre les mots de plusieurs hébergés du CHUM concernés par cette procédure. Amiina a conscience des risques, mais elle m’en parle peu, et se réfère à Dieu pour traverser cette « épreuve » me dit-elle. La grossesse s’inscrit dans ce contexte administratif. Quand la procédure Dublin génère de l’instabilité, la grossesse d’Amiina semble parallèlement introduire une quiétude, telle qu’elle la vit, source de stabilité et de réassurance en termes de processus biographique de se voir devenir mère. Si pour les jeunes hommes seuls en situation irrégulière, les « marqueurs temporels que sont le mariage et les enfants constituent la manière privilégiée de calculer [le retard] » (Le Courant, 2014 : 9), les femmes sont peut-être à l’initiative de projet de maternité pour éviter ce « retard ». Elles promeuvent des transformations familiales.

La grossesse d’Amiina suscite des discussions au sein de l’équipe des ASE. Si le ton de l’humour est adopté par l’un d’eux pour indiquer les mystères de cette grossesse, cela dévoile davantage le fait que cette jeune femme semble avoir échappé – d’une certaine façon – à la surveillance de l’équipe sociale du CHUM. Le nom du père ainsi que l’histoire de cette relation ne sont pas dévoilés par Amiina qui préserve précieusement ces informations. Un premier niveau de secret se profile, lequel n’est pas sans générer des questions, voire de la curiosité. Si le secret « est affaire de circonstances » (Tisseron, 2019 : 7), il se constitue notamment dans le fait que « quelque chose est caché et qu’il est interdit de savoir de quoi il s’agit » (Tisseron, 2019 : 7). Amiina demeure discrète. Inscrite dans l’ordre de l’intime, l’histoire de cette grossesse est préservée de ce que le CHUM, en tant que lieu de vie collectif, oblige à exhiber. Un second niveau de secret peut se dégager dans le fait que les professionnels du CHUM se trouvent dans la confidence de la grossesse : la portion supplémentaire lors d’un repas, accordée à la jeune femme, en toute discrétion, par l’ASE rend compte que le partage de cette confidence de la grossesse est limité à l’équipe socioéducative. Ce secret participe à créer une connivence entre les principaux intéressés. Amiina m’explique qu’elle préfère ne pas dévoiler à d’autres pour que cela ne « fasse pas parler ». Un parallèle assez marquant se dégage entre la famille qui est porteuse de « secrets de famille » (Tisseron, 2019 : 4) et le CHUM qui s’apparente à un cercle au sein duquel Amiina ne partage pas toutes les confidences. La famille autant que le CHUM constituent deux instances qui assurent un contrôle des informations qui circulent et qui participent à produire des normes éducatives autant que des jugements quotidiens de l’asile (Kobelinsky, 2007).

La fin de l’hébergement au sein du CHUM « rue 4 » destiné aux « femmes isolées » signe la fin de sa vie de « célibataire sans enfant » et renvoie paradoxalement aux façons dont Amiina ne peut pas se défaire des procédures de l’asile, ni de son statut de « dubliné » demandeuse d’asile, qu’elle continue de porter. La naissance de l’enfant conduit l’équipe sociale et Amiina à penser un autre hébergement dans lequel elle peut vivre avec son compagnon. Amiina habite désormais dans une ville située au sud de la France. Cet évènement familial implique bien plus que le changement de son lieu d’hébergement en tant que demandeuse d’asile : Amiina devient mère et compagne d’un jeune somalien. Les envies de se marier et de devenir mère qui sont évoquées par Amiina lors de nos premières rencontres s’apparentent à une étape de sa vie dans la construction d’une famille. Parallèlement, ces envies renvoient, sans nul doute, au seuil administratif dans lequel elle se trouve bloquée du fait des règlements européens Dublin. Sa mise en mouvement dans la constitution d’une famille semble en écart avec la situation de blocage dans ses démarches de l’asile.

Amiina quitte ce lieu de vie avec la lourdeur des procédures inscrites dans une longue temporalité de l’attente (Kobelinsky, 2010) mêlée à la projection dans l’avenir dont elle me parle quand elle évoque sa fille. Ces sentiments ambivalents s’observent par l’instabilité des démarches de l’asile face à la construction stable d’un noyau familial. Par exemple, Amiina est très inquiète quant au « transfert » de son dossier administratif auprès de la préfecture des Bouches-du-Rhône (dans le sud de la France) tant elle craint de « tout recommencer à zéro » alors que ce déplacement représente une étape constitutive de sa vie qui participe à son émancipation en tant que femme et future mère à la fois. Ces éléments paradoxaux contribuent peut-être à véhiculer des sentiments d’incertitude. En cela, l’imbrication des évènements familiaux avec les procédures de demande d’asile génère ces sentiments. La juxtaposition des temporalités (Griffiths, 2014) relatives aux procédures de l’asile et celles liées à la construction d’une famille créent des sentiments ambivalents. Ainsi, la superposition du statut de demandeuse d’asile et celui de mère de famille s’entrechoquent, au point où ces mobilités à différents niveaux révèlent une expérience de l’instabilité.

Les évènements de vie familiale « transformés » en « vulnérabilité » pour obtenir des informations et améliorer les conditions de vie

Les familles exilées apparaissent comme des sujets qui comprennent les règles régissant les admissions en centres d’hébergement pour migrants. Dans un contexte de l’urgence, elles donnent à voir leurs difficultés comme une vulnérabilité pour obtenir des informations vitales (Doyen, 2022), pour améliorer leurs conditions de vie et pour faire valoir leurs droits. Des évènements de vie peuvent être mobilisés dans ce cadre. La présentation de soi (Goffman, 1956) en tant que familles migrantes s’inscriraient dans une tactique (de Certeau, 1990) pour se montrer résistantes tant elles luttent pour leurs droits. Le récit ethnographique d’un père de famille participera à cette démonstration.

Un homme seul entre au CPA. Il sollicite l’aide de l’ASE qui assure l’accueil. Il a été admis quelques jours plus tôt accompagné de sa famille. Cette dernière a été « orientée », pour reprendre le terme employé par l’ASE, vers un « hôtel » en urgence, et elle débute les démarches de demande d’asile. Il est afghan. Il se débrouille en anglais et appuie ses mots par des gestes pour expliquer à l’ASE qu’ils ne peuvent pas cuisiner à l’hôtel, parce qu’il n’est pas équipé du matériel nécessaire. Il semble désemparé et tente de sensibiliser son interlocutrice au fait qu’il est difficile pour l’ensemble de la famille de se nourrir. Il voudrait savoir comment subvenir aux besoins alimentaires de sa famille. L’ASE sort d’un dossier des plans imprimés avec la liste des associations qui proposent des colis alimentaires. Elle explique la nécessité de s’y rendre, parce que « nous on peut rien faire », dit-elle en français. Le père de famille a rebroussé le chemin à la recherche d’un lieu inscrit sur la liste, où il peut se procurer des denrées alimentaires. « Je vois dans le regard de cet homme une grande déception. Il se dirige vers la porte et la pousse, liste des adresses d’autres associations en main ». (Extrait de journal de terrain, hiver 2018).

Cet homme se présente au CPA qui est un lieu et une adresse devenus familiers. Sa quête de denrées alimentaires débute au CPA et se poursuit vers d’autres associations. Ces chemins d’une structure à l’autre s’inscrivent dans une quête urgente, vitale et nécessaire. Ce père de famille ne peut rester sans solution. Il se mobilise par son engagement physique dans la mesure où il chemine en tentant de récupérer des informations. Cette endurance constitue une condition pour obtenir des informations, et dans un autre registre, elle semble indispensable pour faire valoir ses droits. Des travaux sur la parentalité (Fogel, 2019) ainsi que sur la conjugalité (Odasso, 2019) permettent de comprendre la parenté en migration en montrant l’imbrication des liens de famille avec les dispositifs juridiques. L’ouvrage collectif Faire et défaire les liens familiaux. Usages et pratiques du droit en contexte migratoire (2020) pense une double dialectique : celle des façons dont le droit participe à dessiner le contour des liens familiaux et celle des façons dont les « individus se saisissent du droit pour “faire famille” » (Fillod-Chabeaud et Odasso, 2020 : 9). Ici, l’endurance participe à « faire famille », à réaffirmer des liens, à les consolider autant que les épreuves de cette quête les fragilisent. Cette pratique de la quête d’informations par l’endurance a clairement un impact dans la sphère familiale. De plus, cet exilé soutient – par ses émotions et son endurance – sa demande. Il renvoie à son interlocutrice une grande fragilité tout en montrant qu’il est prêt à poursuivre sa quête vers d’autres structures associatives.

Cet homme semble avoir été mandaté par sa famille pour qu’il réponde à un besoin fondamental, à une difficulté. Il n’incarne a priori pas la figure de l’exilé vulnérable. En effet, les études (Loison et Perrier, 2019 ; Marpsat, 1999) qui traitent de l’hébergement des femmes sans domicile expliquent en quoi l’accompagnement institutionnel – au sein de centres d’hébergement – est genrée : « La présence d’enfants aux côtés des personnes […] est aussi corrélée aux meilleures conditions d’hébergement et de prise en charge pour les femmes que pour les hommes » (Loison et Perrier, 2019 : 20). Les auteures croisent la variable du genre et celle de la présence des enfants pour démontrer que les femmes sont moins exposées à la survie à la rue du fait de leurs responsabilités parentales, attribuées aux mères, qui « [constituent] une forme de protection pour les femmes sans domicile » (Loison et Perrier, 2019 : 21). Comme le précise Maryse Marpsta (1999), « le statut de mère fonctionne comme un “bénéfice” secondaire à la situation de dominée ». Le genre imbriqué à la parenté apparaît comme un « facteur de vulnérabilité » (dans Loison et Perrier, 2019 : 7) qui justifierait l’accès à un centre d’hébergement. Pour autant, l’exilé, dans le récit en exergue de cette partie, parvient à mobiliser son interlocutrice en tant que père de famille. Il se présente et se considère comme étant le « responsable de sa famille » en ce qu’il lui incombe de répondre aux besoins. Le facteur de vulnérabilité fait écho aux liens de filiation (parents et enfants) qui sont au cœur de son discours. Il met ainsi en avant un argument qui rassemble toute la famille et sensibilise davantage. Sa place dans la famille est au service de son engagement pour obtenir des informations et pour améliorer les conditions de vie. Il incarne peut-être également la figure du « héros » en ce qu’il tente de venir au secours de sa famille. En cela, les exilés peuvent renvoyer à leurs interlocuteurs deux dimensions qui seraient, a priori, antinomiques : la présentation de soi, soit celle de leur famille en se positionnant comme responsable d’elle et la présentation des difficultés en termes de vulnérabilité qui ont un effet sur tous les membres de la famille. Des évènements de la vie sont mis en mots par les familles exilées.

Les évènements de vie familiale constitutifs d’un savoir expérientiel commun aux professionnels des centres d’accueil et aux familles exilées

Le savoir expérientiel est défini comme « une vérité apprise par l’expérience personnelle d’un phénomène plutôt qu’une vérité acquise par raisonnement discursif, observation ou réflexions sur des informations fournies par d’autres » (Borkman, 1976 dans Gardien, 2017 : 32). Les professionnels des centres d’accueil et d’hébergement partagent quelques caractéristiques avec les familles exilées. En plus du fait que les premiers et les secondes pratiquent les mêmes langues, les premiers ont pour quelques-uns une expérience exilique. Le récit ethnographique qui est proposé rapporte un échange en arabe entre un couple soudanais et un ASE, qui a également un parcours d’exil.

Le jeune couple est au seuil du CPA. Il est dépourvu d’hébergement, et ne sait pas que faire. Il demande de l’aide à l’ASE. Celui-ci tient un discours qui se veut motivant face à la situation de détresse traversée par le couple, à la rue et dont les démarches de demande d’asile semblent figées à cause de la procédure dite Dublin III. Il leur dit : « moi aussi, avec ma femme, j’étais dehors, on dormait à la rue, elle était enceinte, courage, il ne faut pas lâcher ! ». En face, les deux sont à l’écoute. L’ASE poursuit en désignant, au loin, une femme irakienne assise, qui est aveugle et qui a été séparée de ses enfants (majeurs) au moment de l’admission au centre d’accueil. L’ASE dit : « regarde elle, elle aussi, elle est là, et y’a rien pour elle, et elle est toute seule, aveugle ». Le couple ne réagit pas. L’échange se conclut par des sourires figés avant les salutations. (Extrait de journal de terrain, CPA, hiver 2018).

Les épreuves traversées ne sont pas uniquement des épreuves de l’asile (d’Halluin-Mabillot, 2012), mais bien des épreuves familiales, suggérant ainsi de mobiliser le levier de la « vulnérabilité familiale ».

Deux dimensions sont à relever. D’une part, la vulnérabilité de ce jeune couple se lit au travers de l’histoire de l’ASE. Ce dernier porte un discours en tant que professionnel, mais surtout comme un sujet qui a traversé des épreuves liées à l’exil. Il partage son expérience en montrant que les difficultés sont à considérer telle une épreuve de la vie. Si, dans cette situation, le professionnel ne mobilise pas le levier religieux, il est fréquent d’entendre des ASE appuyer leur propos sur des récits religieux (notamment inscrits en Islam) en abordant les épreuves comme étant celles de Dieu. Dans cette perspective, les difficultés sont surmontées avec l’aide de Dieu. De plus, l’ASE porte ce discours à double titre en indiquant ce qu’il a traversé avec sa femme, éprouvant le couple et ce qu’il est devenu, à savoir un salarié au sein d’une association. Son statut social – qui n’en reste pas moins précaire – lui permet d’asseoir son discours.

D’autre part, un parallèle peut se lire entre des étapes dans la constitution d’une famille, et celles des démarches de l’asile. En effet, les conseils prodigués par l’ASE visent davantage à penser les difficultés liées à la demande d’asile – la grande précarité en raison du statut administratif (celui de la procédure Dublin), à partir des épreuves familiales, tant les deux s’entremêlent. En ce sens, les difficultés (« moi aussi, avec ma femme […] on dormait à la rue, elle était enceinte ») sont mises en exergue, et elles sont peut-être moins imputées à la dimension strictement administrative. Il en est de même concernant la femme exilée, seule et aveugle : l’accent est mis sur la séparation d’une famille bien plus que sur les circonstances liées au traitement différencié des hommes (majeurs) et des femmes au sein du CPA. Autrement dit, les évènements du parcours sont investis comme un savoir expérientiel, un socle pour envisager les épreuves (une grande précarité, une séparation) en tant qu’évènements du processus familial, bien plus que des évènements de la procédure d’asile : les deux dimensions sont imbriquées.

En conclusion de cette partie, nous comprenons que les évènements de vie familiale peuvent être le support d’une émancipation tant le statut de femme et de mère conforte le processus biographique malgré des démarches de l’asile très éprouvantes et incertaines. Ces évènements de vie peuvent aussi être mobilisés tels des des éléments de vulnérabilité afin d’obtenir des informations sur les procédures ou encore sur les conditions matérielles d’accueil. Enfin, ces mêmes évènements de vie prennent la forme d’un savoir expérientiel, au bénéfice des professionnels des centres d’accueil qui partagent de nombreuses caractéristiques sociales et linguistiques avec les familles exilées.

Des procédures d’asile qui rompent les liens

Comment les procédures de demande d’asile redessinent-elles les contours des liens familiaux des exilées ?

L’engagement des familles dans ces procédures suppose de nombreux déplacements gérés par l’OFII dans le cadre du DNA. Il s’agit d’un dispositif qui supervise l’attribution des places d’hébergement destinées aux demandeurs d’asile au sein de centres d’accueil pour demandeurs d’asile. S’il importe de préciser que de nombreux demandeurs d’asile (près de la moitié[8]) n’ont aucune « solution d’hébergement », les parcours des familles qui bénéficient de ces conditions matérielles d’accueil sont marqués par des ruptures causées par des « transferts » d’un établissement à l’autre dans le contexte de dispositifs d’urgence se pérennisant. Des familles connaissent des ruptures, quelques fois brutales, lors des passages vers d’autres lieux. Ces passages se caractérisent par une situation d’entre-deux, telle une situation liminale (Van Gennep, 1909), vectrice d’une grande incertitude. Si Amiina partage sa joie de vivre auprès de sa famille dans le sud de la France à la suite d’une attribution d’un hébergement via le DNA, elle dit également sa crainte de quitter la région parisienne, sans savoir où elle ira. Ces passages d’un centre à l’autre mettent en évidence des séparations, quelques fois difficiles, du fait des liens tissés entre exilées.

Un téléphone portable volé, des liens de famille rompus

Au CPA. Janvier 2018. Un jeune afghan m’accoste pour me raconter, comme il l’a expliqué à d’autres, que son téléphone portable a été volé aux portes du centre. De nombreuses photos de sa mère, restée en Afghanistan, se trouvaient dans son portable. Tout en me parlant, il sollicite un ASE pour partager cette information. L’ASE, qui continue de marcher, traversant le centre, lui dit, souriant, « c’est bon, ça, c’est du passé ! ». Le jeune afghan répond en souriant. (Extrait de journal de terrain, CPA, hiver 2018).

Cette situation ethnographique fait écho aux conditions de survie des exilés présents Porte de la Chapelle dans un contexte de violences, notamment policières, inouïes (Gisti, 2017). Les conditions de non-accueil des exilés qui atteignent l’intégrité physique fragilisent les liens, si précieux et si difficiles à maintenir pendant l’exil.

Cette situation ethnographique nous permet, d’une part, de palper la douleur de ce jeune homme d’avoir perdu les images de sa mère qui est loin de lui. D’autre part, elle donne à saisir les façons dont les exilés envisagent de préserver les liens familiaux grâce au téléphone portable, et plus encore à travers les souvenirs qui traversent des photos. Le vol de son téléphone contribue à revivre, voire à répéter, de manière intense, l’épreuve de l’exil. Ses photos, volées, constituent peut-être bien plus que des souvenirs, elles s’inscrivent dans la façon dont ce jeune exilé tente de préserver les liens familiaux. Cette reconfiguration des liens advient par des photos lui étant chères, et pas uniquement par des réseaux et contacts téléphoniques (Dominescu, 2016). Dans le contexte italien, l’article de Liza Schuster (2005) démontre bien que l’insécurité vécue par les étrangers rend difficiles, si ce n’est impossibles, la construction et le maintien de « the kind of family and social networks that are essential to human thriving. This applies both to networks ‘at home’ and in the host society » (Schuster, 2005 : 771). Les travaux de Stefan Le Courant (2014) évoquent également les échanges entre des étrangers en situation irrégulière et leur famille qui peuvent se réduire à mesure que la situation administrative s’englue. Les exilés en situation administrative incertaine vivent les liens familiaux et amicaux qui peuvent être distendus, et difficiles à tisser. Le vol d’un téléphone portable rend compte de la fragilité des liens et des difficultés à les maintenir. Les conditions de survie accentuent ces difficultés. Fragilisés aux seuils des procédures d’asile qui imposent d’être suspendus à un fil, les exilés endurent quotidiennement l’incertitude. Cette incertitude empêche ou du moins affaiblit les liens familiaux.

La politique de sélection des exilés opérée par le CPA s’inscrit dans la dynamique des politiques migratoires restrictives. À titre d’exemple, seules les familles exilées originaires d’un pays dit « non sûr » (au regard de la liste de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides – OFPRA) sont « prises en charge » par le CPA et le CHUM. Ces politiques de sélection peuvent tendre à disloquer des familles.

Reprenons la situation de la famille irakienne composée d’une femme âgée et de ses deux fils majeurs qui se présentent au CPA. La mère de famille est invitée à s’installer dans l’espace destiné aux « femmes, familles, mineurs » tandis que les deux fils sont « orientés » vers l’espace destiné aux « hommes seuls ». Ces derniers insistent pour être auprès de leur mère qui est non voyante et tentent de négocier en appuyant sur sa vulnérabilité. De plus, ils évoquent le fait qu’ils ont traversé les épreuves du parcours d’exil ensemble et ne peuvent pas être séparés. Par ailleurs, les fils parlent anglais et assurent toutes les traductions. Face à ce discours, les responsables de l’association rappellent les règles qui régissent le CPA et qui s’inscrivent dans la politique de l’OFII du DNA. (Extrait de journal de terrain, CPA, hiver 2018)

Une frontière, invisible certes, semble séparer la mère de ses fils : une frontière construite par ces politiques qui agissent concrètement sur les liens de famille tant la mère est séparée de ses fils. Elle est « orientée » vers un hébergement pour « femmes isolées et familles » tandis que les deux enfants sont « orientés » vers des structures dédiées aux « hommes seuls ». Au travers de ces règles, une définition se dessine, d’une part, de ce qui est entendu par « faire famille » dans la mesure où peu de valeur est accordée à certaines caractéristiques – en l’occurrence celle des enfants majeurs. Ainsi, la définition de « faire famille » semble restrictive et située. Elle renvoie à la primauté donnée aux liens et aux responsabilités des parents vis-à-vis de leurs enfants mineurs, plus qu’à ceux des enfants majeurs assistant leurs parents en exil. Qu’est-ce qu’être un enfant dans une famille en exil ? Y aurait-il une limite d’âge ? En outre, les politiques de l’asile en matière d’accueil des exilés croisent des politiques familiales, tant les premières participent à définir les secondes. Les premières éprouvent les liens de famille.

Quitter le CHUM : une épreuve dans le parcours des familles exilées ?

L’attribution d’hébergements dans le cadre du DNA contraint les familles exilées aux déplacements tout au long des procédures de demande d’asile, à l’image de ce qui se passe dans d’autres états européens[9]. Ces déplacements empêchent clairement l’ancrage territorial. Quitter le CHUM est vécu par les familles comme une expérience qui soulève des sentiments pouvant être contradictoires : à la fois la peine de partir du CHUM où elles ont des repères qui se sont construits au fil des mois, notamment pour les enfants qui sont scolarisés au sein de l’école présente dans le centre, et la volonté de vivre dans de meilleures conditions que celles proposées par ce centre qui impose des sanitaires communs et qui interdit la préparation de repas. Nous nous intéressons aux expériences qui naissent de ces « transferts », terme utilisé par les professionnels du centre pour désigner ces déplacements contraints vers d’autres structures d’hébergement. Les travailleurs sociaux préviennent les familles de la décision d’un « transfert » vers un autre centre (ou un autre dispositif d’hébergement) la veille du départ. Ils sont eux-mêmes informés dans des délais très courts. Les déplacements s’inscrivent dans une temporalité de l’urgence qui introduit une rupture temporelle (Griffiths, 2014). Le temps frénétique de ces déplacements, « as a dehumanising spatial churn », induit une grande instabilité dans le parcours familial et migratoire (Griffiths, 2014 : 9).

Les familles ou « femmes isolées » qui sont hébergées au CHUM peuvent faire preuve de résistance à l’idée d’être « transférées ». Les travailleurs sociaux déploient des arguments qui visent à relever l’ensemble des conditions précaires de cet hébergement d’urgence : « mais tu dois sortir de ta chambre pour aller prendre la douche», explique un travailleur social, ou encore « tu peux pas manger quand tu veux », tandis qu’un autre dit à une exilée : « c’est pas bien ici !» Les départs du CHUM peuvent être compliqués et douloureux, et ce, d’autant plus quand les familles et les femmes y sont depuis plusieurs mois. La « sortie du CHUM est difficile» pour reprendre les mots de la coordinatrice qui s’assure du fonctionnement de l’équipe des travailleurs sociaux. Elles ont tissé des liens avec d’autres, ont pris des habitudes, et s’accommodent comme un acte de résistance, de conditions de vie qu’elles jugent comme étant très difficiles au départ. Le récit ethnographique qui suit rend compte de ces douloureux départs.

Je suis près de l’entrée du CHUM ce jour de départ de deux sœurs et de leurs nourrissons, qui étaient présents depuis l’ouverture du centre. Elles seront déposées à la gare de Lyon pour aller à Avignon (sud de la France) ; et ce jour, une autre famille est également transférée vers un autre centre d’hébergement. Une travailleuse sociale et un auxiliaire socioéducatif se chargent de les accompagner dans les gares parisiennes respectives. Deux autres travailleurs sociaux se joignent à nous, près de l’entrée. Il y a près d’une dizaine de personnes. Des mères du CHUM viennent saluer le départ de la famille. Une femme me dit : « tout le temps y’en a une qui part », en utilisant le verbe arabe roh [يرح] qui signifie « quitter, être passé par et partir ». Certaines d’entre elles pleurent quand elles s’entrelacent. Elles me disent les unes après les autres en arabe : « on se recroisera autour d’un grand bien si Dieu le veut ». (Extrait de journal de terrain, CHUM, mars 2019)

Ce départ constitue un évènement dans la vie du CHUM tant il concerne évidemment la famille et les deux sœurs, mais également une partie de l’équipe et les autres hébergées. Ce départ concrétise à la fois le passage vers un autre lieu d’hébergement et la continuité des démarches de l’asile, voire leur rapidité, comme le suggèrent des travailleurs sociaux qui vantent le fait que d’autres préfectures – en dehors de celles de la région parisienne – sont moins surchargées : « ça va plus vite là-bas ! », affirme une travailleuse sociale. Cette travailleuse sociale assure la permanence d’accueil qui a lieu tous les matins.

Une femme entre dans le bureau. La veille, elle a appris de la travailleuse sociale qu’un « transfert de l’OFII » est prévu. Elle veut en discuter. L’échange se fait en arabe.

L’hébergée demande : « on (elle, son mari et leur fille) est obligés ? » 

La travailleuse sociale : « Oui, t’as signé c’est l’OFII. »

L’hébergée : « je sais pas lire moi, moi, j’aime bien ici, je suis obligée de partir. C’est eux qui décident, Dieu est grand » [elle verse quelques larmes]. La travailleuse sociale la rassure. Elle lui indique le nom de la ville où se trouve le centre. Elles cherchent ensemble sur google maps. Quand la jeune femme exilée quitte le bureau, la travailleuse sociale me raconte que cela fait quelques mois que la famille est au CHUM : « ici, elle fait confiance, elle me dit souvent qu’elle n’a pas eu d’éducation ». La travailleuse sociale s’étonne de l’émotion de la jeune femme, elle ne s’y attendait pas. (Extrait de journal de terrain, CHUM, décembre 2018)

Les déplacements empêchent l’ancrage territorial. Le CHUM semble être un lieu dans lequel les familles tissent des liens avec d’autres exilées. Ces familles sont traversées par l’envie de quitter le centre et les vives émotions au moment des départs. Des liens d’attachement participent à créer une stabilité quand les dispositifs de l’asile produisent de l’instabilité.

Si la question des rapports de pouvoir n’a pas été posée, il n’en demeure pas moins qu’elle est constitutive de ces liens tant le quotidien est l’espace où se logent ces rapports entre familles migrantes et vis-à-vis des professionnels du centre. À titre d’exemple, lors d’un déjeuner, une mère de famille hébergée entre dans la « yourte » des « femmes isolées » pour les saluer. Puis, en sortant, souriante, elle obstrue son nez en disant « single women ! ». Ce geste semble le signe d’un stigmate qui est imputé à ces « femmes isolées » seules. Pourtant, si ces femmes sont catégorisées comme telles par l’institution, elles sont pour quelques-unes d’entre elles, mère d’enfants restés au pays. Ainsi, en fonction du statut matrimonial des exilées, des rapports sociaux différenciés se dégagent. Si les logiques d’assistance et de contrôle sont observables à l’échelle des pratiques professionnelles, elles apparaissent dans les interactions entre exilées.

En somme,

« there were desperate people among the interviewees [labour migrants, both skilled and unskilled; people who had come to join their partners or other family members; asylum seekers and refugees] who found it impossible to conceive of a future, much less make plans, and who felt themselves to be powerless, trapped and unable to move out of Italy or out of “illegality”. The numbers of such people are growing and are having children, thus creating a second generation without security of status, forced to move and keep moving » (Schuster, 2005 : 772).

Ces mots mettent en lumière l’expérience des familles hébergées pour qui les procédures de l’asile imposent des trajectoires discontinues et en cela, insécurisantes.

Des récits familiaux à travers les reconfigurations spatiales du CHUM

Comment les centres d’hébergement pour familles migrantes s’adaptent-ils aux reconfigurations familiales ?

Des récits familiaux se lisent quand on pose un regard sur les réorganisations spatiales au sein du centre d’hébergement. Ces récits, loin d’être linéaires, mettent en exergue le caractère non homogène de la famille. Ils interrogent les enjeux relatifs à la « place » à prendre – au sens propre et au sens figuré, laquelle se joue différemment pour les parents et les enfants en situation d’exil. Les récits familiaux, à l’image des récits de vie, constituent ici un outil de recherche intéressant. En effet, « les formes narratives permettent aussi bien d’éclairer les échelles micro que macrosociales et accompagnent l’émergence du sujet » (Etienne, 2021 : 49). À l’appui d’un récit ethnographique intitulé « chambre, homme isolé, cœur brisé » au CHUM, nous verrons que les réorganisations spatiales font écho aux trajectoires familiales.

Je demande à une travailleuse sociale des nouvelles au sujet d’une hébergée. Elle me répond : « elle va très bien depuis qu’elle a choisi de se séparer de son conjoint ». Elle appuie sur le fait qu’il s’agit d’un choix et de « son choix ». « C’est elle qui voulait », précise-t-elle. « Elle garde sa chambre dans la “rue 3’’ avec ses deux enfants » et, son ex-conjoint, lui, est dans la « rue 5, y’a une chambre, homme isolé, cœur brisé[10] », dit-elle avec le sourire. La travailleuse sociale ajoute « heureusement, y’a cette chambre, elle dépanne bien, c’est nécessaire. » (Extrait de journal de terrain, entretien informel, CHUM, mars 2019)

Alors qu’à l’ouverture du CHUM, l’équipe des travailleurs sociaux disposait de bureaux dans le « pôle administratif », au fil des mois, l’équipe s’est déplacée dans les « rues » de sorte qu’un bureau (dans chacune des six « rues » qui font face au « pôle administratif ») soit dédié au binôme formé par un travailleur social et un ASE. Les équipes de coordination et de direction demeurent au sein du « pôle administratif ». Les travailleurs sociaux et ASE passent l’entièreté de leur journée de travail auprès des familles migrantes. Par exemple, les familles peuvent se présenter au bureau de leur travailleur social, sans prévenir, juste pour saluer ou encore pour discuter. Une mère de nationalité somalienne qui attendait dans le « pôle administratif » et qui observait le trombinoscope des professionnels du CHUM, me dit « y’a pas beaucoup de Français qui travaillent ici ». Je lui demande de préciser ses propos, et elle ajoute en souriant : « y’a pas beaucoup de blancs ». (CHUM, entretien informel, printemps 2019)

Ces deux récits ethnographiques rendent compte des déplacements intra-CHUM opérés d’abord par le père de famille séparée de sa femme, et ensuite, par l’équipe sociale. Bien que ces observations soient centrées sur le CHUM, elles peuvent être lues dans d’autres centres d’hébergement pour migrants. L’intérêt est posé ici sur les configurations spatiales de ces centres.

Nous pouvons y lire des enjeux de visibilité et d’invisibilité dans la mesure où le père de famille séparé ne souhaite pas ébruiter cette séparation. La discrétion autour de cet évènement de la vie familiale est également portée par la travailleuse sociale et la mère, principale concernée. Néanmoins, ce processus de la vie familiale est rendu visible par les aménagements adoptés. Cet aménagement d’une chambre destinée aux « hommes seuls » dans un centre qui n’accueille que les familles et les « femmes isolées » interroge la fonction d’un tel dispositif. Au-delà de l’accueil de cet homme, l’existence de cette « chambre » semble un signal émis par l’ensemble de la direction et des équipes pour accompagner les décisions prises par les femmes exilées. Si la discrétion est requise quand il s’agit de séparation, les aménagements spatiaux donnent une visibilité à ces changements et confortent une politique familiale qui vise à accompagner les femmes en cours de séparation. Dans le second récit ethnographique, le discours de la femme exilée (« y’a pas beaucoup de blancs ») pointe subtilement l’invisibilité des travailleurs sociaux et des ASE dans les « rues » du CHUM où les exilés sont hébergés. Les professionnels (notamment les ASE) sont ainsi identifiés au regard de leur expérience exilique.

De plus, il semblerait qu’un processus d’identification puisse se lire dans les deux récits ethnographiques : d’abord, l’éducatrice spécialisée vis-à-vis de cette femme qui « fait son choix » de se séparer, insiste-t-elle ; ensuite, dans l’observation et l’analyse du trombinoscope par l’exilée. Ce processus d’identification ne peut être analysé qu’en mettant en évidence la distinction, observable par la prise de distance, des ASE qui ne veulent pas forcément et systématiquement être assignés à leur expérience migratoire.

Les enjeux de visibilité et d’invisibilité ainsi que d’identification et de distinction sont au cœur de la construction des récits familiaux. Cela renvoie aux travaux portant sur les enjeux de « place » de chacun des membres d’une famille : « prendre sa place » tout en « gardant sa place » que nous observons ici à l’échelle des aménagements spatiaux dans un centre d’hébergement. Des travaux inscrits dans la sociologie de la famille questionnent la famille comme « espace de coprésence » (de Singly et Ramos, 2010). Si cette étude ne concerne pas directement les familles en exil, elle n’en demeure pas moins intéressante pour saisir les enjeux qui se cristallisent pour des membres d’une famille, autour du fait de « rester à sa place » tout en « [prenant] sa place » (de Singly et Ramos, 2010 : 17). La place de chacun des membres d’une famille, aussi fragile peut-elle être, dévoilera des positionnements différenciés. Elle éprouve les subjectivités. Les places s’inscrivent à l’échelle de l’unité familiale et du centre d’hébergement collectif, lequel est pris dans des logiques ambivalentes de contrôle et d’assistance.

Les récits des familles migrantes nous permettent de saisir les silences autour d’un changement familial, d’une grossesse ou d’une séparation autant que les parcours professionnels et migratoires des ASE qui s’enchevêtrent. Ces récits dévoilent en quoi les expériences exiliques sont traversées par un ensemble d’enjeux hétéroclites et complexes, loin d’être uniformes. Les microdéplacements des unes (familles migrantes) et des autres (équipes sociales) sont intimement mêlés aux parcours migratoires.

Conclusion

Au sein du centre d’hébergement, les naissances constituent un évènement, des couples se font comme ils peuvent se défaire, des liens entre familles migrantes et professionnels du social se tissent tout au long des procédures de demande d’asile. L’institution « famille » semble se refléter dans l’institution du CHUM, ce qui suppose des obligations réciproques et des marges de manœuvre. Des évènements de vie s’inscrivent comme des « facteurs de vulnérabilité », mobilisables dans le cadre des procédures de demande d’asile, notamment pour faire valoir un hébergement. Parallèlement, les procédures produisent des ruptures tant les familles migrantes sont contraintes au déplacement. Les parcours de ces familles marqués par des discontinuités donnent aussi à voir des pratiques de résistance qui visent à construire un environnement stable, quand les procédures sont vectrices d’incertitude.

Au-delà de cette ethnographie située dans un centre d’hébergement de la région parisienne, l’article démontre que les temporalités des procédures de demande l’asile et celles des changements familiaux s’entrechoquent jusqu’à générer des situations de grande instabilité pour les exilés. Plus encore, la superposition des statuts (celui de demandeuse d’asile, de femme et de mère de famille) induit des sentiments d’ambivalence dans le quotidien de ces femmes hébergées en centre. Les familles éprouvent une double incertitude. 

En définitive, aborder les questionnements liés à l’exil au travers des enjeux liés aux processus familiaux permet de considérer les exilées comme des sujets qui à différentes échelles, et notamment à l’échelle familiale, se mobilisent et résistent, étant éloignés de la figure passive. Au travers des évènements familiaux, les exilées apparaissent par-delà leur statut de demandeuse d’asile bien que les procédures soient envahissantes. Ce prisme nous donne à comprendre en creux, ce qui « se joue » en matière de processus familiaux pour les familles hébergées dans un centre d’hébergement. Poursuivre cette réflexion à partir d’autres centres d’hébergement, dans d’autres états, permettrait de cerner ces expériences d’une double incertitude, laquelle n’est pas uniquement véhiculée par les procédures de l’asile.